La question du sens du printemps 2003 comme de tous les autres mouvements sociaux est une question ouverte.
LE MOUVEMENT DES ENSEIGNANTS DE 2003 : UNE CONTESTATION ANTICAPITALISTE ? par Christian Laval
Introduction
I-Un mouvement dans la lignée de 95
II-Un progrès de la conscience politique ?
III-Les limites du mouvement
IV-Politisation et contradictions vécues sur le terrain scolaire
V-Le travail du sens général et la mobilisation sur le terrain
VI-Le sens de l’anticapitalisme enseignant
VII-L’enjeu symbolique et politique des luttes enseignantes
Introduction
La question du sens du printemps 2003 comme de tous les autres mouvements sociaux est une question ouverte. Nous voudrions revenir sur le mouvement du printemps 2003 pour introduire quelques questions et hypothèses sur le progrès qualitatif qu’il a pu éventuellement représenter par rapport aux différentes séquences de ce qu’on appelle le « mouvement social » et dont 1995 constitue la date de référence, si ce n’est l’événement fondateur. Le mouvement gréviste des personnels de l’éducation nationale enseignants et non enseignants par sa pratique et par son énonciation collective est-il, pour reprendre un mot de Marx, « un pas fait en avant, une progression réelle qui vaut mieux qu’une douzaine de programmes » ? A-t-il marqué ce « pas en avant réel » dans l’ expression symbolique de sa volonté, donnant ainsi un sens plus clair à la lutte, faisant progresser la conscience politique des acteurs ? En d’autres termes y a-t-il eu rapprochement, si ce n’est coïncidence, de la volonté de lutte, de l’énergie combative et de la conscience de la situation ?
Nous ne nous attacherons pas ici à la question des formes d’action et d’organisation, au rôle des organisations syndicales, et à l’analyse des rapports entre la base et le sommet, toutes questions décisives de l’agir commun qui mériteraient évidemment de plus longs développements. Construction préparatoire de l’unité professionnelle par les actions syndicales, grève, assemblée générale, positions et stratégies des organisations, engagements des individus et consistance des collectifs provisoires, manifestations nationales ou locales, temps forts et reprise, luttes pour la visibilité dans l’espace public, toutes ces circonstances et ces formes sont bien sûr en même temps des dimensions essentielles du mouvement gréviste, qui ont un rapport avec son sens.
Nous concentrerons pourtant notre attention sur les thématiques mises en avant qui semblent à première vue témoigner d’une conscience plus aiguë de la nature, de la cohérence et de l’ampleur des politiques menées à l’échelle française mais aussi européenne et mondiale qui visent à défaire l’Etat social et éducateur construit ou développé durant le cycle 1945-1980.
Nous faisons donc l’hypothèse que le printemps 2003 se caractérise par une politisation dans la lignée de celle de 1995 mais dont le contenu anti-libéral et anti-capitaliste est peut-être encore plus explicite que lors des mouvements antérieurs. Nous n’entendons pas par « politisation » un quelconque choix partisan entre l’une quelconque des formations politiques, mais la conscience que les mesures gouvernementales et les résistances qu’elles rencontrent concernent des formes de vie, des orientations de valeurs, des rapports entre groupes sociaux qui relèvent ultimement de choix politiques fondamentaux.
La fécondité d’un mouvement tient à sa capacité de mise en relation d’une situation locale ou sectorielle avec un contexte plus large, d’une réalité matérielle avec des expressions symboliques ou des significations générales qui assoient sa légitimité. Il suppose une énonciation collective telle que le mouvement ne soit pas une simple opposition de la force à la force mais soit capable de poser une expression symbolique neuve alternative aux représentations dominantes. On sait que l’une des caractéristiques les plus constantes du « mouvement social » depuis 1995 est d’être profondément politique, de porter l’affirmation d’une autre politique non seulement dans son contenu mais aussi dans ses formes, par rapport aux logiques libérales. A cet égard, « la révolte des enseignants » de 2003 n’aura pas dérogé à cette marque de la période. Le mouvement des enseignants a été un moment politique marquant au sens où Denis Berger emploie ce terme, soit un événement qui tout à la fois exprime un refus des décisions gouvernementales prises, dévoile le caractère insupportable des contradictions qui sont vécues par les professionnels et les usagers sur le « terrain », affirme une volonté collective de changer le cours des choses . En ce sens, le mouvement de 2003 s’inscrit dans la suite logique de 1995, mais, pour ce qui est du monde de l’enseignement, c’était déjà le cas des luttes enseignantes en Seine Saint-Denis en 1998, des mouvements anti-Allègre et des fortes mobilisations des parents et des enseignants dans les départements du Gard et de l’Hérault entre 1999 et 2000. Le fait que le « printemps des enseignants » n’ait pas débouché sur un mouvement plus large des salariés et sur un recul du gouvernement n’enlève rien à ce constat. Ce mouvement semble manifester de façon continue une subjectivité collective radicale, en opposition à la mise en cause de la protection sociale et des services publics et plus profondément encore en opposition à la très profonde dépossession politique qui caractérise la phase néo-libérale du capitalisme.
I-Un mouvement dans la lignée de 1995
Bien vain celui qui prétendrait dire le sens, a fortiori unique, d’un mouvement social, hybride à la mesure de l’hétérogénéité de ceux qu’ils mobilisent et aussi multiple que les causes en jeu et les facteurs qui s’y nouent. Quelques interprétations pourtant doivent retenir l’attention qui portent sur les logiques dominantes et les forces majeures qui l’orientent.
Il ne faut pas assimiler l’autodéfense sociale et la conservation sociale, même si de l’extérieur et de loin les choses peuvent se ressembler et même si depuis maintenant longtemps nombre de politiciens de droite et de la gauche responsable » cherchent à faire croire qu’il y a une sorte d’équivalence entre les deux attitudes. Du point de vue de la « subjectivité collective du mouvement », les choses ne peuvent se confondre.
