Avant-projet de LPPR : une gigantesque machine à précariser et à privatiser
Le chantier « Femmes, Savoirs, Pouvoirs » de l’institut compte parmi ses membres plusieurs femmes actives et retraitées de l’enseignement supérieur et de la recherche. Elles viennent, comme toute la communauté universitaire et de la Recherche, d’apprendre qu’au mépris du contexte et de l’opposition largement exprimée, le gouvernement entend faire passer au forceps le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche. Cet avant-projet qui n’a de budgétaire que le masque, gigantesque machine à précariser et privatiser, cache des évolutions majeures des statuts, des emplois et des financements dans l’enseignement supérieur et la recherche. L’équipe des rédacteurs d’Académia en a fait une rapide analyse que nous vous livrons.
Publié le 07/06/2020 par L’équipe des rédacteurs d’Academia
L’avant-projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche — 220 pages indigestes mêlant novlangue, vernis idéologique pseudo-républicain et dispositions quelquefois très techniques — a enfin été diffusé, à cinq jours de la consultation obligatoire du CNESER, et ce, alors que le texte est largement écrit depuis des mois. Le message à l’endroit du CNESER est clair : aucune considération n’est accordée à l’instance collégiale chargée de représenter la diversité des intérêts dans l’ESR. À ce niveau, on peut même parler de mépris.
Rappelons quelques points préalables, qui sont dénoncés depuis longtemps :
L’appellation de l’avant-projet de loi « de programmation pluriannuelle de la recherche » est trompeuse, car la question de la programmation budgétaire, si elle est cruciale, ne représente jamais que deux articles d’un projet de loi qui en compte 24.
Les engagements de programmation budgétaire (article 2) n’engagent en réalité à rien sur le plan juridique : le législateur des années suivantes en fera ce qu’il voudra. Qui plus est seuls 104 millions d’euros sont abondés pour cette année — la seule qui compte vraiment — soit un quart de ce que la Ministre annonce partout depuis plusieurs mois. La poudre de perlimpinpin a magiquement disparu, sauf dans les dépêches médiatiques qui continuent l’incantation de 25 Mds sur 10 ans1 L’engagement réel porte donc sur 0,4% de ce montant…
Le texte qui circule depuis ce matin n’est pas encore celui qui sera examiné par le Parlement. Il est peu probable que son contenu bouge substantiellement à la suite de son examen par le CNESER (le 12 juin) et le comité technique ministériel (le 17 juin), à moins bien sûr que la communauté de l’ESR se mobilise massivement, ce à quoi nous appelons dès le 12 juin. Il est très probable, en revanche, que les échanges interministériels, sans doute encore en cours, et le Conseil d’État – obligatoirement consulté avant l’examen du projet en conseil des ministres (annoncé pour le 8 juillet) – conduiront à quelques évolutions du texte.
Les quelques lignes qui suivent ne sont pas destinées à commenter la partie budgétaire du projet (titre I), mais tout le reste, autrement dit tout ce qui, normalement, ne devrait rien avoir à faire dans une loi de programmation budgétaire (titres I à V). Car ce « reste » a eu la main lourde : il contient des évolutions majeures du droit de l’enseignement supérieur, qu’il va nous falloir analyser en détails en cinq jours.
1. Le tenure track ou la transformation des statuts des enseignant·es-chercheur·ses
Signalons un premier point majeur, qui, à lui seul, devrait justifier une très vive mobilisation de la communauté universitaire : l’article 3, qui met en place un système de « tenure-track » conforme à ce que l’on annonçait et craignait. Une « track » vers la « tenure » est créée, c’est-à-dire une procédure dérogatoire de titularisation dans le corps des directeurs de recherche et de professeur des universités, qui se traduit par la reconnaissance d’un privilège d’accès à ces corps au bénéfice d’individus ayant d’abord été recrutés par voie contractuelle par un établissement. Le schéma, plus précisément, est le suivant : un établissement (une université, par exemple) recrute par contrat un individu pour une période de trois à six ans, puis se voit reconnaître le droit de procéder à sa titularisation dans le corps des DR ou des PU (selon l’établissement), l’individu signant alors « un engagement à servir » dont la durée n’est pas précisée.
