« Nous croyons que tous les hommes étant égaux et frères,
ils ont tous un droit égal et imprescriptible au développement
de leurs facultés physiques, morales et intellectuelles.« 
Association fraternelle des instituteurs,
institutrices et professeurs socialistes (1849)

Histoire/socialisme et éducation (1830-1914)

Le XIXe siècle est traversé par deux mouvements d’une importance capitale pour l’Institut de Recherches de la FSU : le développement de formes multiples d’éducation et de scolarisation et le développement du mouvement ouvrier et socialiste. C’est précisément à interroger les conceptions proprement socialistes de l’éducation que nous aimerions consacrer ce chantier.

La Troisième République constitue à l’évidence un moment capital dans l’histoire de l’éducation. Les grandes lois de 1880-1882 représentent un événement majeur pour l’école Républicaine. Ce « temps Jules Ferry », pour reprendre l’expression de Françoise Mayeur, symbolise un temps inaugural souvent célébré et perçu comme l’acte fondateur d’une histoire dont nous serions encore aujourd’hui les héritiers. Il marque aussi le temps d’une volonté politique et la détermination d’une action gouvernementale, jamais démenties depuis, à prendre en charge et organiser l’essentiel de l’action éducative. L’éducation est affaire d’Etat. Et si aucun historien n’ignore que l’éducation ne commence pas avec ces lois, on s’accorde le plus souvent à faire de cette période un « temps fondateur »1.

Toutefois, la vivacité d’une demande sociale d’éducation a largement précédé les lois de la Troisième République comme elle a précédé celles de Guizot (1833)2. Le XIXe siècle a vu naître en effet de nombreuses institutions scolaires et éducatives qui ne doivent pas leur développement aux seules actions et volontés de l’Etat républicain. La nécessité du développement d’une éducation largement diffusée s’affirme à travers les initiatives d’organisations très diverses.
Dans ce foisonnement, le mouvement ouvrier et socialiste naissant prend toute sa part. Très tôt en effet, il élabore, innove et expérimente3. La volonté d’émancipation fait apparaître l’éducation comme une richesse qu’il est nécessaire d’acquérir et de produire ; une volonté et un désir d’éducation suffisamment manifestes pour que l’on ait pu les présenter comme des éléments constitutifs du prolétariat4. Plus généralement, l’éducation devient une des dimensions de la question sociale. Les auteurs ayant développé des conceptions, propositions ou expérimentations en matière d’éducation ne manquent pas. En premier lieu, « les grands socialistes »5 de Saint-Simon à Jaurès, en passant par Etienne Cabet, Charles Fourier, Victor Considérant, Joseph Proudhon, Auguste Blanqui ou encore Paul Robin, pour ne prendre que les auteurs les plus communément cités. Ils témoignent d’attentions soutenues et permanentes qui seront parfois à l’origine de mises en pratique, certes souvent limitées mais réelles. C’est le cas de la communauté de Pierre Leroux à Boussac comme de l’orphelinat de Cempuis (Oise) de Paul Robin, du phalanstère fouriériste de Cîteaux ou des communautés icariennes de Cabet aux Etats-Unis (Texas et Illinois), pour ne reprendre, ici encore, que les exemples les plus souvent signalés.

Mais si, pour une part, le mouvement socialiste accompagne un élan plus général, ses interrogations comme ses modes d’intervention renvoient à des problématiques qui lui sont en grande partie spécifiques. Il s’agit avant tout autre chose, et pour le dire d’une manière aussi générale que possible, de concevoir une éducation émancipatrice en lien avec les transformations radicales de la société à venir.

