Il y a cent ans naissait la retraite ouvrière et paysanne
par Gilles Candar et Guy Dreux
La logique des « réformes » en cours de l’État providence a été franchement exposée par Denis Kessler en 2007 : il s’agit de « défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ». Avec l’actuel débat sur les retraites, le risque n’est pas négligeable de revenir encore bien plus en arrière.
Il y a cent ans naissait la retraite ouvrière et paysanne
par Gilles Candar et Guy Dreux
La logique des « réformes » en cours de l’État providence a été franchement exposée par Denis
Kessler en 2007 : il s’agit de « défaire méthodiquement le programme du Conseil National de
la Résistance ». Avec l’actuel débat sur les retraites, le risque n’est pas négligeable de revenir
encore bien plus en arrière.
L’histoire n’a pas retenu la loi du 5 avril 1910 comme une grande loi de la République. Elle
inaugure pourtant le premier système de retraite général et obligatoire. La « ROP », loi sur les
retraites ouvrières et paysannes, fut adoptée après plus de vingt années d’un laborieux débat
parlementaire et une singulière bataille au sein de la SFIO et de la CGT. Une partie des
socialistes y étaient opposés : cette loi n’instaurait qu’une « retraite pour les morts » (l’âge de
départ était initialement fixé à 65 ans) et la cotisation ouvrière qu’elle imposait redoublait le
vol opéré par l’accaparement des profits par les capitalistes. En face, Jaurès, avec Vaillant et
d’autres, était favorable au vote de cette loi. S’il la jugeait nettement insuffisante et souvent
critiquable, il retenait qu’elle affirmait un principe fondamental : celui d’un droit nouveau,
d’un droit social, d’un droit à la vie. Une fois adoptée, il s’agirait d’en améliorer et d’en
élargir inlassablement les termes. Ce fut le cas dès 1912 lorsque l’âge de la retraite fut abaissé
à 60 ans.
La loi de 1910 fut décisive pour la conception et l’avènement de l’État providence. Elle
indiquait en effet qu’il était possible de concevoir des droits nouveaux pour lesquels les
bénéficiaires ne contribuaient que pour une part. La contribution patronale obligatoire et la
participation de l’État complétaient le versement ouvrier : elles affirmaient ainsi qu’en la
matière l’ensemble de la richesse sociale devait et pouvait être mobilisé afin d’améliorer les
conditions de vie de tous.
Les termes du débat actuel envisagent une redoutable inversion de l’histoire. Le
gouvernement affirme vouloir exclure toute réduction des pensions et toute augmentation des
cotisations. Ainsi posé le problème ne devrait admettre qu’une seule solution : l’augmentation
progressive de la durée de cotisation et l’allongement de l’âge de départ à la retraite. La
réduction des pensions est toutefois programmée par la révision des modes de calcul, ce qui,
pour les fonctionnaires notamment, serait lourd de conséquences. Le refus d’augmenter les
cotisations se justifierait par « réalisme » économique pour ne pas diminuer la compétitivité des
entreprises en augmentant le coût du travail. L’argument pouvait servir (et certains s’y
essayèrent…) contre Bismarck en Allemagne (1889), les catholiques belges (1900), les
libéraux britanniques (1908), qui « plombaient » déjà leurs économies nationales en instaurant
de nouvelles protections.
Il faut retrouver le sens de ces débats. Il s’agit de comprendre et de rappeler que tous les
systèmes, même par capitalisation individuelle, reposent in fine sur des transferts de richesse
des actifs vers les inactifs. Il s’agit de rappeler que cet équilibre actifs/inactifs ne dit pas tout :
ce que produit un actif aujourd’hui n’est pas comparable à ce qu’il produisait jadis, cet
équilibre ne dit rien des répartitions internes à la société qui ne sont pas données une fois pour
toutes. Les retraites devaient pour les socialistes reposer sur une « propriété sociale », c’est-à-
dire sur l’affirmation et la reconnaissance d’un droit de la nation sur l’ensemble des richesses.
Radicaux et républicains avec Léon Bourgeois acceptaient le principe d’une « dette sociale ».
Les chrétiens sociaux souhaitaient aussi des mesures de solidarité. Cette convergence de
forces, saluée par Jaurès, allait déboucher une génération plus tard sur un système généralisé
d’assurances sociales. Mais, dès 1910, pour tous les républicains réformateurs, les pensions
n’étaient pas assimilables au droit du rentier, elles étaient le fruit d’un effort obligé et
nécessaire de solidarité. Nous pourrions aujourd’hui retrouver cette inspiration féconde. Ainsi,
pour pallier les insuffisances d’une retraite pour les morts, Jaurès proposait d’instaurer une
retraite par les morts, c’est-à-dire en partie financée par l’imposition des patrimoines et des
héritages. Élargissons la solidarité, au lieu de la restreindre. Retrouvons ce que Jaurès appelait
le « sens du mouvement de l’histoire ». La question des retraites n’est pas d’abord une question
de gestion, mais de civilisation.
Gilles Candar et Guy Dreux,
Auteurs d’Une loi pour les retraites.
Débats socialistes et syndicalistes autour de la loi de 1910,
Le Bord de l’eau, 2010
Libération, 25 février 2010