C’est évidemment une évolution très grave, pour de multiples raisons dont les principales sont les suivantes :
on court-circuite toute procédure de qualification nationale ;
les contrats préalables à l’éventuelle titularisation ne font l’objet d’aucun encadrement légal, si ce n’est un très vague renvoi à un décret en Conseil d’État dans lequel le ministère pourra mettre ce qu’il veut, ce qui ouvre grand la porte à une modulation des tâches (et en particulier des services d’enseignements) ou encore à la variation des rémunérations ;
aucun mécanisme de protection des libertés académiques n’est mentionné durant la période contractuelle ; au contraire, durant le contrat, l’aspirant DR ou PU se voit imposer des « objectifs à atteindre », forme sans précédent d’atteinte à la liberté de la recherche.
En contrepoint, les « garanties » qui sont mises en place autour des tenure-tracks sont très légères : le recrutement doit se faire « à l’issue d’une sélection par commission constituée de personnes de rang égal à celui de l’emploi à pourvoir et comportant des universitaires ou des chercheurs extérieurs à l’établissement dans lequel le recrutement est ouvert, et notamment étrangers ». C’est très vague, et laisse sans réponse des questions de première importance : quelle proportion d’EC exactement ? Quelle proportion de personnalités extérieures ? Qu’est-ce que signifie exactement la formule « à l’issue de » ? Est-ce une simple obligation de procédure ou signifie-t-elle que la commission décide seule de la personne sélectionnée ?…
Pour le dire simplement, ce qui est établi ici est bien plus grave encore que les « contrats LRU », qui étaient déjà une ignominie. Avec les tenure tracks, en effet, ce n’est pas un mécanisme contractuel qui est établi à côté du statut ; c’est le statut lui-même qui est détricoté , dans une proportion potentiellement très importante : jusqu’à 25 % des recrutements de DR et PU pourront passer par cette voie. Un sur quatre !
Tout cela, on l’aura compris, n’a rien à voir avec une programmation budgétaire pluriannuelle. Tout le projet de loi est du même acabit, et appelle une lecture très attentive. Citons quelques autres points très problématiques concernant les emplois :
2. Emploi dans l’ESR : la privatisation pour religion
Un « contrat doctoral » de droit privé (article 4, I) est créé, qui rompt avec la logique tripartite de la convention CIFRE qui associe une entreprise, un doctorant et un laboratoire, au bénéfice d’une logique bilatérale dont le laboratoire est exclu. Un seuil est donc franchi, et nous voilà arrivés à une recherche doctorale totalement privatisée.
Dans la même veine, des post-docs de droit privé sont créés (article 4, IV), sans aucun encadrement légal autre qu’un très vague renvoi à un décret en Conseil d’État et l’exigence que « l’activité de recherche proposée doit fournir au salarié une expérience professionnelle complémentaire au doctorat ». Pire encore, les quelques mesures d’encadrement des CDD prévus par le code du travail sont rendues inapplicables à ces post-docs (« Les dispositions des articles L. 1243-13 et L. 1243-13-1 du code du travail ne sont pas applicables au contrat de travail »). Ne serait-ce que sur ce point, la LPPR s’annonce comme une gigantesque machine à précariser.
Le « CDI de mission scientifique », qui était annoncé, est bien mis en place (article 5), avec pour objet de contourner la règle de la transformation obligatoire en CDI des relations contractuelles d’une durée supérieure à six ans – une règle qui, il faut le rappeler, n’a été introduite en France en 2005 que parce qu’il s’agissait d’une obligation européenne (directive du 28 juin 1999). Dans la lignée du « CDI de chantier ou d’opération » d’ores et déjà applicable « dans les établissements publics de recherche à caractère industriel et commercial et les fondations reconnues d’utilité publique ayant pour activité principale la recherche publique » depuis la loi PACTE du 22 mai 2019 (cf. art. L. 431-4 du code de la recherche et décret du 4 octobre 2019 fixant la liste des établissements et fondations concernés : CEA, IFREMER, CNES, Institut Pasteur, Institut Curie, ), l’objectif n’est rien d’autre, autrement dit, que de créer un CDI – un CDI aux conditions de rupture particulièrement souples – permettant d’éviter d’avoir à cédéiser.