On devrait naturellement évoquer la portée effective de ces réformes qui ont été à l’origine du mouvement, mais aussi insister sur le rôle qu’ont joué les mesures de restriction budgétaire, les suppressions de postes, ce qui est apparu aussi comme les provocations des ministres Darcos et Ferry ( le livre par exemple de Ferry) . Les enseignants en lutte contre le projet de décentralisation et contre la réformes des retraites ont défendu deux grands principes. En s’opposant à la réforme Fillon des retraites qui les touchaient de plein fouet ils ont réitéré leur opposition à la régression sociale dont ils se sentaient directement victimes, répondant par ce printemps 2003 à la volonté gouvernementale de prendre une revanche sur le recul d’Alain Juppé en 1995. On peut difficilement présenter cette lutte comme la résistance illégitime de privilégiés, ce qui a été pourtant dit et affirmé par ceux qui entendaient disqualifier la protestation. Par ailleurs, la lutte contre la décentralisation de type Raffarin n’était pas d’abord une défense du modèle républicain idéalisé, voire un attachement à l’Etat bureaucratique centralisé, ce qui a été dit aussi plus souvent encore, mais bien plutôt elle exprimait la volonté de défendre des solidarités intergénérationnelles, inter-sociales et interrégionales et la valorisation d’un bien commun et d’un droit universel, volonté qui est apparue comme l’axe déterminant de la lutte Dans ce domaine aussi, le mouvement des enseignants s’inscrit dans la continuité des mobilisations sociales depuis 95, lesquelles à chaque fois de même façon ont dénoncé les dangers du capitalisme marchand et ont affiché une volonté de combattre la rupture de l’égalité qu’enferment les politiques de privatisation des entreprises et de dérégulation des services publics .
La réforme des retraites et la décentralisation, sur fond de réduction des fonds publics pour l’éducation, ont fait système pour se présenter aux yeux des enseignants comme autant d’expressions d’un projet de société . Cette lutte sur les retraites et sur la décentralisation était donc, dans la série des moments antagoniques précédents, une lutte de résistance au nom des valeurs de justice sociale, d’égalité, au nom d’une certaine conception que l’on pourrait dire « civique » de la société, regardée d’abord comme un tissu de solidarités entre générations, entre groupes sociaux, entre régions, tissu que menace l’expansion des rapports marchands. Cette dimension s’est manifestée tout particulièrement dans la teneur des discussions dans les assemblées générales, des tracts, des chansons, des mots d’ordre, des banderoles dans les manifestations, tous messages qui étaient loin de n’être que l’expression d’une autodéfense corporative sans perspective sur la société et sans quête d’alternative. Pour ceux qui ont vécu de l’intérieur le mouvement, on a, au contraire, rarement connu un mouvement gréviste enseignant ou même un mouvement d’élèves et d’étudiants depuis 68, se poser avec autant de passion des questions de société et de civilisation aussi fondamentales. Il suffit de se rappeler les immenses banderoles en tête des manifestations provinciales ou parisiennes sur le thème de l’égalité ou du droit pour tous à l’éducation ; il suffit de se souvenir aussi des mots d’ordre : « Dans tous les quartiers, dans toutes les régions, un même droit à l’éducation » ou encore « ils ferment les usines, ils ferment les écoles, y en ras le bol de ces guignols », « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, de cette société-là, on n’en veut pas » et encore « parents licenciés, enfants maltraités , retraites amputées : non, non ; non, on n’en veut pas de cette société -là ». On ne saurait dire mieux que ce dernier propos, qui n’était pas exprimé par quelques minoritaires radicalisés mais bien par la grande masse des manifestants . Et ce fut un mouvement des enseignants aussi pleinement « social » dans le sens très précis où comme le dit le mot s’ordre célèbre, le « tous ensemble » s’est adressé à la société toute entière dans une sorte de geste symbolique mille fois répété qui consistait à aller à la rencontre des parents, des salariés d’autres catégories et d’autres secteurs, qui consistait surtout à créer un réel mouvement interprofessionnel capable d’imposer par la grève générale un changement de politique. Comme l’écrivent François Labroille et Daniel Rallet, « les enseignants découvrent aujourd’hui que leur parole a une légitimité politique, ce qui les fait rentrer dans le jeu social, ils découvrent qu’en parlant publiquement de leur souffrance, ils parlent des autres en parlant aux autres » .
Le mouvement des enseignants de 2003 s’inscrit donc dans le droit fil de 1995 par un aspect majeur. Les enseignants en tant que travailleurs des services publics n’ont pas cherché à exprimer la seule défense de leurs intérêts catégoriels et sectoriels mais ont d’abord mené une lutte de défense d’un certain modèle d’Etat social qui concernait tous les salariés et même toute la population. Il n’est pas lieu ici de s’inquiéter du fait que si 1995 n’avait pas réussi à entraîner les salariés du privé et à élargir le mouvement, 2003 n’a pas réussi à impliquer massivement et durablement tous les travailleurs du secteur public, jusques-et-y compris certains travailleurs de l’Education nationale. On peut d’ailleurs opposer à ce constat négatif qu’il y a un autre trait commun avec 1995, qui est la popularité du mouvement dans l’opinion ; ce que certains ont appelé « la grève par procuration » et le très réel succès de la mobilisation interprofessionnelle lors de certains forts ou encore localement comme à Marseille.
II-Un progrès dans la conscience politique ?
Je crois que ce qui s’est affirmé de façon assez nette en 2003, c’est la mise au centre du discours que les enseignants portent sur eux-mêmes et sur la société, et qui constitue un véritable contre-discours par rapport à la représentation libérale, la valeur sociale des services publics dont l’Education nationale est en quelque sorte le prototype.
Si l’on retrouve cette dimension de lutte contre les politiques de promotion du marché et de la concurrence comme mode d’organisation universel, on peut même aller plus loin et se demander si ce mouvement ne témoigne pas d’un approfondissement de la conscience des enjeux de ces politiques. La question est évidemment pour une part indécidable aujourd’hui tant les rythmes du mouvement social sont improgrammables, surtout avec une fin de mouvement souvent vécue comme une défaite et avec la véritable répression financière qui s’est abattue sur les feuilles de paie et qui a laissé plus d’un gréviste K.O.
Plusieurs éléments d’observation et d’analyse plaident cependant en ce sens. On devrait d’abord faire attention aux mots d’ordre et à la personnalisation ou non des contestations. En décembre 1995, beaucoup criaient « Juppé démission » ; dans les mouvements 1998-2000, on entendait souvent « Allègre démission ». En mai-juin 2003, certains ont crié « Raffarin, Ferry, Fillon démission » et les ministres ont été selon la tradition plus d’une fois brocardés, mais le conflit a été d’emblée posé en termes de valeurs fondamentales : solidarité, égalité, justice et sur le terrain des grands choix de société. C’est aussi que la politique très ouvertement libérale du gouvernement, le caractère très concentré, « en rafale », des mesures qu’il a prises, a permis de dévoiler de façon plus nette, plus radicale, l’antinomie entre le projet de société du néolibéralisme et ces mêmes valeurs.
