Guy Dreux, membre de l’IR-FSU, revient sur la « première historique » du Bac 2020.
Durant l’année scolaire 2018-2019, la mobilisation des enseignants contre les réformes de Jean-Michel Blanquer (celles du lycée, des programmes, du baccalauréat et de l’entrée à l’université) s’était heurtée à un tel refus de considération qu’en désespoir de cause, certains enseignants, dans un mouvement inédit, avaient décidé de ne pas surveiller les épreuves du baccalauréat puis de retenir quelques temps les notes obtenues à ces épreuves.
Dans ce contexte, recteurs, inspecteurs, proviseurs et autres personnels administratifs ont été « mobilisés » pour faire pression sur les professeurs réfractaires. Les rappels à l’ordre, les menaces, parfois virulentes et pressantes, se sont multipliés avant et même pendant les délibérations des jurys. Des scènes tout à fait extraordinaires ont été constatées par dizaines, centaines, où des présidents de jurys, des proviseurs fixaient eux-mêmes des résultats pour pallier des notes manquantes.
Durant cette année scolaire, 2019-2020, ce sont les nouvelles épreuves du « bac Blanquer », les « E3C », qui ont suscité un mouvement de contestation important aussi bien de lycéens que d’enseignants. Les uns refusant de se présenter aux convocations, bloquant parfois certains établissements, les autres refusant de surveiller ces épreuves. Là encore, Jean-Michel Blanquer a choisi de minorer ces mouvements – ne concédant la plupart du temps que 10% seulement des établissements auraient été obligés de procéder à de simples reports des épreuves – et de les disqualifier en dénonçant fermement un « ensauvagement » [1] regrettable de notre société, n’appelant que des sanctions pour toute réponse.
Là encore, recteurs, inspecteurs et chefs d’établissement ont été mis à contribution pour faire passer coute que coute ces épreuves, y compris en faisant appel aux forces de l’ordre à l’intérieur des établissements, multipliant les menaces envers des élèves.
Tous les acteurs du système éducatif savent parfaitement que ces deux épisodes critiques participaient d’une crise profonde à l’école où les réformes se sont imposées contre l’avis de l’immense majorité des enseignants et de leurs syndicats, mais aussi contre l’avis des associations de parents d’élèves ou de lycéens, des sociétés savantes ou des associations disciplinaires. C’était particulièrement évident pour la réforme des programmes qui a suscité très tôt des critiques et des mises en garde nombreuses et fortes [2]. Tous ont pu dénoncer la transformation de l’école en une vaste machine d’évaluation et d’orientation.
A chaque fois, Jean-Michel Blanquer a tenu, envers et contre tout, à faire la démonstration de sa détermination et de la force de sa volonté politique. A chaque fois, sur le « terrain », le ministre a encouragé les comportements les plus « inédits », souvent contraires aux règlements, pour démontrer qu’il était capable d’obtenir finalement ce qu’il voulait, en l’occurrence des résultats scolaires [3]. Qu’il s’agisse de la session de juin 2019 du bac ou de la session de janvier-mars 2020 des « E3C », une partie de ces « résultats » scolaires, résultats comptant pour l’examen final, auront finalement été obtenus par des procédures difficilement défendables.
Aujourd’hui, c’est avec la crise sanitaire et la fermeture des établissements scolaires annoncée le 12 mars qu’un nouvel épisode inédit se profile.
Le 3 avril 2020, dans un contexte à l’évidence extrêmement difficile, Jean-Michel Blanquer annonce que le baccalauréat 2020 sera délivré selon une procédure de contrôle continu. Cette décision, logique par bien des aspects, laisse penser tout aussi logiquement que l’Education nationale va faire confiance aux professeurs pour délivrer le diplôme. S’en réjouissant ou le regrettant, ces derniers devraient en effet participer très directement à l’évaluation finale de leurs élèves en proposant des notes et/ou appréciations pour ce troisième trimestre si exceptionnel.
Il n’en sera rien.
En effet, le ministère de l’Education nationale a adressé ce vendredi 28 mai aux recteurs, inspecteurs et proviseurs une note précisant les modalités d’évaluation du baccalauréat [4]. Seuls seront pris en compte les deux premiers trimestres pour calculer une moyenne annuelle ; moyenne annuelle qui servira de base de réflexion aux jurys.
Et pour déterminer la note définitivement retenue pour le baccalauréat, ces mêmes jurys – qui « seront vigilants à maintenir la valeur du diplôme et à respecter le principe d’équité » précise la note de la DGESCO – disposeront, en plus de ces moyennes annuelles et des appréciations (notées ou non) des professeurs pour le troisième trimestre, de statistiques associées à chaque établissement :
« Le travail préparatoire des sous-jurys, quand ils sont mis en place, consiste à effectuer un premier examen des moyennes des livrets scolaires ou des dossiers de contrôle continu, au regard notamment des données statistiques disponibles sur l’établissement d’inscription du candidat. Ces données portent, pour chaque série, sur les notes moyennes, taux de réussite et de mentions obtenues au baccalauréat aux trois dernières sessions des bacheliers inscrits dans l’établissement. »
C’est là une première historique. Le baccalauréat 2020, dernière session du baccalauréat « classique », sera délivré selon le principe de ce que les anglo-saxons appellent la « datafication » de l’éducation. Cela renvoie à l’intention de plus en plus affirmée de « piloter » l’éducation selon des logiques purement quantitatives et statistiques.
