Il importe de s’interroger à nouveau sur la définition, le sens et les valeurs qui font la science.
Science et liberté par Michel Blay
Bien souvent l’idée que l’on se fait de la recherche dépend pour une large part de son propre champ de compétences, des problèmes que l’on est capable d’y déceler, et des intérêts, qui peuvent être économiques, pour lesquels il semble indispensable d’aborder tel ou tel sujet d’études ; il y a recherche si l’on travaille sur un point particulier de la théorie des nombres ou sur la structure de la matière ou bien encore sur l’habitat médiéval, mais aussi lorsque l’on met au point un médicament, un nouveau microprocesseur ou un logiciel.
Ainsi le sens du terme de recherche ou d’activité de recherche est loin d’être clair, d’aller de soi et appelle, en conséquence, pour éviter les manipulations linguistiques et politiques, un encadrement conceptuel précis. Cet encadrement dépend évidemment de l’idée que l’on se fait de ce que doit être la science. Mais, cette idée, là encore, est-elle bien la même pour chacun ? Probablement pas. En effet, le concept de science, loin d’être défini comme le suggère, par exemple, René Descartes, par l’idée de la « connaissance de toute chose » semble bien plutôt, de nos jours, accommodé à toutes les sauces. On ne sait plus très bien ce qu’il faut en penser, sauf que, sans doute, il y a de la science lorsqu’il y a des mathématiques, des laboratoires et de nos jours, des ordinateurs, une bonne rasade d’Internet et souvent des profits économiques. Mais cela est-il suffisant pour caractériser la science, d’autant qu’il n’est pas sûr qu’il ne faudrait pas parler plutôt « des » sciences ? Ou bien encore, comme certains le suggèrent, de sciences « dures » et de sciences « molles » en considérant, comme allant de soi, que les sciences dures sont précisément celles qui s’accordent le mieux avec la pseudo-définition que j’ai rappelée ci-dessus.
Faut-il donc tenir pour « mou » — ce qui est dans ce contexte très dévalorisant — toute activité de l’esprit qui ne reposerait pas sur des procédures calculatoires, de gros laboratoires, des ordinateurs et un bon retour sur investissement, etc… ? Le souci de la rigueur et de l’exigence intellectuelle du pur mathématicien, de l’historien, de l’archéologue, du théoricien de la littérature, du philosophe, etc… ne serait-il qu’un mol amusement, un doux divertissement et, finalement, seulement un trou dans les budgets ?
Il importe donc de s’interroger à nouveau sur la définition, le sens et les valeurs qui font la science. À cette fin, pour clarifier d’entrée de jeu la discussion, je poserai que la science, celle de notre époque comme celle des Grecs anciens ou des Arabes, est essentiellement recherche de la vérité, visée de connaissance et, qu’en cela, elle repose sur une démarche intrinsèque d’approfondissement, de transformation et de clarification des principes et des concepts. Rien, en droit, ne peut échapper au questionnement. La science ainsi définie a donc, évidemment, partie liée avec la liberté et cette dernière a parfois été payée au prix fort.
Par cette définition, la science se reconnaît à nouveau clairement comme science, c’est-à-dire comme un travail de l’humanité s’accomplissant dans l’exigence intellectuelle et dont l’horizon est la vérité.
Sans doute ce n’est pas la même voie, les mêmes tours et détours dans lesquels s’engagent, par exemple, au cours des siècles, le mathématicien ou le physicien, et en cela on doit plutôt parler des sciences avant de parler de la science, mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la visée de vérité qui seule permet de définir un concept de science ; un concept de science n’excluant pas, a priori, ce que certains classent dans le « mou », confondant alors l’usage des formules mathématiques, le rôle des gros appareillages et l’importance des subventions avec les enjeux véritables de l’exigence intellectuelle.
La science ainsi définie apparaît donc clairement comme la démarche originale par laquelle se construit, dans la liberté, loin des seules finalités techniques ou technologiques, la connaissance. Pour se convaincre de cela il suffit de faire un peu d’histoire des sciences.
En 1543 Copernic lance la terre dans les cieux et, en plaçant le soleil au centre du monde, impose de reformuler la question de la nature de l’homme, de sa position, de sa situation et de son rapport avec Dieu. En un mot il impose de reformuler tout à la fois les questions de la science, de l’ordre social et de la conduite de la vie de chacun. Bien téméraires alors furent ceux qui, vers 1600, contre toute prudence prirent au sérieux le texte copernicien et refusèrent de n’y voir qu’une hypothèse heureuse pour sauver les phénomènes. Ainsi, en particulier Giordano Bruno dont la
vie tumultueuse s’acheva sur le bûcher au Campo di Fiori le jeudi 17 février 1600, ouvrit sur l’infini le monde clos des ancien mais aussi encore de Copernic en donnant à l’infini toute sa positivité. Une nouvelle vision de l‘univers s’impose où l’infini n’est ni tragique ni angoissant mais, bien au contraire, signifie la venue d’une nouvelle liberté, la reconnaissance de l’étonnante richesse de la réalité et finalement du pouvoir sans limite de la pensée humaine. Giordano Bruno célèbre son envol, l’envol de l’homme, en composant les vers qui concluent l’épître liminaire du dialogue De l’infinito, universo e mondi (1584) : « Sorti de la prison étroite et noire, où tant d’années l’erreur m’a confiné, [..] je déploie dans l’air mes ailes assurées ; je ne redoute aucun obstacle de cristal ou de verre, mais je fends les cieux et je m’érige à l’infini.Et tandis que de mon globe je m’élève vers d’autres globes et pénètre plus avant à travers le champ éthéré, ce que d’autres voient de loin, je le laisse derrière moi ».
