Le quotidien et les pratiques de la recherche universitaire sont modifiés en profondeur par le numérique. Mais les déclinaisons variées de cet « outil » ne sont pas neutres car élaborées par des acteurs industriels dont les préoccupations sont peu en rapport avec celles de la recherche et de la réflexion critique.
Promesses et déconvenues du numérique dans l’enseignement et la recherche à l’université (*)
par François Jarrige et Thomas Bouchet , historiens, université de Bourgogne, centre Georges-Chevrier
Texte publié dans le dossier « Le travail à l’heure du numérique » du Mensuel du Snesup, 652, février 2017, pages 12-13. Ce texte reprend en partie un texte plus développé publié précédemment : Thomas Bouchet, Guillaume Carnino et François Jarrige, « L’Université face au déferlement numérique », Variations (variations.revues.org/740), n° 19, 2016
Le quotidien et les pratiques de la recherche universitaire sont modifiés en profondeur par le numérique. Mais les déclinaisons variées de cet « outil » ne sont pas neutres car élaborées par des acteurs industriels dont les préoccupations sont peu en rapport avec celles de la recherche et de la réflexion critique.
Sous la pression du gouvernement et des autorités universitaires, la plupart des institutions de recherche et d’enseignement supérieur sont en train de remodeler leurs pratiques, leurs formations et même leur langage pour s’adapter au monde numérique. Partant du constat que les étudiants seraient désormais des « natifs du numérique » et que l’institution doit s’adapter à cette situation considérée comme une évidence naturelle et inéluctable, les initiatives pour faire advenir l’Université de demain, nécessairement numérique, se multiplient. Qu’il s’agisse des pratiques d’enseignement ou des modes d’organisation de la recherche, le numérique est présenté comme l’avenir et la clef du succès, alors que son déploiement serait freiné par les corporatismes et les frilosités d’enseignants-chercheurs qu’il faudrait dès lors « accompagner » selon une logique de plus en plus contraignante. La conversion rapide au langage des « humanités numériques » (HN) participe d’une vaste transformation de l’Université et révèle une véritable hypnose collective à l’égard d’un processus qu’il convient pourtant d’interroger de près.
Tous les métiers connaissent ou connaîtront à court terme un bouleversement massif. Mais, à l’Université comme ailleurs, le scepticisme et les doutes sur le bien-fondé de ce processus condamnent à passer pour des ringards obscurantistes et de dangereux pessimistes. Pourtant, le déferlement du processus a de quoi inquiéter et mérite d’être scruté avec soin alors que certains n’hésitent pas à annoncer un bouleversement des paradigmes et des épistémologies. Au-delà des quelques enthousiastes et entrepreneurs du numérique, la plupart des chercheurs oscillent entre usage passif et scepticisme. Si tous recourent aux outils numériques qui présentent de nombreux attraits et offrent d’innombrables ressources, au nom de ces services rendus se construit un aveuglement général, une incapacité à s’extraire de son intérêt individuel à courte vue pour penser les dynamiques plus globales qu’installe progressivement l’outil numérique, ses imaginaires comme ses infrastructures matérielles.
D’après le « Manifeste des Digital humanities » (2010, tcp.hypotheses.org/318), les humanités numériques désignent « une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales » (I, 3). Pourtant, l’expression recouvre une telle diversité de pratiques, d’outils, d’expériences qu’il semble bien difficile d’en définir les contours. Pour les plus radicaux, il s’agirait d’un nouvel âge des sciences humaines et sociales hybridées avec l’outil informatique. Mais les usages de l’informatique sont très anciens, et on peine parfois à distinguer ce qui est vraiment neuf, alors que l’innovation et la nouveauté sont de puissants outils rhétoriques et marketing pour capter financement et attention. Les HN tendent en effet à réorienter les financements, à capter l’attention de l’opinion et des financeurs, aux dépens de nombreuses recherches moins spectaculaires qui se trouvent par là même marginalisées. Elles se cherchent dans un foisonnement de débats et d’expérimentations dont nous ne prétendons pas rendre compte ici. Certains y voient une occasion de réfléchir à l’organisation de la recherche et des pratiques pédagogiques, une occasion de contester la prééminence de certains pouvoirs tout en dotant les SHS d’un degré inédit de scientificité et d’objectivité permis par le traitement du big data. La principale nouveauté tient sans doute au fait que les outils informatiques cessent justement d’être des outils pour devenir des objets de recherche en soi, qui polarisent de plus en plus l’attention, et qui redéfinissent en profondeur ce qu’est le terrain pour le sociologue, ou ce qu’est un corpus de sources et d’archives pour l’historien.