L’important ici est de comprendre que dans cette perspective de « datafication » les statistiques ne sont plus utilisées pour rendre compte et expliquer, ex-post, un phénomène déjà observé dans la réalité – à l’instar des corrélations linéaires qui permettent d’associer des taux de réussite observés au baccalauréat en fonction de diverses propriétés économiques et sociales des individus. Désormais les statistiques sont utilisées pour prédire, anticiper et finalement certifier l’avenir, puisque c’est, pour une part, sur la base des résultats des cohortes précédentes que les élèves de terminale de cette année vont finalement être évalués.
Il est en effet parfaitement évident qu’avec le système proposé par le ministère – système qui ne fait que rappeler la défiance du ministre vis-à-vis des enseignants – des dossiers d’élèves équivalents ou comparables en note seront plus ou moins valorisés par ces jurys non pas en fonction des mérites avérés ou renseignés par leurs enseignants mais en fonction des bilans statistiques des établissements d’origine. Insistons sur ce point : à notes ou résultats équivalents, ce sont les statistiques de l’établissement d’origine, censées représenter le profil général des élèves, qui emporteront l’obtention ou non du bac ou d’une mention. Autrement dit, c’est en classant tous les établissements, puis tous les élèves à l’intérieur de chaque établissement que l’on appliquera des taux de réussite issus des trois dernières années pour déterminer le mérite de chacun. De sorte qu’en « corrigeant » via les statistiques des années précédentes les notes des élèves de cette année [5], le ministère pourra obtenir des résultats au baccalauréat suffisamment stables et conformes avec les années précédentes pour pouvoir revendiquer le fait d’avoir préserver la valeur du diplôme…
Retenons ici qu’à trois reprises donc, et en moins d’un an, le ministère de l’Education nationale aura « produit » des résultats scolaires dans des conditions tout à fait extraordinaires. A l’évidence, de telles procédures ne peuvent que témoigner mais aussi nourrir un profond malaise dans la communauté enseignante. Malaise qui a été très bien exprimé dans une récente tribune signée par de hauts fonctionnaires et très largement relayée parmi les enseignants [6].
Le « projet réactionnaire de Jean-Michel Blanquer » que ces hauts fonctionnaires dénoncent trouve une nouvelle illustration dans la session du bac de juin 2020 puisque le mérite de chaque élève sera partiellement prédéterminé par la position ou la place qu’occupe son établissement dans le palmarès ou classement général de tous les établissements. C’est bien cette confusion entre « mérite » et « place », entre « mérite » à venir, anticipé et finalement certifié et « place » déjà occupée par les établissements ou les élèves qui est au cœur de la mécanique conservatrice de Jean-Michel Blanquer [7] et qui s’illustre une nouvelle fois avec ce bac de la défiance de juin 2020.
[1] Déclaration sur RTL le 6 février 2020, https://www.rtl.fr/actu/politique/greve-contre-la-reforme-du-bac-blanquer-denonce-un-ensauvagement-7800044704
[2] « La fabrique des programmes sous tension », Le Monde, 15 octobre 2018.
[3] Le Monde du 3 juillet 2019, « Bac 2019 : « Tous les élèves auront leurs résultats vendredi », assure Blanquer », https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/03/notes-du-baccalaureat-les-enseignants-opposes-a-la-loi-blanquer-tentent-un-dernier-coup_5484565_3224.html
[4] « Modalités d’organisation de l’examen du baccalauréat de la session 2020 », Note de service n°2020 de la DGESCO, 28 mai 2020.
[5] A l’instar des instituts de sondage qui « corrigent » leurs données brutes pour produire des sondages pertinents. Autrement dit, les notes inscrites sur les bulletins sont comparables aux données brutes récoltées par les instituts de sondage et qui n’ont de valeur véritablement significative que lorsqu’elles sont « corrigées » selon des formules propres à chaque société de sondage.
[6] « Des hauts fonctionnaires du ministère dénoncent le projet réactionnaire de JM Blanquer », Le café pédagogique, 14 mai 2020, http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/05/14052020Article637250435761243497.aspx
[7] Guy Dreux, « La mécanique Blanquer : augmenter les probabilités du probable », Carnets rouges, n°17, octobre 2019, http://carnetsrouges.fr/la-mecanique-blanquer-augmenter-les-probabilites-du-probable/