Published On: 30 septembre 2024Categories: Interviews

Stéphane BONNÉRY
Favoriser l’école privée : 20 ans de politiques économiques 
La Pensée n°419, juillet septembre 2024
20,00€

Interview video (7 minutes)

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Cinq questions à Stéphane BONNÉRY
Propos recueillis par Paul Devin

Vous dites qu’un facteur essentiel du développement de l’école privée est lié au baby-boom des années 2000.
Merci de nous expliquer pourquoi.
Plus exactement, mon étude statistique (notamment à partir des données de la DEPP au Ministère) publiée dans le dernier numéro de la revue La Pensée[1], montre que le développement de l’enseignement privé depuis un quart de siècle résulte de la conjonction entre deux phénomènes qui ont été instrumentalisés par les gouvernements néolibéraux : l’enlisement dans la crise économique du capitalisme et le babyboom de l’an 2000. C’est spécifique au cas français, d’abord parce que cette vague de naissances n’a pas eu lieu dans les pays voisins, ensuite parce que le réseau public était particulièrement fort, et que les gouvernements ont eu besoin, pour imposer des choix néolibéraux à l’école, de cette pression démographique cumulée à la pression budgétaire liée à la crise économique.
Schématiquement, et paradoxalement, l’enseignement privé traditionnel est en difficulté : il n’est plus fréquenté que marginalement pour des raisons idéologiques par les familles de tradition catholique. Moins d’un élève sur cinq du privé suit l’ensemble de sa scolarité dans ce seul réseau. Les autres passent de l’un à l’autre. Ce n’est d’ailleurs plus dans les zones géographiques de son implantation traditionnelle que le privé sous-contrat progresse. Et il un peu concurrencé sur ce créneau par les établissements « hors contrat », dont les effectifs ont presque triplé dans la décennie 2010, mais qui restent très faibles dans la masse globale : ces derniers concernent soit des établissements ultra-religieux, soit des projets dits de pédagogies alternatives, avec un coût important pour les familles. La très grande majorité des nouveaux « clients » du privé sous contrat est bien davantage constituée des familles qui veulent éviter l’établissement du secteur. Beaucoup d’études mettent en avant cette « demande » d’évitement, qui pour certaines familles est motivée par de la crainte des mauvaises fréquentations populaires. Avec d’autres chercheurs, il me semble important de souligner les causes qui se situent dans « l’offre », surdéterminée par les questions économiques et politiques, notamment les familles qui quittent le public du fait de l’inquiétude sur le niveau d’enseignement : il est je crois inefficace d’aborder cette question en termes moraux, de culpabilisation. Car cela ne relève pas que du fantasme : si des équipes pédagogiques sont motivées pour maintenir le niveau dans les établissements de fréquentation populaire, il y a toute une pression de la hiérarchie, des injonctions, des outils pédagogiques à disposition… pour « adapter », dans le sens du renoncement à viser la même ambition partout. La suppression massive des heures d’enseignement, dans le premier degré comme dans le second (où elle a conduit à d’énormes suppressions de postes, notamment de CAPESsiens titulaires en collège), a été un levier déterminant pour pousser les profs à choisir entre la restriction des objectifs sur le seul socle minimal, ou la possibilité de traiter l’autre partie du programme.