Au-delà de leurs spécificités, et leurs contradictions éventuelles, les penseurs socialistes de l’éducation partagent une conscience commune des difficultés propres à l’éducation en régime capitaliste. Il apparaît en effet qu’ils poursuivent un but commun et qu’ils s’attaquent à un obstacle commun. Le but est l’émancipation. L’obstacle est la division du travail. Avant même que Marx formule une véritable sociologie de la connaissance, les auteurs socialistes considèrent d’emblée l’éducation comme devant contrecarrer des destinées sociales d’autant plus aliénantes que les processus de division du travail sont développés. C’est tout le sens des thèmes d’ »éducation complète » ou d’ »éducation intégrale » qui seront largement développés. Car l’éducation, les savoirs et les connaissances en général ont un statut tout à fait particulier dans l’ordre capitaliste. Le processus de division du travail dépossède les travailleurs de leurs savoirs de métiers et les réduit, au rythme du développement du machinisme, à des auxiliaires, des « automates » du capital. Le capitalisme se caractérise donc, dans l’ordre de la connaissance et de l’éducation, par un mouvement de segmentation, de privatisation et d’accaparement des intelligences au service du capital. Pour reprendre les termes de Marx, l’intelligence est du côté du capital6.

L’ambition de ce chantier est donc de comprendre d’une manière un peu systématique comment, au sein du mouvement socialiste, ces conceptions (ou réalisations) de l’éducation s’articulent à la volonté de transformer la société. Autrement dit, il s’agirait de comprendre quelle forme prend une éducation quand elle entend contrarier les formes d’une économie capitaliste et d’une société de classes. Plus pratiquement : Quels sont ou doivent être les contenus enseignés ? Quelles sont les méthodes d’enseignement les plus appropriées pour développer l’ensemble des facultés humaines ? Quelle place est accordée à la mixité et à la laïcité ? Quelle place accorder au travail si on lui reconnait une valeur historique d’avènement de l’humanité ? Quels sont les acteurs devant concevoir et organiser les lieux d’éducation ? Quelles relations doivent s’établir entre les enseignants et les enseignés ? Faut-il constituer un corps spécifique d’enseignants ? Quels buts sont assignés aux divers niveaux d’enseignement ? Comment s’élaborent les droits à l’éducation ? Quel type d’obligation scolaire ? Comment l’Etat a pu devenir l’acteur essentiel à travers lequel devait s’exprimer cet effort d’éducation ? Etc.
Les questions sont évidemment fort nombreuses. Mais elles doivent être abordées à travers un axe central : celui de la définition d’un enseignement qui ne peut se comprendre qu’en lien avec l’avènement d’une société nouvelle et de rapports sociaux nouveaux.

Intérêt/enjeux du programme

Au sein de l’Institut de Recherches de la FSU, ce chantier entend aussi répondre à certaines exigences du moment présent. L’ensemble du système d’enseignement et de recherches connaît en effet aujourd’hui des transformations radicales. Les politiques néolibérales poursuivies depuis deux décennies n’opèrent pas seulement des changements dans l’organisation des services d’éducation ; la nature des institutions scolaires et universitaires, les objectifs qui leur sont assignés comme le sens et le rôle qu’elles peuvent avoir pour la société connaissent une véritable mutation7. Cette mutation représente un défi intellectuel majeur pour le camp progressiste. Les difficultés actuelles de la gauche à formuler des conceptions réellement alternatives aux politiques néolibérales témoignent des désarrois de notre temps comme elles soulignent cette nécessité d’un vaste travail de réélaboration des problèmes d’éducation.

C’est dans ce cadre qu’il nous semble essentiel que l’Institut de Recherches de la FSU participe activement à cet effort de réflexion. Et dans cette perspective, l’histoire du socialisme français nous semble représenter une ressource essentielle pour renouveler de nombreuses problématiques : les droits à l’éducation, la laïcité, la liberté pédagogique des enseignants et des chercheurs, la formation des enseignants, la place des sciences humaines et sociales dans les programmes scolaires, la place de l’enseignement technique et professionnel… pour ne prendre que quelques-unes des questions qui se posent aujourd’hui à nous.

Guy Dreux
Responsable du chantier Histoire/Socialisme et éducation (1830-1914)
guy.dreux@wanadoo.fr