Julien Suaudeau, Septembre 2019, Slate
Lilian Thuram et « les Blancs », deux ou trois choses que je sais de l’article défini
Affichons la couleur et généralisons d’emblée : les Français sont un peuple souvent imprévisible, toujours complexe –pour ne pas dire paradoxal.
Il y a quelques mois, lorsque Gallimard a publié une nouvelle édition des Chroniques d’un enfant du pays de James Baldwin, on a applaudi la traduction de Marie Darrieussecq, « qui fait entendre le cri de colère de l’écrivain noir » contre cette « Amérique [des années 1960] qui n’en avait toujours pas fini avec son passé esclavagiste ».
On se souviendra aussi des louanges qu’I Am Not Your Negro, le documentaire de Raoul Peck sur Baldwin, avait reçues en France à sa sortie en 2016 –notamment dans les médias dits progressistes.
À la lumière de ces deux souvenirs, et en découvrant les réactions à l’entretien donné par Lilian Thuram au Corriere Dello Sport, je me demande si les Français ont pris la peine de lire Baldwin avant de l’adorer, lui dont on dit qu’il trouva en France un refuge au racisme nord-américain.
Je me demande aussi pourquoi l’antiracisme devient subitement problématique quand il pose son ancre dans l’Hexagone et entre en conflit avec notre mythologie républicaine.
Dans son interview, qui a pour contexte le racisme dans les stades de foot européens, Thuram dit ceci : « Il est nécessaire d’avoir le courage de dire que les Blancs pensent être supérieurs. […] Les Blancs ont décidé qu’ils étaient supérieurs aux Noirs et qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient avec eux. »
Toute la journée d’hier, la volée de bois vert a été massive : Thuram n’a pas dit « des Blancs », ce qui signifie que ses propos prennent pour cible la totalité de la population blanche, qu’ils essentialisent. L’antiraciste fait ainsi l’aveu de sa haine anti-Blanc. La messe est dite, le donneur de leçons est démasqué et dévoilé lui-même comme un odieux raciste.
Depuis que la polémique a éclaté, je reconnais que je n’ai pas eu le temps de relire tout Baldwin. Je me suis contenté de rouvrir The Fire Next Time (La prochaine fois, le feu, en version française).
Au début de la seconde partie du livre, « Down at the Cross : Letter from a Region in My Mind », Baldwin écrit : « I do not know many Negroes who are eager to be “accepted” by white people, still less to be loved by them ; they, the blacks, simply don’t wish to be beaten over the head by the whites every instant of our brief passage on this planet. White people in this country will have quite enough to do in learning how to accept and love themselves and each other, and when they have achieved this –which will not be tomorrow and may very well be never– the Negro problem will no longer exist, for it will no longer be needed. »
« The blacks »/« the whites » : Baldwin ne parle pas ici de quelques Noirs et de quelques Blancs. Il veut dire, sans aucune équivoque, « les Noirs » et « les Blancs », et la force de sa pensée –sa radicalité, objecteront certains– doit beaucoup à ce refus de croire aux exceptions.
À la page suivante, on trouve une phrase dont la déclaration de Thuram est comme un écho, peut-être une réminiscence : « In any case, white people, who had robbed black people of their liberty and who profited by this theft every hour that they lived, had no moral ground on which to stand. » Soit, en français : « Quoi qu’il en soit, les Blancs, qui avaient volé aux Noirs leur liberté et profitaient de ce vol chaque heure de leur vie, ne pouvaient s’appuyer sur aucun socle moral. »
Il serait intéressant de compter le nombre d’occurrences de « white people » dans les textes de Baldwin. Elles sont multiples. Si la mauvaise foi peut amener à considérer que ces deux mots doivent se traduire en français par l’article indéfini (« des Blancs »), il est incontestable, compte tenu du contexte, que l’article défini, indice du général, est ce que l’on entend dans la version originale. Baldwin, comme Thuram, pense et dit bien « les Blancs ».
Ce faisant, se rend-il coupable d’une affirmation raciste ? Il me semble que sa généralisation nous renvoie plutôt à la rhétorique des moralistes du Grand Siècle, chez qui l’article défini (souvent au singulier) s’inscrit dans une stylistique visant à identifier des grands types moraux, nationaux ou psychologiques en se soustrayant au chaos furtif et baroque des individualités.
Écrire « white people », en d’autres termes, c’est construire un concept, une figure abstraite, qui est à la fois culturelle, historique, philosophique, politique et sociologique. Quand Thuram dit « les Blancs », il ne fait qu’interroger une histoire complexe et douloureuse que Blancs et Noirs ont en partage : la colonisation, la traite, l’esclavage.
D’où vient-il que l’article défini, accepté sous la plume d’un Afro-Américain, devienne un acte de pyromanie indigéniste dans la bouche d’un Afro-Français ? Pourquoi ne pouvons-nous, en France, penser le racisme que comme un objet extérieur ou obsolète, un corps étranger qui ne peut pas avoir droit de cité chez nous, puisque nous sommes le pays des droits de l’homme ?
Aimé Césaire, dans Le discours sur le colonialisme, avait bien mis au jour les limites ethnocentriques de la philosophie des Lumières : « Ce que [le très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle] ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc. »
« Au bout de l’humanisme formel, écrit encore Césaire, il y a Hitler » : cet humanisme taillé sur mesure, cet universalisme si cher aux républicains autoproclamés n’est qu’un avatar du privilège blanc, qui consiste aujourd’hui, en France, à s’abriter derrière l’indivisibilité de la République pour disqualifier comme communautaristes, voire séparatistes, les demandes de minorités souhaitant simplement prendre leur place, comme les Blancs, dans notre contrat social.
L’affaire Thuram, en définitive, est le symptôme que l’universalisme dont nous avons fait –à raison– une valeur française a encore un long chemin devant lui avant d’exister dans les faits. Si l’idée est d’y parvenir un jour, peut-être devrions-nous, au lieu de crier au loup dès qu’une voix dissonante se fait entendre, commencer par ouvrir les yeux sur le racisme made in France et sur l’histoire dans laquelle celui-ci s’inscrit.