Il faudrait évoquer ici le travail d’explication qui s’est déroulé entre mars et juin 2003 : toutes les rencontres, tous les débats, toutes les discussions d’AG sur les retraites, sur la décentralisation, sur les services publics, sur les phénomènes de marchandisation, pour rendre toute l’ampleur d’une formidable formation politique accélérée, dans laquelle les enseignants les plus politisés, les responsables et militants syndicaux, les chercheurs de Copernic, d’Attac, de l’Institut de recherches de la FSU, mais aussi des centaines de professeurs de sciences économiques et sociales, d’économie-gestion, de mathématiques ou d’histoire ont joué un rôle non négligeable par des « cours de rattrapage » sur le fonctionnement de la protection sociale et sur les alternatives possibles au plan Fillon. Et il faudrait aussi évoquer la fonction essentielle des contre-propositions sur les retraites publiées dans les journaux ou tirés des sites d’Internet et reproduites par des milliers de photocopieuses dans toute la France, celle des « quatre pages », des brochures et des ouvrages qui ont circulé durant cette période, parmi lesquels le petit livre vert sur les retraites de la FSU ou le « Nouvel ordre éducatif mondial » de l’Institut de la FSU se sont distingués .
De ce point de vue, la mobilisation enseignante a amplifié les effets du mouvement altermondialiste, lequel avait précédemment joué un rôle de cristallisation des volontés d’action, de verbalisation de la contestation, de diffusion de grandes problématiques anti-marchandes. Certains ont pu penser, en particulier avec la création d’ATTAC en juin 1998 et son essor dans les années suivantes, que la conflictualité anti-libérale s’exprimerait désormais surtout en dehors du monde du travail sous la forme exclusive du mouvement altermondialiste La grande nouveauté du mouvement 2003, c’est peut-être la démonstration d’une certaine réintégration-réappropriation dans le mouvement professionnel et corporatif de cette tendance à la critique anti-libérale, voire anti-capitaliste. Cette jonction des luttes sociales et des actions et thématiques des mouvements altermondialistes, qui est encore si difficile dans le secteur privé, a sans doute commencé de se réaliser dans le secteur public et plus précisément dans le mouvement enseignant . Et ceci s’explique sans doute en partie par le travail de formation, d’animation de la réflexion et d’intelligence critique – à moitié spontané à moitié organisé au travers de réseaux militants – de tous ceux qui ont été en mesure de jouer ce rôle de « contre-expertise » bien au-delà des cercles de la gauche critique et des cadres syndicaux. Le mouvement de 2003 mieux qu’en 1995 a constitué « à chaud » un véritable laboratoire qui a vu la mise en route à grande échelle d’une nouvelle articulation entre travail des chercheurs, action des militants et mouvement de masse selon une dynamique et avec une efficacité qui ne se sont guère éloignées de la conception qu’annonçait Pierre Bourdieu en 1996 : dispositifs de réflexivité, lutte contre le matraquage médiatique, invention de nouveaux modes de communication entre chercheurs et militants spécialement grâce à Internet . L’importance stratégique de cette fonction intellectuelle dans le mouvement est évidemment l’un des grands enseignements de la mobilisation qui devrait à l’avenir polariser l’attention des acteurs et se traduire par la naissance ou le développement des dispositifs organisationnels correspondants.
Enfin beaucoup d’observateurs ont souligné la jeunesse souvent prononcée des cortèges de professeurs des écoles et des professeurs des collèges et des lycées. Il y a là un fait à retenir : le mouvement gréviste des personnels de l’éducation enseignants et non enseignants, même si toutes les générations s’y mêlaient et si une partie des jeunes enseignants n’y ont pas participé, possédait incontestablement quelques-uns des caractères des mouvements de jeunesse aujourd’hui, dans le style, dans la vivacité, dans la recherche de l’innovation symbolique, dans le souci de l’autonomie de pensée et de réflexion vis-à-vis des appareils, dans la demande de démocratie directe par assemblée générale. Pour Bertrand Geay, « le fait le plus notable de ce mouvement est peut-être cet alliage particulier qui s’est constitué dans l’action entre les dispositions anti-institutionnelles des nouvelles générations d’enseignants et les traditions syndicales et politiques de cet univers » . Rencontre entre les générations, moment de transmission d’un côté et d’un autre , suite des mobilisations de la jeunesse, dont les manifestations d’avril et mai 2002 ont été des moments forts. On peut même se demander s’il n’est pas l’une des expressions sur le terrain professionnel d’une mobilisation contre la mondialisation libérale d’une partie importante de la jeunesse qui ne se retrouve pas complètement dans un mouvement comme ATTAC ou qui n’est pas structurée par lui . Enfin, quelle que soit l’interprétation qu’on lui donne, on peut légitimement se demander si le printemps 2003 n’a pas été une grande expérience collective d’une fraction de la jeunesse contribuant, comme toutes les mobilisations de ce genre, à une socialisation politique dont les effets peuvent être durables.
III- Les limites d’un mouvement
On n’a pas manqué pendant et dans la suite immédiate du printemps 2003 de souligner les contradictions, les limites, voire le caractère peu consistant d’un mouvement jeune, tonique mais éphémère. La première de ces limites est évidente : elle tient au fait que les enseignants, s’ils ont joué un rôle à la fois central et moteur, n’ont pas eu la force d’entraînement sur les autres catégories qu’ont eue les cheminots en 95 . Mais plusieurs analystes ont également mis en évidence le fait que le mouvement ne s’est pas emparé de la question clé de la démocratisation scolaire, des conditions professionnelles et pédagogiques qui déterminent la lutte contre les inégalités scolaires. En un mot, le mouvement des enseignants n’aurait pas concerné le coeur des contradictions vécues sur le plan de l’exercice de leur métier et du sens qu’ils lui donnent. Pour José Tovar d’un côté ou Jérome Deauvieau et Jean-Pierre Terrail de l’autre , la plus flagrante de ces limites tiendrait au fait que les acteurs du mouvement auraient pour l’essentiel exprimé un mouvement de résistance sociale contre des agressions gouvernementales d’inspiration libérale – ce qu’ils ne remettent évidemment pas en cause – mais sans se monter capables d’aller plus loin dans la critique du fonctionnement de l’école et dans la définition des alternatives. Les auteurs admettent que cette action d’autodéfense a certes eu des rapports avec la situation vécue et qu’elle a été d’autant plus forte qu’elle concernait un milieu professionnel directement confronté aux écarts criants entre une politique scolaire idéalement et formellement égalitaire et une expérience directe en tant des enseignants comme des conseillers d’éducation, d’orientation ou des assistantes sociales, des effets sociaux et culturels de la fracture sociale sur l’enfance et la jeunesse. Mais ces mêmes acteurs pour radicaux et énergiques qu’ils aient été durant deux mois n’auraient pas su opposer aux offensives libérales du gouvernement un véritable contre-programme en faveur de l’école démocratique. L’une des raisons de cette incapacité invoquées par Jérome Deauvieau et Jean-Pierre Terrail doit être prise très au sérieux : elle tient à l’absence de consensus dans le milieu enseignant sur les voies qui peuvent conduire à la démocratisation de l’école et il semble même que l’on aille vers un scepticisme croissant envers la possibilité même de réaliser l’école unique .