Il y aurait eu nécessité d’investissements pour accueillir cette croissance de la population enfantine et ils n’ont pas été faits. Vous considérez que ce n’est pas seulement par austérité budgétaire mais parce que cela constituait une opportunité de développement du privé ?
Mon étude statistique montre que l’arrivée de la vague du babyboom en primaire a permis au privé d’accroitre ses effectifs d’élèves, et d’obtenir des postes (payés par l’État), tout en ayant les moyens de sélectionner les familles selon leur niveau scolaire et social. Pendant ce temps, le primaire public a dû absorber toute la vague, dans sa diversité sociale, avec des moyens très contenus afin de maintenir les taux d’encadrement en classe sans trop augmenter le nombre de professeurs des écoles : il y a eu une suppression massive des classes de toute petite section (de 35 % d’enfants de 2 ans scolarisés, à 10 % entre 1998 et 2023) et des postes dédiés à la remédiation des difficultés pour les rapatrier sur les autres classes. De même qu’un détournement des postes massivement fermés dans l’enseignement secondaire (surtout le collège et la voie professionnelle) et le supérieur. Le ministère a aussi joué avec la démographie enseignante, où les départs en retraite n’ont pas été remplacés. Et quand la vague démographique d’élèves est arrivée au collège, l’enseignement public n’a pas eu davantage de postes : pendant le ministère Valaud-Belkacem, les fermetures ont ralenti, et ont été remplacées par des contractuels, ce qui s’avère très loin d’une reconquête. Et depuis, Blanquer et ses successeurs ont eu toutes latitudes pour poursuivre l’austérité et dégrader les scolarités publiques. Si les dogmes austéritaires néolibéraux pèsent, avec les injonctions et les contrôles européens, il faut prendre la mesure de ce que ces gouvernements tentent de répondre aux ordres du privé : pour maintenir le profit, quand l’industrie ne suffit plus du fait de la crise économique, alors ils cherchent à marchandiser l’éducation, comme la santé, et donc favorisent le développement du privé. Les gouvernant ne sont pas que des idéologues, ils subissent une grosse pression de leur classe sociale, la bourgeoisie, dans laquelle ils sont socialisés et à qui ils rendent des comptes, laquelle a besoin de faire travailler son capital.

Quels éléments vous amènent à considérer que le développement du privé ne constitue pas une évolution sociétale mais le résultat d’une politique choisie ?
Beaucoup de familles vont dans le privé avec le sentiment de faire un choix contraint : le manque de postes se ressent dans les absences de professeurs non remplacées, à force de réduire les recrutements, par la faiblesse de certains contractuels, et par l’abaissement du niveau des objectifs visés dans certains établissement de secteur à force que les équipes manquent de temps avec les élèves et de soutien. Le sabotage du public produit ses effets. Quand les parents se sentent isolés et sont inquiets, ils cherchent des solutions de sauvetage individuel s’ils ne trouvent pas de moyens de gagner collectivement une éducation de qualité pour leur enfant.
Dans toutes les périodes depuis1999, en primaire et dans le secondaire, le nombre de postes du privé, payés et alloués par l’État, baisse moins que ceux du public quand les effectifs d’élèves baissent, et symétriquement, le privé profite davantage que le public de financements publics des postes quand le nombre d’élèves augmente. C’est une politique nationale organisée, même si silencieuse, de favoritisme au profit du privé en matière d’utilisation de l’argent public pour recruter des professeurs.
De même, les collectivités locales sont obligées par la loi de financer le fonctionnement du temps scolaire (pédagogie, loyers ou entretien du bâti, etc.) des établissements privés à la même hauteur que le public : cela existait un peu depuis la loi Debré de 1959, mais depuis l’imposition de la Charte des droits européens en 2007 (en substance, c’est le Traité de Constitution Européenne refusé par référendum qui a été imposé par le parlement) et depuis sa conséquence, la loi Carle de 2009, c’est d’une toute autre ampleur. Et l’obligation de scolarité à 3 ans par Blanquer, puisqu’elle était déjà effective à 100 %, n’avait d’autre but que d’imposer le financement de la maternelle privée. Au total, ce sont les trois quarts des coûts de l’enseignement privé sous contrat qui sont pris en charge par l’argent public.
Aujourd’hui, où la vague démographique a quitté le primaire et quasiment le collège, le privé est inquiet : comment éviter un plan social, en conservant les postes, alors que la génération scolarisable est moins fournie ? C’est tout le sens de l’offensive conduite par l’éphémère ministre Oudéa-Castéra, qui certes était maladroite et dont les manipulations se sont avérées trop visibles pour servir son camp, mais qui traduit cette politique volontariste de favoritisme : discréditer le public, lui couper les moyens, le laisser s’enliser dans la gestion des flux et la baisse du niveau ainsi provoquée, en utilisant ces difficultés au profit du recrutement par le privé.
De même, des propositions comme celle du « chèque éducation », portée par la droite et l’extrême droite (Marion Maréchal), visent à aider encore le privé, en aidant les familles à payer le quart des dépenses qui reste à leur charge, et qui constitue en réalité les « à-côtés » de l’école : temps des devoirs, cantine, sorties, projets, etc. Car ces « à-côtés » ont pris une importance considérable avec la baisse du temps d’enseignement dans les programmes du primaire et du collège, ce qui constitue un produit d’appel pour le privé.
Cette politique n’est pas que nationale : elle constitue la copie conforme des directives européennes, qui veulent réduire le service public à la française à un service rendu au public, que cette prestation soit gratuite ou marchande, réalisée par les pouvoirs publics ou par des prestataires. L’égalité de la préparation des enfants face à l’avenir n’est pas l’objectif. Rappelons que jusque dans les années 1990, la commission européenne invitait le privé à investir dans l’enseignement ainsi que dans la recherche et développement. Depuis, avec le plan « Europe 2020 », les directives ont été réorientées en pire, pour que l’argent public serve à favoriser les entreprises privées qui n’assument plus les coûts mais simplement les bénéfices, notamment dans une logique de rentabilité financière. On voit ainsi les fonds de pension, les conglomérats financiers, investir dans l’enseignement supérieur privé parce qu’il est soutenu financièrement par l’argent public. Non seulement, cet argent sert d’autres logiques, mais les bénéfices ne sont pas réinvestis dans l’éducation, fût-elle privée, mais dans la rémunération de la finance.