Collecte des informations, diffusion de la recherche, mise en réseau, le numérique remodèle le quotidien et les pratiques de la recherche universitaire. Mais il n’est pas neutre et ce qu’on appelle numérique recouvre une grande diversité d’artefacts qui impliquent des choix, des modes de classement et de hiérarchisation, des algorithmes fabriqués et produits par des acteurs industriels dont l’agenda a peu à voir avec celui de la recherche et de la réflexion critique. Il faudrait prêter une attention marquée aux pratiques réelles comme aux nouveaux pouvoirs et aux nouvelles formes de domination qui accompagnent le mouvement : quel décalage entre l’assurance arrogante des promesses et discours officiels d’une part, et les pratiques tâtonnantes d’autre part !
Aujourd’hui, les HN sont l’une des très nombreuses promesses technologiques qui sont censées construire un avenir rassurant, voire enthousiasmant.
Il serait absurde de repousser par principe le numérique ; il s’agit plutôt de ne pas céder aux injonctions permanentes portées par des discours trop abstraits, de ne pas accepter sans débats de renoncer à des pratiques éprouvées au nom d’innovations vendues comme inéluctables. L’enjeu est de penser les artefacts, leurs conditions de fabrication et d’usage, les discours qui les portent et les installent au quotidien comme une nécessité. Depuis quinze ans, le numérique offre en effet un remarquable bain de jouvence au progressisme technologique en proie au doute depuis les années 1970, et autorise à parler sans complexe d’industrialisation de la formation et de la recherche grâce aux nouveaux outils. Le numérique accompagne aussi la réactivation d’une forme de fatalisme qui identifie le progrès, la technique et le marché. Et pourtant… L’Université est un espace qui se doit d’être réflexif, d’interroger son époque sans céder aux idéologies du moment. À l’heure des débats innombrables sur la crise climatique et environnementale, peut-on continuer à promouvoir le numérique sans interroger l’énorme accroissement de consommation énergétique nécessité par les nouvelles infrastructures du Net, sans penser les conditions sociales et matérielles de fabrication des objets et des réseaux ?
Est-il dans notre intérêt de passer sous silence le coût exorbitant de tous ces équipements dans un contexte de surconsommation de ressources et d’énergie, de pollution généralisée, de reproduction ou d’aggravation des inégalités spatiales et sociales, d’épuisement des psychismes sous l’effet de l’accélération généralisée dans nos sociétés ? De plus en plus d’études montrent que les investissements considérables réalisés dans ce domaine n’ont dans le meilleur des cas qu’une « incidence mitigée sur la performance des élèves » et aucune amélioration sensible n’est enregistrée sur les performances scolaires, comme l’indiquait en 2015 un rapport de l’OCDE (« Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies. Principaux résultats » : www.oecd.org/fr/edu/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf). Nul n’est obligé de croire sur parole ceux qui avec des trémolos dans la voix font rimer numérique avec démocratie, émancipation et libre savoir.
(*) Cette petite tribune reprend en partie un texte plus développé publié précédemment : Thomas Bouchet, Guillaume Carnino et François Jarrige, « L’Université face au déferlement numérique », Variations (variations.revues.org/740), n° 19, 2016