On doit également remarquer que plus d’un observateur s’est interrogé sur l’expression symbolique de ce mouvement et plus particulièrement sur la façon dont il fallait apprécier la critique de la « marchandisation de l’école ». Comme on sait, la critique de l’école libérale a constitué l’axe central des « raisons de lutter », le point d’appui principal de la légitimité du mouvement. Mais quel sens attribuer à cette thématique si puissante et si diffuse dans le mouvement de 2003 ? La question que pose Annick Davisse ne manque pas de pertinence : « l’intéressante mise ne débat des enjeux de la mondialisation, de la marchandisation et des risques d’extension de l’AGCS serait une fuite en avant si elle revenait à défendre seulement le statu quo des fonctionnements scolaires actuels » . Ce scepticisme est légitime et ne doit pas être trop vite assimilé à la thèse du « Grand Refus » théorisée par Alain Touraine, qui ne voit dans ce type de mouvement que l’expression collective de secteurs protégés uniquement préoccupés par la défense des acquis. Mais faut-il voir dans le succès des thèmes vite attribuées à l’influence de l’altermondialisation une façon d’occulter ou de surmonter les contradictions du milieu ? Pire : la thématique anti-libérale largement portée par le mouvement gréviste des enseignants aurait-elle masqué un réflexe plus conservateur de défense du statu quo, relégant toutes les problématiques progressistes anciennes aux oubliettes ? En un mot, le mouvement des enseignants aurait-il témoigné d’un corporatisme tarditionnel ou même d’un anticapitalisme conservateur comme la petite-bourgeoisie tarditionaliste en a donné dans l’histoire française plus d’une fois le sinistre exemple ?
La question est d’autant plus sérieuse qu’elle peut s’appuyer sur toute une série de faits et de constats. On ne rappellera pas ici les analyses sociologiques qui montrent à la fois la grande hétérogénéité sociale du milieu enseignant, l’écart croissant également des conditions même d’exercice du métier et donc aussi les variations du rapport au métier, les clivages générationnels, la diversité des positionnements partisans, mais il faut évidemment les garder à l’esprit pour éviter de penser que les enseignants formeraient un corps socialement et idéologiquement unifié. Ces débats avaient déjà eu cours au moment de la mobilisation anti-Allègre. On se souvient peut-être du « Manifeste pour un lycée démocratique » des professeurs d’Henri IV en janvier 1999 qui avait rallié dans une certaine ambiguité des forces syndicales aux orientations d’habitude plutôt opposées contre le « lycée light » caqué sur le modèle anglo-saxon. Plus récemment, nombre d’observateurs ont été frappés par le fait que la combinaison de la massification des effectifs et la progressive décomposition des valeurs qui structuraient le milieu pouvait conduire à des prises de position majoritairement hostiles à la poursuite de la démocratisation scolaire. On ne saurait sous-estimer l’effet de bombe du sondage FSU de novembre 2002 qui indiquait que 54 % des enseignants interrogés prônaient l’abandon du collège unique. Quelles que soient les interprétations que l’on donne de ce résultat – interprétations qui ont été bien souvent marquées par la précipitation – il a le mérite de rappeler que la crise réelle de nombreux établissements, l’anomie qui y règne, l’échec scolaire de masse et les souffrances vécues par les enseignants ne conduisent pas spontanément à des prises de position et à des engagements progressistes. La fuite ou la stratégie individuelle, le retrait cynique ou le désabusement, sont des attitudes tout aussi possibles que la conviction démocratique et l’engagement collectif et toutes ces attitudes peuvent d’ailleurs se combiner selon un équilibre variable selon les personnes et les moments. La droite l’a bien compris en tentant d’enfermer les enseignants les plus hostiles à la démocratisation dans les problématiques sécuritaires, moralisatrices et autoritaires.
IV-Politisation et contradictions vécues sur le terrain scolaire
Si l’on admet que le mouvement a eu une dimension politique très marquée en s’opposant à la philosophie même des mesures prises par le gouvernement, si l’on admet également que cette politisation révèle une forte conscience de la dimension globale du projet de société voulu par les ultra-libéraux, il n’est pas vain de se demander quels rapports entretient cette politisation avec l’expérience professionnelle des enseignants et leur attitude face à la démocratisation scolaire. Sans doute, le thème de la « marchandisation de l’école » ou de la « privatisation des services », articulé à celui de la « mondialisation libérale » pourrait-il apparaître bien éloigné des réalités de terrain et en particulier de la dégradation des rapports pédagogiques et de l’importance des échecs scolaires. N’est-ce pas là un ensemble de conceptions lointaines bien faites pour noyer l’absence de consensus pédagogique dans les eaux bouillantes de la dénonciation abstraite des « nouveaux maîtres du monde » ?
Pourtant beaucoup d’éléments militent contre l’idée d’une contradiction insurmontable entre la prise de conscience des politiques globales d’inspiration libérale en vigueur dans le champ éducatif et la lutte progressiste pour la démocratisation scolaire. Cela tient à un constat que l’on a pu faire durant le printemps 2003 mais que l’on pouvait faire aussi au cours des luttes enseignantes dans le « 93 » cinq ans avant ou encore dans les mobilisations entre 1999 et 2000 : la mobilisation est toujours le fait d’abord des établissements où il y a une forte implantation et tradition syndicale qui rend sensible et réactif aux inégalités. Ensuite, on a souvent constaté un engagement dans la lutte de jeunes enseignants confrontés aux rapports pédagogiques les plus dégradés dans des établissements les plus directement frappés par les phénomènes de ségrégation sociale et ethnique. Plus globalement, elle tient au fait que de plus en plus d’établissements et donc d’enseignants du primaire comme du secondaire sont directement affectés dans l’exercice de leur métier au nouveau mode de régulation scolaire par le double effet du marché de l’immobilier et du marché scolaire et manifeste leur surprise voire leur révolte devant le double discours de l’administration qui laisse se cosntituer des ghettos.