Comment une telle politique a-t-elle agi sur les conditions de l’égalité à tous les niveaux du cursus scolaire au sein de l’école publique ?
Avec ces politiques, et avec un plus grand nombre d’enfants dans la génération, le privé sous contrat a pu davantage sélectionner ses clients : notamment, les familles voulant que leurs collégiens quittent le public (c’est le niveau le plus demandé du privé) ont été mises devant la pression qu’il ne soit accepté qu’à la condition que toute la fratrie bascule. Les candidatures sont sélectionnées sur critères sociaux et sur les résultats scolaires.
L’article de Pierre Merle publié conjointement dans le même numéro de La Pensée[2] montre que sous la présidence Macron, la population des collèges s’est de plus en plus spécialisée dans son recrutement social : embourgeoisement du privé, ghettoïsation des établissements des quartiers populaires. Ces changements pèsent sur les résultats PISA de la France : les écarts sociaux se creusent.
En amont du collège, je montre que la casse de la scolarité à deux ans, et le manque de temps pour enseigner, dans une logique d’économies budgétaires, de même que la suppression des postes de remédiation, participent de ces politiques inégalitaires.
Le projet politique à l’œuvre n’est pas celui de la disparition de l’enseignement public, mais de son dévoiement pour le limiter à une sous école destinée à ceux qui ne peuvent se payer mieux, destinés à des postes d’exécution. La réforme du « choc des savoirs », vient en cohérence franchir un cran de plus que la précédente dite du « socle commun » en inégalisant les parcours, en limitant les enfants de travailleurs d’exécution au minimum, pour réserver le reste, au nom des soi-disant « compétences individuelles », à ceux qui pourront se payer la part du programme en option : le primaire est transformé en gare de triage vers des filières étanches du collège, pré-orientant vers le lycée général ou vers la voie pro privatisée.
L’extrême-droite a exactement le même projet éducatif, celui d’une politique de classe, même s’ils la déguisent derrière des critères ethniques qui viennent aggraver le problème : les familles populaires qui penseraient pouvoir accéder à une meilleure qualité d’éducation grâce au RN seraient victimes d’une belle arnaque : l’extrême-droite ne s’en prend pas à la bourgeoisie, qu’elle laisse dans son entre-soi, elle promeut plutôt un privé low-cost, pour diviser les enfants de travailleurs selon leurs origines supposément ethniques. La racialisation des problèmes sociaux invisibilise les enjeux profonds.

