Les cinéastes s’intéressent aussi au travail et à ses ressorts dramatiques. Yves Baunay nous en propose une analyse.
Les cinéastes s’intéressent aussi au travail et à ses ressorts dramatiques. Ils nous proposent soit des documentaires, soit, et de plus en plus, des fictions. Les récits de vie explorés dans certains films nous montrent des ouvriers ou des cadres confrontés à des situations de travail singulières.
Par exemple, « Entre nos mains » de Mariana Otero nous entraîne dans une usine de lingerie où des ouvrières confrontées à la faillite de leur entreprise tentent de mettre la main sur leur travail et sur leur vie, en construisant une SCOP. Par la réalisatrice, il s’agissait de filmer non seulement le travail réel mais aussi « le politique à hauteur d’hommes et de femmes, et de le faire au quotidien, en essayant de m’approcher au plus près de chacun, de son évolution singulière, pour essayer d’en dégager au final un sens plus général et plus vaste et de « faire de cette entreprise un petit théâtre aux personnages divers et attachants où allaient se jouer des questions fondamentales économiques et sociales.
Dans un autre genre, « De bon matin », de Jean-Marc Moutout, Jean-Pierre Daroussin incarne un cadre confronté à une situation dramatique de « placardisation » au sein de son entreprise bancaire. Il tente de résister jusqu’au drame final, le double meurtre de ses supérieurs hiérarchiques, suivi de son propre suicide devant ses collègues.
Le film « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne nous montre une ouvrière, incarnée par Marion Cotillard et « victime du capitalisme financier ». Elle est licenciée à la suite d’un vote organisé par la direction de l’entreprise, où ses 15 collègues de travail ont préféré toucher une prime annuelle de 1000 euros plutôt que de maintenir le poste de leur collègue dont ils se sont passés pendant son congé maladie. Voilà une situation de travail emblématique d’un capitalisme cynique et d’un management d’une violence inouïe à l’encontre de tous les salariés de l’entreprise.
Avec son amie qui se comporte comme une syndicaliste sans en être consciente, sans en avoir les responsabilités, l’ouvrière obtient de refaire le vote à bulletin secret. On est vendredi. Sandra, avec le soutient de son amie, d’un autre salarié et de son mari, n’a que deux jours et une nuit pour aller voir tous ses collègues et les convaincre de changer d’avis. Elle se bat. Sa lutte émouvante, dramatique, avec ses phases d’abattement et de réconfort, illustre une réalité incontournable : dans cette crise globale du capitalisme, les travailleurs ne sont pas seulement le problème, ils sont la solution. Sandra, par son action « politique » transforme la situation et se transforme elle-même. Georges Canguilhem écrivait en 1947 : « tout homme veut être le sujet de ses propres normes ». A leur façon, les réalisateurs et l’actrice ont saisi ce qu’il y a d’universel dans l’activité des êtres humains : une activité où chacun contribue à transformer le monde, à partir de ses propres normes, en lien avec un monde de valeurs. Ici c’est de solidarité dont il est question une solidarité vitale pour les intéressés.
Et c’est bien au réel de sa situation de travail que Sandra s’affronte pour en faire émerger un autre possible que la perte de son travail et de tout ce que cela représente pour sa vie, pour sa santé, mais aussi pour le devenir de notre société. Cette confrontation au réel pour le transformer, c’est aussi un affrontement à ses collègues de travail qui eux aussi agissent sur leur situation, à partir de leurs propres normes et valeurs, de leur propre histoire tout aussi singulière.
Dans cet autre possible que les protagonistes vont faire émerger progressivement, c’est un autre monde qu’ils dessinent et font advenir, à leur façon singulière, avec leurs propres normes et valeurs.
Dans l’action collective, il y a d’abord les contradictions, les dilemmes propres à chacun et les conflits d’intérêts qui traversent le groupe. Les convergences et divergences ne sont pas spontanées ; elles se construisent et sont mises en visibilité dans les confrontations interindividuelles. Les débats de normes et de valeurs au sein des individus et du collectif sont d’une rare intensité : ce sont ces dramatiques de l’activité humaine qui constituent les ressorts dramatiques du film.
Comme syndicalistes et comme militants politiques, cette posture, ce regard des cinéastes sur le travail, sur l’activité « politique », sur la vie réelle, nous interroge sur notre propre activité. Les syndicalistes et les militants politiques eux aussi s’affrontent au réel pour le transformer. Ce film nous invite tous à opérer une réflexion critique sur le regard que nous portons nous-mêmes sur le travail réel, sur l’activité humaine, sur nos propres représentations des mouvements de la société.
La fin du film est particulièrement émouvante. Après un vote où les salariés se sont partagés à égalité entre les pour et les contre le maintien du travail de Sandra, le patron lui propose de l’embaucher dans deux mois, en profitant de la fin d’un CDD. Cet emploi est tenu par un travailleur immigré qui lui avait expliqué qu’il avait voté pour la proposition patronale de supprimer l’emploi de Sandra, sinon il signait la fin de son propre travail à lui. Malgré cela, il lui a promis de changer son vote et il l’a fait. Les dernières images du film nous montrent Sandra téléphonant à son mari, souriante et radieuse, pour l’informer de la proposition de son employeur. Dans sa lutte qu’elle considère comme victorieuse, elle a acquis une lucidité politique nouvelle, et retrouvé une assurance et une confiance en soi inattendues. Elle annonce à son mari qu’elle va entamer une recherche pour un travail ailleurs.
Derrière la crise, malgré la crise, il y a aussi des solidarités en actes qui se développent, des alternatives qui se construisent. Reste aux organisations syndicales et politiques qui œuvrent pour des « transformations sociales » à rendre possible leur socialisation, leur mise en visibilité, pour en faire une ressource de l’action syndicale comme de l’action politique.
A travers la crise, c’est bien de l’activité des êtres humains dont il est question. Chacun propose à sa façon, à partir de sa propre expérience, une élaboration théorique, un travail sur les concepts, pour tenter de rendre compte et de comprendre le réel à l’oeuvre dans le mouvement en cours de la société.
Un problème épistémologique se pose nécessairement à chacun d’entre nous. Qu’est-ce qui nous autorise à produire des savoirs, des concepts, des théories sur l’activité des êtres humains, la nôtre, celle de nos semblables ? D’autant que nous nous autorisons en tant que militants, syndicalistes ou politiques, à proposer des orientations d’action politique visant à des transformations sociales. Nous sentons bien le risque qui nous guette : notre prétention à dire « la vérité sur la crise » et sur l’action politique qu’il faudrait promouvoir peut dériver vers la « manipulation de nos semblables ». Car ça n’est pas de « vérité scientifiquement établie » dont il est question comme si on travaillait sur la matière inerte : la chute des corps par exemple.
Il ne s’agit pas bien sûr de nier tout effort de conceptualisation, bien au contraire. Mais de s’interroger sur les précautions à prendre, sur les titres de légitimité que nous pouvons apporter concernant la production de savoirs touchant à des domaines où l’activité humaine est centrale. Dans cette activité humaine, ce qui est en jeu, ce sont des débats de normes, des conflits de valeurs, des choix politiques à trancher selon des normes de la vie démocratique.
Il nous faut prendre aussi en compte que les discours globalisants sur la crise, même les plus radicaux produisent des effets très limités voire contre-productifs en termes de mobilisations collectives ou en termes de modifications des comportements électoraux des citoyens. Ce qui nous amène à nous interroger aussi lucidement que possible, sur notre propre travail de militants politiques, syndicalistes, associatifs dans nos rapports avec les citoyens, les professionnels…
Yves Baunay