La valeur d’égalité devant le service public, la lutte pour un droit universel effectif à l’éducation, la défense des solidarités et des logiques de redistribution y prennent un caractère radicalement concret. D’ailleurs, la carte de la mobilisation des établissements d’après les indications partielles fournies lors des grèves ne semble pas sans rapport avec celle des phénomènes les plus ouvertement ségrégatifs. Enfin, si l’on se rapporte aux analyses de Franck Poupeau dans son étude sur les grèves du 93, il y a eu dans le caractère de l’action une dimension d’engagement collectif qui rompt avec l’image traditionnelle de l’enseignant individualiste .
Ne généralisons évidemment pas. Aux dires de beaucoup d’acteurs, les équipes d’enseignants ont été souvent très divisées sur les objectifs et les formes d’action et tous les personnels ne se sont pas engagés dans la grève reconductible. En outre, les causes du mouvement comme on dit parfois sont multiples, et l’usure professionnelle liée aux conditions de plus en plus pénibles de l’exercice du métier n’y entre pas pour rien N’idéalisons pas ou n’exagérons pas l’importance du caractère « jeune » du mouvement comme le font parfois les médias. Sur ce point, on retrouverait des clivages sociaux et idéologiques très profonds. On pourrait même sans doute dessiner une opposition presque idéal-typique entre les jeunes enseignants qui développent des attitudes de retrait cynique ou de mépris envers les « nouveaux barbares » (style Mara Goyer) et ceux qui parviennent à donner un sens politique global à leur action pédagogique en intégrant la dimension sociale et économique. On sait ainsi que dans nombre d’établissements « anomiques », les jeunes enseignants vivent souvent à l’écart de toute vie et même de toute référence syndicale et qu’ils sont loin de s’être sentis mobilisés en mai-juin.
Cette politisation, quand elle existe, loin de s’opposer simplement à la recherche de solutions pédagogiques « démocratiques » n’en serait-elle pas plutôt l’une des conditions possibles ? Expliquons-nous. Cette politisation « globale » est à la fois suscitée, ou stimulée, par les facteurs sociaux et économiques qui déterminent de façon localement évidente une grande partie des échecs scolaires. La logique de « marché scolaire », les effets désastreux de la concurrence appliqués au domaine du logement et de la scolarisation, les dangers d’aggravation impliqués par l’absence de politique volontariste en matière de mixité sociale, et évidemment par tout retrait supplémentaire de l’Etat, constituent des dimensions directement palpables de l’action éducative. En d’autres termes, les enseignants par leur lutte collective construisent et rendent visibles, et d’abord pour eux-mêmes, les liens qui existent entre les politiques menées, les structures sociales et spatiales, leurs propres situations professionnelles et les inégalités scolaires. L’un des grands moteurs de cette construction tient sans doute au refus de la culpabilisation des enseignants quant à l’échec scolaire, culpabilisation qui est massivement ressentie comme injuste et insultante.
Certes, être conscient des effets des facteurs historiques, politiques, sociaux, économiques sur les inégalités scolaires ne suffit pas pour vouloir s’engager durablement et efficacement dans la lutte contre ces dernières. Mais si l’on prend en compte les sédimentations des différentes générations d’enseignants, on doit constater que c’est bien souvent à partir de générations politisées d’enseignants que des avancées ont pu être réalisées en matière de démocratisation réelle. Les divers « hussards noirs » et « dragons rouges » de la démocratisation se caractérisaient, différemment certes, par un haut degré de conscience sociale et politique. Et d’ailleurs, qu’est-ce que serait une mobilisation contre l’échec scolaire qui ne tiendrait pas compte aujourd’hui des facteurs extérieurs qui le déterminent en grande partie ? C’est d’ailleurs bien la critique que l’on peut porter à la politique officielle de « professionnalisation » du métier d’enseignant que de se confondre avec une technicisation pédagogique et avec uen sorte de vocation d’assistance sociale et d’oublier la nécessaire prise de conscience sociologique et l’indispensable politisation des enseignants comme condition même de l’engagement dans la lutte pour la démocratisation culturelle véritable. On comprend cependant que l’institution n’ait aucune envie d’encourager une politisation potentiellement subversive quoique indispensable …En tout cas, il nous semble que parmi les enjeux des luttes enseignantes, se nouent un certain refus de la démagogie type « socialisation des sauvageons » qui reste une tendance des prescriptions officielles, une lutte pour affirmer un vrai droit à une formation intellectuelle digne de ce nom, et par là aussi une lutte pour l’identité professionnelle
V-Le travail du sens général et la mobilisation sur le terrain
La mobilisation politique est évidemment indispensable quand les contraintes qui pèsent sur l’action éducative sont de plus en plus perçues comme d’ordre structurel, quand les conditions sociales de l’action éducative sont de plus en plus inégalitaires. Est-elle un détournement de l’action pédagogique ? On pourrait peut-être soutenir que l’on a d’abord connu une phase où l’échec scolaire était avant tout un phénomène que l’on voulait « individuel ». C’était le propos de « l’idéologie du don » critiquée par les sociologues de l’éducation. On a voulu y répondre logiquement par une « pédagogisation » du cas individuel. Dans un second temps, on a insisté sur l’effet de l’établissement ou sur l’effet local. On y a répondu logiquement par un surcroît plus ou moins important d’autonomie locale. La solution était toujours pédagogique mais elle était située au plan de l’établissement cette fois. On vit aujourd’hui les limites objectives de cette « stratégie du local », objectivement discréditée par les logiques d’inégalisation des recrutements.
On arrive à la fin d’une époque.
La politisation que l’on a constaté tient pour une part sans doute au fait qu’on arrive à la fin d’un cycle « pédagogique « de résolutions des problèmes centrées sur l’établissement. Les facteurs sociaux et les logiques de ségrégation ont pris un tel poids dans la détermination des échecs que nombre de « militants pédagogiques « sont fatigués, que des générations peut-être anciennement politisées et qui s’étaient reconverties dans l’action éducative pour « continuer le combat « malgré tout vivent les limites structurelles de cette action locale.
On observe la conjonction d’une certaine déception de la mobilisation pédagogique ( un puits sans fond, une action à contre-courant, aux effets disproportionnés), au moment où l’on se rend compte que les logiques dominantes de ségrégation et de gestion par flux tendus sont de plus en plus puissantes et impossibles à contrecarrer à l’échelle des seuls établissements, par la seule pédagogie.
C’est l’exemple de Vincent que présente Sylvie Beaud dans son enquête sur les phénomènes de générations dans un lycée de banlieue . Ce professeur de SES , Vincent né en 1951, proche de la LCR et qui, dit Sylvie Beaud, a « tiré de sa participation aux événements de mai 68 la conviction que la société peut et doit changer et ce grâce à l’école , qui seule peut donner aux classes populaires ,les moyens culturels de comprendre la société et de la contester pour la changer. » Cet enseignant qui semble avoir marqué des générations d’élèves et être très impliqué dans l’établissement fait partie de ces enseignants aux convictions de gauche très affirmées pour lesquels « le métier d’enseignant trouvait sa justification , jusque dans la deuxième moitié des années 1990, dans la croyance que l’école publique pouvait réduire les inégalités sociales et même changer la société. C’est cette croyance qui semble s’être évanouie à la fin des années 1990 ». On ne saurait mieux dire le changement d’époque.
