La lutte pour la laïcité doit se méfier des miracles ministériels !
La ministre de l’Éducation nationale, Anne Genetet affirme dans La Tribune[1] que les atteintes à la laïcité reculent. Elle se fonde sur un progrès chiffré impressionnant qui compare les 110 faits signalés de septembre 2024 aux 838 de septembre 2023.
Les ambiguïtés du chiffre
On sait combien ces chiffres de signalement d’incidents constituent des indicateurs des plus imparfaits puisqu’ils mesurent en réalité un taux de signalement plutôt qu’une réalité des faits. On sait aussi que la comparaison terme à terme de 2 mois n’a guère de sens par rapport à l’analyse d’une évolution globale. En tous cas, devant une progression aussi remarquable, une réaction raisonnable aurait été de faire précéder l’expression de la satisfaction par la prudence du doute et de l’analyse.
Pour expliquer cette évolution, la ministre invoque le déploiement des formations à la laïcité voulues par Jean-Michel Blanquer en l’opposant à l’autocensure des professeurs qu’elle cite comme une des menaces à la laïcité. La grande diversité de ces formations rend difficile qu’on puisse porter un jugement global sur l’aide réelle qu’elles apportent aux enseignants[2]. Trop souvent conçues comme prescriptives d’interdits, elles répondent parfois mal aux finalités éducatives sur lesquels les enseignantes et les enseignants aspirent à être mieux formé·es.
Mais il faut surtout rappeler que l’essentiel du combat pour la laïcité dans les écoles et les établissements scolaires s’inscrit dans la détermination quotidienne des enseignants et des personnels qui doivent trop souvent faire face à une insuffisance de soutien par une administration empêtrée dans l’obsession du « pas de vague ». Vouloir attribuer les effets de ce combat à l’action ministérielle relève d’un mépris pour celles et ceux dont la détermination reste le fondement de l’éducation à la laïcité.
Les équivoques de l’autocensure.
La difficulté de certaines situations conduit certainement à des renoncements mais à défaut d’en caractériser précisément la réalité, on ne fait que produire des chiffres qui la déforment. L’enquête de décembre 2022[3] en était un exemple : en titrant que la moitié des enseignants s’étaient déjà autocensurés dans leurs pratiques, elle donnait à croire à une situation de renoncement global sans chercher à distinguer la réalité des faits. Ainsi s’installait l’idée d’un renoncement contraint à certains enseignements en histoire, en EPS ou en SVT. Mais une autocensure est-elle systématiquement un renoncement ? Ne peut-elle pas aussi traduire la qualité d’une pratique enseignante qui cherche à construire les valeurs de laïcité dans un contexte apaisé et dans la volonté d’éviter des réactions de blocage des élèves.
Il ne s’agit pas de nier les difficultés : elles sont réelles et préoccupantes mais elles s’inscrivent dans une complexité qui appelle d’autres discours que ceux qui font alterner l’emphase dramatisante et la satisfaction.
De multiples articles de presse ont repris les chiffres de progrès avancés par la ministre. Ils donnent l’illusion à nos concitoyens d’une amélioration considérable. Mais les difficultés éprouvent les enseignantes et enseignants au quotidien. Le traumatisme des assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard est toujours présent dans leur esprit et la récente enquête d’Ismaïl Ferhat et Sébastien Ledoux[4] témoigne que leur sentiment dominant est celui de l’isolement et de l’abandon de l’institution. Les enseignantes et les enseignants aspirent à ce que la politique éducative soit épargnée des instrumentalisations visant à satisfaire les intérêts partisans du gouvernement et les forfanteries d’une ministre.
[1] La Tribune, entretien du 13 octobre 2024
[2] Voir l’article du Café Pédagogique sur ce sujet
[3] IFOP, 8 décembre 2022
[4] Ismaël FERHAT, Sébastien LEDOUX, Une école sous le choc ? Le monde enseignant après l’assassinat de Samuel Paty », 2024
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 15 octobre 2024
Paul Devin, président de l’IR.FSU