Un monde nouveau est alors à construire. Longue et rude tâche accomplie, entre autres, par Galilée, Descartes, Newton, poursuivie jusqu’à aujourd’hui et par laquelle la liberté, avec la connaissance, s’est considérablement accrue : en comprenant, par exemple, avec Newton et Halley, pourquoi les comètes reviennent régulièrement, il n’y a plus de raison de s’effrayer, comme autrefois, de leurs apparitions dans le ciel mais, bien au contraire, de se réjouir de la liberté qu’apporte toute connaissance rigoureusement construite.
Le champ de la rationalité s’est ouvert et avec lui de nouvelles libertés et de nouveaux droits se sont imposés progressivement dans la société — l’avènement au XVIIIe siècle des Lumières.
Des Lumières, pour hier comme pour aujourd’hui, afin que la raison dans son usage exigeant et jubilatoire, contre toutes les clôtures dressées par les intérêts et les pouvoirs, interpelle à pleine voix la liberté. Tout comprendre parce que tout peut être questionné et que tout doit être questionné.
La science telle que nous l’avons définie pour la rendre à elle-même et telle que nous venons de la voir se développer, nourrissant et enrichissant d’entrée de jeu la vie de la société, c’est aussi une organisation, des réseaux, des hommes et des femmes au travail, partageant socialement les résultats de leurs travaux.
C’est bien ainsi que la science classique et moderne s’est constituée et s’est développée ; son essence, ce qu’elle est, comme nous l’avons indiqué, fait qu’il ne peut pas en être autrement et que c’est en considérant la science telle qu’elle est que l’on peut attendre de nouveaux résultats, non pas en la réduisant au pur champ du technique, champ que l’on croit aujourd’hui, ou que l’on veut faire croire, être le tout de la science. L’ingénierie généralisée et divinisée, la techno-science, n’est pas et ne sera jamais l’avenir de la science, mais sa mort annoncée.
Dans cette perspective, le style de la politique scientifique menée en direction des laboratoires et de leurs personnels constitue donc un élément essentiel du point de vue de l’avenir du développement technique et économique. On peut toujours affirmer que la recherche est une priorité nationale, que l’économie du pays en dépend pour une large part, encore faut-il prendre en compte et la nature de la science et les hommes qui la font ; il faut revenir aux choses elles-mêmes. Ce n’est pas par décrets et discours que l’on construit de nouvelles théories, mais par un travail de réflexion, de pensée, par un travail de vagabondage à travers les autres champs théoriques et conceptuels, par un travail continu et assidu, je dirais de méditation et de culture, par un travail qui demande du temps, de la concentration et de la liberté.
Les exigences économiques de la société marchande sont une chose ; en voulant d’une façon ou d’une autre les imposer trop excessivement à la vie des laboratoires, la poule aux œufs d’or sera tuée : des résultats récents seront immédiatement rentabilisés au profit de quelques industriels ; mais cela au détriment du temps de la science, de ce temps qui permet précisément la venue de nouveaux mondes, de nouvelles conceptions, puis de nouvelles techniques jusque là impensables. En privilégiant le développement technique immédiat on ruine la possibilité même du développement technique et, plus gravement on fait croire que la science se confond avec ce développement technique, de telle sorte que le monde de la vie semble séparé du monde de la science alors qu’il n’est séparé que de celui de ses autonomisations techniques, de ce qui est utile mais pas essentiel. Comment s’étonner alors, dans ce triste contexte où la science est vidée de son sens, qu’elle ne suscite plus d’enthousiasme et de vocations, ne soit plus comprise, fasse peur et laisse place à toutes les croyances les plus rassies ? C’est donc bien au niveau des laboratoires, au niveau du travail quotidien de la science, loin des effets d’annonce concernant la création de tel institut ou de telle agence de moyens, que se joue l’avenir de la science et de ses conditions de possibilités.
Je me suis efforcé de montrer qu’en raison de ce qu’elle est, la science impose, pour continuer à exister en tant que science et pour permettre corrélativement le développement technique, que soit satisfaite un certain nombre d’exigences afférentes, en particulier, à la priorité absolue de la science comme visée de vérité et de connaissance, à la liberté et au temps de la pensée ainsi qu’à l’indépendance des acteurs de la recherche.
C’est à ce prix, et à ce prix seulement, au regard de l’ensemble de son développement historique et conceptuel, que la science comprise en tant que science pourra redevenir ce qu’elle a toujours été : une pensée absolument questionnante et une liberté pour tous.