Cette politisation que l’on constate va-t-elle conduire à un fatalisme pédagogique ou bien à une nouvelle combinaison entre engagement politique et mobilisation éducative ? Cette deuxième voie n’est pas impossible voies. Elle tiendrait à la fois du modèle de la mobilisation collective sur le plan pédagogique – à partir d’initiatives de collègues qui se sentent des affinités sociales, culturelles ou idéologiques- et du modèle de la mobilisation politique. En un autre sens, la mobilisation politique n’est pas sans induire par elle-même des formes de socialisation et d ‘engagement qui ont un aspect formateur et une portée anit-individualiste : « on ne s’en sortira pas tout seul ».
Si cette hypothèse se vérifie, s’ouvre alors une période où l’enjeu est plus que jamais la mise en oeuvre par les enseignants les plus mobilisés d’une dialectique plus constante dans le temps, plus claire, plus explicite entre la lutte contre la ségrégation socio-ethnique ( c’est-à-dire contre ses multiples causes), le combat en faveur d’une « école publique pour tous » et la mobilisation pédagogique locale contre les échecs scolaires.
Si cette dialectique peut être mise en jeu sur une large échelle -personne n’en sait rien- elle ne viendra pas toute seule au monde. Tout dépendra sans doute des capacités qu’ont les organisations syndicales et les mouvements pédagogiques pour mettre en place les conditions qui favoriseront ou non cette nouvelle dialectique de l’engagement, qui favoriseront ou non l’intégration des dimensions politique et pédagogique dans les coordonnées actuelles, qui n’ont plus rien à voir avec les années 50, 60 ou 70. Parmi ces conditions, l’élaboration de nouvelles grilles d’intelligibilité de la situation vécue, en dehors du lexique techniciste ou de la confusion entre « mission sociale » et formation culturelle en vigueur aujourd’hui dans l’institution, paraît d’une importance cruciale. Dans cette situation, le rôle le plus pertinent et le plus essentiel des militants syndicaux, pédagogiques et de tous ceux qui prennent leur référence dans le mouvement altermondialisation, consistera probablement à expliciter les liens entre le « global » et le « local », entre le »cours général des choses » et les points d’application singuliers et locaux, entre le « politique » et le « professionnel ». Mais cette élaboration du lien entre les logiques générales, la situation concrète et les tâches professionnelles, syndicales et politiques n’est-il pas au fond ce travail d’intégration symbolique que le mouvement ouvrier a toujours dû faire et refaire à partir des liens informels nés sur les lieux de travail ? C’est sans doute la mission qui attend le « mouvement social » dans le monde enseignant sur des bases évidemment entièrement renouvelées. Ce travail n’est pas mince. De ce point de vue, Jérome Deauvieau et Jean-Pierre Terrail n’ont pas tort de souligner que l’une des grandes difficultés est bien de savoir ce qu’est une pédagogie réellement démocratique. Mais là encore, on peut se demander si une clarification n’est pas en cours. C’est évidemment une toute autre question qui mériterait un traitement spécial.
Retenons en tout cas que cette tâche d’articulation du « global » et du « local » , du « politique » et du « pédagogique » ne peut que réclamer un travail d’élaboration et un investissement militant à l’égard duquel les syndicats, les associations professionnelles et les mouvements pédagogiques ont une responsabilité immense.
VI-Le sens de l’anticapitalisme enseignant
Nous avons parlé précédemment d’anticapitalisme à propos de la tonalité du mouvement gréviste. On pourrait aussi parler d’anti-libéralisme ou d’anti-utilitarisme. Ce n’est pas une bataille de mots. Les facteurs qui peuvent l’expliquer sont multiples et intègrent , nous semble-t-il, aussi bien la dégradation des conditions concrètes de l’exercice du métier que la dévalorisation sociale des enseignants comme des autres travailleurs des services publics.
Il ne faut pas oublier parmi tous les facteurs de repolitisation du milieu les luttes autour du « sens de l’école ».
Rappelons rapidement quelques-unes de ces dimensions de la « perte de sens » du métier :
1- Indifférenciation de la fonction enseignante et aliénation professionnelle
Il a été souvent dit que l’enseignement connaissait un certain désenchantement : avec la massification, avec le caractère souvent plus technique et utilitaire des matières enseignées, la « magie de l’acteur » a disparu, qui faisait qu’il se sentait parfois investi d’une mission exceptionnelle liée aux grandes forces spirituelles de la civilisation humaniste . L’enseignement a connu et connaît encore une érosion de de l’identité professionnelle conçue comme magistrature républicaine et prêtrise culturelle. Et les remarques de Marx sur la croissance du travail abstrait général s’appliquent assez bien au cas de l’enseignement.Au titre de « travailleur comme les autres », pris dans la logique homogénéisante du travail abstrait, les enseignants rencontrent immédiatement la nécessité de faire reconnaître leur valeur au regard de l’utilité générale tout en subissant l’imposition d’un vocabulaire et de méthodes en usage dans les organisations productives privées et dans les autres administrations soucieuses de rentabilité et de productivité. C’est ainsi qu’appelés à participer au compte général des contributions et des rétributions du travail général, ils sont amenés à comptabiliser d’un côté leur quantité de travail, sa pénibilité, la formation qu’il requiert, etc. et à rapporter l’ensemble de ces coûts aux avantages dont ils disposent en termes de temps et de revenus, selon le permanent balancement de la revendication et de la justification. On semble par certains côtés de plus en plus loin d’une profession « héroïque », où primerait la vocation et le désintéressement.
Les enseignants répondent à l’augmentation du coût de l’exercice du métier pour toutes les raisons objectives et subjectives déjà évoquées. La réforme des retraites est bien un alourdissement de ce coût spécialement pour les femmes et pour les plus jeunes quand par ailleurs, la rétribution matérielle et symbolique décroît.