Est-il réaliste dans la situation actuelle de revendiquer que le subventionnement public soit réservé à l’école publique ?
Quand les défenseurs du service public d’éducation s’interrogent sur les sommes versées sans contrôle à l’école privée, financée aux trois quarts par des fonds publics, ils se voient aussitôt accusés de vouloir « relancer la guerre scolaire ». Or celle-ci a bien lieu, depuis un quart de siècle. Elle se déroule à bas bruit, par le biais des politiques publiques qui favorisent l’enseignement privé.
Depuis 1959, le camp laïque réclame de réserver l’argent public pour l’école publique, sans succès, et même en enchaînant les défaites. Si l’on veut atteindre cet objectif, en étant réaliste, il semble plus stratégique de se fixer un objectif intermédiaire en mesure de convaincre au regard du rapport de forces idéologique. La grossièreté d’Oudéa-Castéra, et le scandale Stanislas ont permis a beaucoup de français de découvrir que le privé était autant subventionné. Il nous faut d’abord des occasions de faire connaître l’ampleur du scandale, de cette politique de favoritisme, de sabotage du public pour favoriser le privé. Pour que les nombreuses familles qui se sentent tiraillées, contraintes de quitter le public, comprennent les causes réelles de ce qui leur arrive, à savoir une politique délibérée incitée par la crise du capitalisme. Donc, l’une des entrées, c’est effectivement, comme le propose le sénateur Pierre Ouzoulias, d’exercer un contrôle sur l’argent versé au privé. On se rendrait ainsi compte du grand flou qui règne, dans la possibilité qu’ont les établissements privés de faire glisser des moyens entre primaire et secondaire. De même que le temps scolaire est déjà financé par l’argent public, et que le privé tente de se faire payer par la collectivité les activités bonus qui ont pris davantage de place avec la réduction du temps de classe. Et on démasquerait la fausse idée selon laquelle les familles choisissent l’établissement… c’est l’inverse, les établissements bourgeois choisissent leurs clients sur critères sociaux et scolaires, n’ayant aucun mérite à avoir de meilleurs résultats. Exigeons de la transparence sur ce à quoi sert l’argent : à rémunérer des actionnaires ?
Tout cela est nécessaire pour élever le niveau de conscience que ce qui se joue à l’école est d’abord une duplication de la lutte entre classes sociales, de deux projets qui s’affrontent. D’un côté, les politiques conduites depuis plusieurs décennies, avec la marchandisation des services et la prédestination à une future place de travailleur dès l’enfance, selon la qualité d’éducation à laquelle l’enfant a accès, c’est une politique d’individualisation, c’est-à-dire où chacun reçoit selon là où il est né. De l’autre côté, une politique de service public, pour transmettre une culture commune et pour réduire les inégalités, où chaque individu bénéficie de cette garantie collective de la qualité éducative : pour cela, il faut des moyens, pour que les établissements publics aient du temps pour enseigner, pour que les profs puissent se former. Et donc, pour faire prendre conscience par ces batailles intermédiaires qu’il faudra poser la question de la nécessité d’utiliser l’argent public pour l’école publique.

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[1] Stéphane Bonnéry, « Favoriser l’école privée : 20 ans de politiques économiques », La Pensée, n° 419, 2024. Disponible en numérique sur Cairn et en fascicule imprimé à la Fondation Gabriel Péri.

[2] Pierre Merle, « Embourgeoisement des collèges privés et résultats PISA », La Pensée, n° 419, 2024. Disponible en numérique sur Cairn et en fascicule imprimé à la Fondation Gabriel Péri.