3. Le darwinisme vidalo-coulhonien en acte
Par ailleurs, il est important de noter que la logique de compétition et de mise en concurrence ne se situe pas seulement au niveau des dispositifs d’emplois : elle est le fil-conducteur de tout le projet de loi, et transpire de chaque article . En voici quelques exemples :
Le principe d’évaluation des établissements est encore accentué (article 9, avec une extension de l’évaluation à la totalité des missions des établissements), tout comme l’engagement des personnels de la recherche dans les entreprises, au nom de « l’ouverture du monde académique vers les entreprises » (article 12 et 13, 17, …). Cela se traduit, en particulier, par une ouverture très large des possibilités de cumul d’activités à temps partiel entre les établissements de l’ESR et les entreprises.
Le système des primes et des dispositifs d’intéressement est renforcé, en particulier entre les mains des chefs d’établissement (article 14).. La prime d’intéressement dépendra-t-elle de la situation financière de l’établissement ? Les responsables de master seront-ils intéressé·es au volume de frais d’inscription collectés ? Les directeur·trices de laboratoire seront-ils et elles intéressé·es suivant les montants des contrats ANR et ERC ?
De même, une part croissante du financement des établissement passera désormais par les appels à projets de l’Agence nationale de la recherche (article 11), qui devient une source importante de financement de besoins jusqu’ici considérés comme pérennes, et non soumis à la logique compétitive des appels à projets.
Sommet de ce dispositif, l’HCERES dont la présidence est vacante depuis plus de six mois a sans douté trouvé preneur, puisqu’on prévoit « la présence dans le collège du HCERES d’une personne ayant participé à la création d’une entreprise » (article 9)
4. Pot-pourri bien pourri
On trouve à côté de cela tout un pot-pourri de mesures dont il va falloir faire dans les prochains jours une analyse serrée, afin de démasquer tous les loups éventuels. On remarque, par exemple, à l’article 18 une ouverture forte du recours à l’enseignement à distance dont on peine encore à comprendre les implications exactes, à l’article 19 une simplification des modalités de changement des statuts des établissements dits « composantes » des établissements expérimentaux, à l’article 20 une mesure destinée à limiter les recours contentieux en matière de recrutements des personnels enseignants-chercheurs, enseignants et chercheurs, à l’article 21 une liste importante d’habilitations à légiférer par voie d’ordonnances, en particulier s’agissant des établissements d’enseignement supérieur privés.
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Bref, c’est un nombre considérable de fronts qui se trouvent ainsi ouverts. La communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche, dont le CNESER est censé représenter les différentes composantes, a donc cinq jours pour en débattre, se faire une opinion, débusquer les loups, faire des contre-propositions, trouver des compromis. Cinq jours. CINQ JOURS. Devant un tel mépris, y-a-t-il vraiment quelque chose à débattre ?
Liens – Documents touchant à l’avant-projet de loi LPPR
LPPR EXPOSE DES MOTIFS
LPPR PROJET DE LOI-1
LPPR RAPPORT ANNEXE
LPPR TABLEAU 3 COLONNES TITRE II-1
LPPR TABLEAU 3 COLONNES TITRE III
LPPR TABLEAU 3 COLONNES TITRE IV
LPPR TABLEAU 3 COLONNES TITRE V
Liens vers d’autres analyses :
LPPR : le projet de loi, par Julien Gossa, 7 juin 2020
Version quasi identifique du texte sur Université ouverte
Par exemple, la dépêche AEF n°629169 du 7 juin 2020. « LPPR : le projet de loi contient 24 articles et prévoit un effort cumulé de près de 25 Md€ sur 2021-2030 ». [↩]