La perte du caractère extra-ordinaire, exceptionnel du métier le conduit aussi à subir en retour l’imposition des logiques de professionnalisation et d’organisation dont le caractère aliénant est source de souffrance. Ce sentiment d’aliénation croît avec la domination des impératifs économiques généraux qui s’imposent dans le monde scolaire au détriment des valeurs culturelles mais aussi par l’usage des modes de langage et de gestion de type managérial qui étouffe toute parole singulière et semble étranger aux expériences pédagogiques concrètes. Cette négation de l’expérience vécue par le néo-management, violence qui commence par l’usage d’un langage convenu et euphémisé « pédagogiquement correct », est la source d’un profond dissentiment à l’égard de l’administration de l’Education nationale et de tous ceux qui relaient ce type de phraséologie techniciste et formaliste . C’est ce dissentiment qui alimente aussi bien les comportements de retrait et de cynisme que les engagements dans les luttes et l’attachement aux formes démocratiques du mouvement « où on se respecte » et « où on s’écoute ».
2- La soumission croissante de l’école aux seuls impératifs économiques.
Remarquons d’abord que le thème de la défense de l’école, de la laïcité, de son autonomie, de la spécifcité de sa fonction, reste très important. Il y a eu dans le mouvement une dimension de lutte « identitaire » qui ne soit pas être oubliée. On assiste à une sorte de renversement du discours dominant. Les réformateurs modernistes, souvent d’inspiration libérale explicite mais pas toujours, n’ont cessé depuis vingt ans de clamer que l’école devait changer parce que les conditions et les impératifs économiques avaient changé. Cette pédagogie intensive de l’économisme généralisé qui fait des mutations du capitalisme le facteur moteur des changements institutionnels a fini par « passer dans les esprits », mais en subissant une inversion. Contester le sens des réformes où l’on voit un risque de « démantèlement de l’école publique », c’est logiquement mettre en question aussi ce qui est supposé être la force majeure et la cause principale de sa transformation par une sorte de « retour à l’envoyeur ». Défendre l’école pour tous, défendre l’école démocratique, c’est mettre en question très directement le capitalisme néo-libéral qui entend justement modeler selon ses impératifs les institutions de la connaissance. Il ne faut pas y voir trop vite un réflexe « conservateur » de défense du corps professoral. Dans une phase si aigüe de remise en question de l’autonomie des institutions par les logiques d’englobement de l’économie, vouloir défendre l’institution contre ce qui est perçu comme la marchandisation généralisée, c’est défendre une certaine autonomie de la fonction de formation culturelle générale contre la tendance aujourd’hui évidente à la subsomption réelle de la formation de la force de travail par les logiques d’accumulation, laquelle subsomption passe par l’approfondissement de la marchandisation directe de la formation de la force de travail et la rationalisation managériale de cette formation au moindre coût dans des hybrides de services publics et d’entreprises éducatives.
3- la dévalorisation sociale des services publics
L’emprise croissante des logiques économiques sur l’école, les politiques libérales de stigmatisation et de culpabilsiation des fonctionnaires, la baisse des moyens affectés à l’éducation, tout cela provoque des effets contradictoires sur l’identité professionnelle des enseignants dont le mouvement a été sans doute le moment et le lieu de manifestation.
Les enseignants s’affirment comme « travailleurs de services publics » et à ce titre , comme on l’a vu, ils peuvent être capables de se porter aux premiers rangs de la défense de l’Etat social et des services publics. Nous ne revenons pas sur ce qui a été longuement dit plus haut. Cette identité de « travailleur de services publics » que renforce le mouvement social – qui est, ne l’oublions pas, un mouvement de socialisation aussi- répond à la fin ou du moins à l’érosion du mythe du professeur magicien à la vocation sacerdotale. Mais c’est aussi une identification ambiguë car elle correspond à un certain regard dévalorisant des classes supérieures sur le métier d’enseignant qui comme l’a dit brutalement Claude Grignon est vu comme un véritable repoussoir par les fractions les plus prospères de la bourgeoise, un métier « impossible », « impensable », ajoute-t-il . On ne peut mieux dire sans doute que Bourdieu quand il soulignait que les personnels composant la « main gauche » de l’Etat ne pouvaient vivre que dans la douleur la négation, par l’exaltation du rendement et du profit, « du fondement même de fonctions qui ne vont pas sans un certain désintéressement professionnel associé, bien souvent, au dévouement militant » . A l’intériorisation de cette dévalorisation matérielle et symbolique, à cette douleur qui affecte tous les agents subalternes de l’appareil d’Etat, les enseignants les plus mobilisés répondent justement par cette défense des services publics et de leurs valeurs.
4- la disqualification du métier d’enseignant et la négation de la formation culturelle comme signification professionnelle
Non seulement l’enseignement subit cette disqualification des services publics, mais il est affecté aussi par la négation de la spécificité de ce service public ou plus exactement par la négation de la fonction de formation intellectuelle au profit d’une définition très lâche de la fonction qui la rapproche d’une fonction d’encadrement social et de moralisation pour classes pauvres. Et ceci à un moment où les enseignants perçoivent combien la dégradation des conditions de vie des classes populaires, la « désaffiliation sociale » mais aussi la sous-culture de masse médiatique et les anti-valeurs marchandes rendent de plus en plus difficiles les apprentissages scolaires.
5-Le constat de la constrdadiction marchandise/culture
On doit rappeler une évidence : dans l’espace social, les enseignants sont placés dans une situation particulièrement favorable aujourd’hui – si l’on parler ainsi- pour observer très directement les dégâts provoqués par le capitalisme hyper-marchand sur la société et sur les jeunes. Loin de se sentir une vocation universelle à s’exprimer sur la société toute entière comme l’intellectuel à l’ancienne, c’est au nom des réalités très sensibles, très directement expérimentées, à partir de l’exclusion, des inégalités, mais aussi des effets du marché et des valeurs marchandes sur l’enfance et l’adolescence, que l’enseignant se sent investi d’une responsabilité et d’une fonction de témoignage à l’adresse du reste de la société. C’est lui, pour ne retenir que cette dimension, qui est confronté au désordre généalogique dans lequel sont plongés tant de jeunes au sein d’une « société du vide et de l’instant », c’est lui qui peut faire non pas seulement la critique abstraite de type situationniste de « la société spectaculaire-marchande », mais qui peut en faire une critique concrète à travers l’existence que mènent des jeunes et des enfants soumis à lasocilaisation médiatique et marchande et souligner la contradiction qui existe entre l’emprise du commerce sur les dispositions et les mentalités et les exigences des apprentissages scolaires et des pratiques sociales les plus riches de sens.
