Quand on vit quotidiennement dans un monde toujours plus invivable, que fait-on pour s’en sortir ?
On s’attelle à construire un autre monde possible, en tissant des solidarités, des amitiés, en organisant des actions collectives, où s’exprime la colère et un certain engagement politique, dans des espace visibles par tout le monde comme les ronds-points !
Pour fêter le premier anniversaire de ce surprenant mouvement social des gilets jaunes, des cinéastes ont mené l’enquête auprès de ceux et surtout celles qui ont osé sortir de l’invisibilité, en empruntant des chemins et des manières de faire qui sortent du commun et des sentiers battus.
Il faut saluer le travail créatif de ces documentaristes et cinéastes qui nous sortent des images réductrice des journaux télévisés, concentrés sur les fumigènes, les affrontements, la violence. Ils et elles ont déployé un travail artistique inédit pour nous faire comprendre un mouvement social inédit dans ses formes, sa durée, son organisation. Ils et elles ont adopté une posture et un regard bienveillant sur ces « femmes en jaune » souvent plus nombreuses, plus déterminées, plus humaines que leurs compagnons de lutte. Ainsi, Anne Gintsburger, Anouk Burel et Claire Perdrix ont réalisé six documentaires diffusés sur France 3 : « Les femmes en jaune ». Le premier, « La marche des femmes » nous montre des travailleuses précaires, intérimaires, saisonnières, chefs cuisinières, couturières et mères de familles… En même temps qui ont entrepris une marche de Marseille à Paris, chantant à tue-tête leurs colères et leurs espoirs : « Même si Macron ne veut pas de nous on est là, en l’honneur des travailleurs, et pour un monde meilleur, nous on est là… ». Les réalisatrices arrivent à nous faire comprendre et saisir ces courants souterrains qui donnent à ces femmes une énergie surprenante pour se lancer dans une aventure humaine hors normes où chacune s’étonne de ce qui lui arrive, de se dépasser en construisant des solidarités, un réseau qui les accueille et les fait vivre et revivre tout au long du trajet. Ces femmes se métamorphosent ensemble en faisant collectif, en transformant leur activité de résistance au quotidien pour survivre et faire vivre leur famille, en révolte organisée, en engagement politique durable au féminin. On comprend comment la partie visible du mouvement cache une véritable « tectonique des plaques » qu’il faut aller chercher dans les profondeurs de notre société inégalitaire et violente, pour comprendre ce qui nous arrivent à toutes et tous, dans ce pays qui se pense comme civilisé ! Et développé !
Ces documentaires qui saisissent ces femmes en action, qui les interrogent sur leur vie et leurs motivations, nous révèlent une chose surprenante : dans les mouvements sociaux traditionnels, organisés, institués, respectant des normes bien établies dans ce genre d’activité sociale et politique, les femmes sont généralement encore plus ou moins minoritaires. Et dans ce mouvement qui a inventé ses propres normes en marchant, les femmes semblent avoir trouvé plus facilement leur place et leur rôle. Elles ont réussi à bousculer leurs propres normes familiales en abandonnant pour l’occasion enfants et compagnons (quand elles n’étaient pas parents uniques). Et dans le même élan, elles ont co-construit de nouvelles normes d’actions collectives avec leurs compagnons de lutte. Au sein des collectifs de ronds-points, elles ont réussi à se faire reconnaître à la fois comme personnes humaines, travailleuses, citoyennes actives, porte-paroles du mouvement… en donnant libre cours à leurs propositions, leurs déterminations, leur intelligence… Alors que cela est loin d’être le cas dans leur vie quotidienne ! Dans les organisations internes des collectifs des ronds-points et des actions collectives, dans les attributions et les prises de responsabilités, elles ne semblent pas avoir été entravées par les normes encore en vigueur qui caractérisent les rapports de genre, dans la sphère privée comme dans la sphère publique, politique et même syndicale !
Il faudrait mettre tout cela en rapport avec la façon dont ont été inventés les nouveaux espaces de mobilisation par les gilets jaunes : par exemple la complémentarité entre les deux modes de mobilisation sur les ronds-points d’un côté avec la proximité géographique, et sur les réseaux sociaux (Facebook) d’un autre côté (cf. Le Monde du 16/11/19 page 30 : « les territoires des gilets jaunes).
La même étude par un collectif d’économistes met en évidence la plus grande mobilisation des populations appartenant à des territoires périphériques, plus sensibles aux problèmes d’éloignement entre les lieux de résidence et de travail, aux problèmes d’accès aux services publics… Elle souligne aussi que parmi les déterminants de cette mobilisation exceptionnelle par son ampleur et sa durée, les contraintes géographiques, les difficultés économiques locales (taux de chômage, inégalités salariales…), liées aux décisions politiques prises ou programmées en 2018 ont joué un rôle central.
L’isolement géographique de certains territoires… notamment les territoires dépendants de l’automobile… semble avoir joué un rôle déterminant dans la constitution du mouvement. »
Conclusion
Le mouvement est loin d’être terminé. Il n’a pas épuisé ses effets colossaux et inattendus sur notre société en mouvement. Et on est loin d’en avoir tiré toutes les leçons, chacun.e pour sa gouverne !
Yves Baunay
Chantier FSP
Institut de recherche de la FSU
Novembre 2019