VII-L’enjeu symbolique et politique des luttes enseignantes
L’un des enjeux des luttes pour les enseignants est de défendre la spécificité des fins culturelles de l’école et par là de défendre l’idée qu’il s’agit d’un métier « qui n’est pas comme les autres », dont « la valeur n’a pas de prix », c’est-à-dire échappe au commerce et même à la seule logique économique ce qui, dans une société marchande, tend à avoir un sens scandaleux. De ce point de vue il est vrai que les enseignants ne forment pas là non plus un ensemble homogène : plus sans doute ils enseignent des savoirs éloignés du monde économique et technique, c’est-à-dire des savoirs dont la valeur sociale ne tient pas à leur rendement professionnel direct et explicite, plus ils ont tendance à plaider pour la valeur exceptionnelle de ce qui est « hors prix » marchand. L’idée même de cette gratuité et du désintéressement en tout cas devient certainement difficile à formuler dans un univers social centré sur la valorisation sans complexe des activités productives et sur l’enrichissement matériel. Aussi l’enseignant semble-t-il souvent reporter sur le plan de la dignité morale qui lui est due (il suffit d’évoquer l’extrême sensibilité à l’égard du « mépris » qu’il pense à juste titre qu’on lui porte dans les sommets de la société ) ou sur celui de la portée « citoyenne » de savoirs politiquement émancipateurs, ce qu’il ressent comme intrinsèquement étranger au monde de l’économie marchande.
Toujours est-il que, par fonction, mais cela mériterait de longs développements pour le justifier, les enseignants se sentent toujours en droit de demander la reconnaissance sociale d’un métier – ou d’une fonction plutôt- qui devrait échapper au mode de la comptabilité ordinaire des contributions-rétributions dans l’économie, et ce, malgré la progression du nivellement homogénéisateur de l’économie marchande qui tend à mettre toutes les activités sur le même plan. Position difficile car il encourt le risque de ne se voir accorder qu’une maigre rémunération matérielle pour la noblesse et l’héroïsme de son sacerdoce, mais tellement exceptionnelle, tellement sacrée qu’elle en est incomptable, comme l’acteur « possédé » dont Barthes disait que « la société les gratifiait d’un pourboire qui ne lui coûte rien sous forme de quelques mythes sublimes ».
Cette revendication encore profondément ancrée dans l’identité professionnelle qui prétend soustraire la culture, les savoirs, la science, la transmission des valeurs morales, la formation des enfants et des jeunes au règne de la marchandise inscrit les enseignants dans un mouvement plus vaste, de nature anti-utilitariste, qui s’est manifesté au moment des mobilisations des intermittents du spectacle puis des chercheurs.
L’un des grands enjeux des luttes symboliques et politiques autour de leur identité professionnelle et de leur fonction pour les enseignants est de savoir et de pouvoir articuler la défense générale des services publics tout en défendant la spécificité de leur métier et ceci en dehors des mythes dépassés du sacerdoce ou de la magie, c’est-à-dire en dehors de cette combinaison identitaire de magistrature républicaine et de prêtrise culturelle dont j’ai parlé. Ce qui suppose de retrouver des expressions légitimes de l’autonomie scolaire, qui allient une redéfinition des contenus, une réaffirmation des buts et de la nécessité de la distance vis-à-vis d’autres jeux d’intérêts. En un mot, une nouvelle doctrine de la laïcité.
Ces sources différentes de mobilisation et de protestation se mêlent non sans tension dans le mouvement enseignant. Tension comme celle qu’illustre par exemple ce moment, vécu par beaucoup comme un drame, où il a fallu décider de faire ou non passer les examens et spécialement le bac aux élèves de terminale et où, partant, il a fallu trancher, au-delà des arguments tactiques, sur ce qu’était au fond un enseignant et sur ce qui faisait sa valeur et le sens de son métier. Moment formidable de vérité quant à une identité et une représentation d’une identité.
Conclusion
Le monde de l’enseignement est peut-être devenu, ou redevenu, l’une des plaques les sensibles des contradictions de la société d’aujourd’hui.
Lorsqu’on se demande si l’entrée des enseignants dans le cycle de lutte anti-libérale est durable ou non, il faut évidemment parier sur la prédominance des facteurs évoqués ici. On fait le pari selon lequel, parmi toutes les dimensions évoquées, la question de la valeur sociale du métier d’enseignant, celle du sens que l’on peut donner à cette activité professionnelle, restera au coeur de la résistance à l’ordre néo-libéral, question qui concerne bien d’autres professions il va sans dire, comme on l’a vu durant l’année 2003-2004, depuis les artistes du spectacle vivant et les chercheurs en passant par les psychanalystes mobilisés contre « l’évaluation technocratique ». Cette question de la valeur est au centre de la lutte actuelle contre le capitalisme néo-libéral, non pas forcément au sens où Marx envisageait la subordination et l’exploitation ouvrière mais peut-être de façon beaucoup plus générale : la valeur sociale des métiers et des fonctions est l’enjeu d’une lutte généralisée pour la reconnaissance qui est inséparablement morale et matérielle, symbolique et monétaire.
Le mouvement de 2003, comme celui des intermittents du spectacle comme celui des chercheurs, a exprimé une nouvelle forme de résistance de masse à la marchandisation de la sphère culturelle et éducative dans ses formes spécifiques. Cette résistance loin de délaisser spontanément la question des inégalités sociales et scolaires est conduite à l’intégrer dans une critique plus générale, plus radicale aussi, des « valeurs » de l’univers marchand. Cette critique n’est pas faite seulement d’un point de vue éthique, au sens où l’ethos professionnel des enseignants s’opposerait aux logiques et aux valeurs du secteur privé.
Ce qui donne cette énergie à la critique de la marchandisation, c’est qu’elle s’appuie de plus en plus sur les effets très concrets du laisser faire en matière de « régulation « institutionnelle, sur les mécanismes de reproduction sociale, sur la croissance redoutable des inégalités des conditions concrètes d’enseignement.
Cette résistance et ce nouveau ferment de politisation, s’ils ne s’opposent pas à la ligne stratégique traditionnelle des syndicats enseignants et des partis politiques de gauche en faveur de la démocratisation scolaire et culturelle, réclament de leur part l’élaboration d’un discours intégrateur et synthétique capable de fournir la signification historique des mutations actuelles de l’école et de les rapporter aux combats quotidiens et aux circonstances concrètes du métier.
Ce travail est d’autant plus important que l’attitude de retrait cynique est une tentation permanente, résultat de la dévalorisation sociale de la fonction, fruit de l’isolement de chacun dans ses problèmes, effet des difficultés à mettre en relation les épreuves professionnelles et les contextes socio-économiques. Pour combattre l’isolement et le fatalisme qui l’accompagne, il ne suffit pas d’inviter à « travailler autrement » ou de prôner le travail en « équipe », il faut que les collectifs pédagogiquement et politiquement mobilisés soient soudés par une conscience commune et une profonde intelligence de la situation.
Christian Laval, 2003