Une contribution de Muriel Cesbron et Guy Dreux (Chercheur à l’IR-FSU)

Actuellement dans les quelques 2500 lycées d’enseignement général que compte l’Education nationale, tous les professeurs sont sommés de participer à des « réunions » de travail ou « commissions » pour élaborer, au sein de chaque établissement, un Projet Local d’Evaluation (PLE). Ces réflexions locales sont très largement encadrées par des documents nationaux et académiques qui indiquent assez précisément ce que l’on attend des enseignants. En revanche, ces mêmes documents sont beaucoup moins précis sur le sens véritable et l’usage à terme qui pourra être fait de ces Projets Locaux d’Evaluation.

 [1]

Pour le comprendre, il est essentiel de revenir à l’origine de cette demande faite par le ministère de l’Education nationale. Cette invite à « un travail d’entente collective » [2] sur nos modalités d’évaluation n’est en effet que la conséquence logique d’une série de décisions ministérielles. Une réforme en appelle une autre… pour finalement constituer un ensemble original et radicalement nouveau qu’il est essentiel de comprendre tant il affecte notre métier.

La disparition du lycée au bénéfice du « Bac-3/Bac+3 »

Depuis les réformes du lycée et du baccalauréat confondues, nos établissements doivent désormais répondre à de nouvelles exigences.

Rappelons en effet que toutes les réformes de ces dernières années ont explicitement pour but de construire un continuum entre le lycée et le premier cycle de l’enseignement supérieur selon un principe de « sélection-orientation ». Le « lycée » n’est plus conçu sur une logique de fin de cycle, dont le baccalauréat serait le symbole et l’aboutissement, mais sur une logique de « sélection-orientation » [3] vers l’enseignement supérieur.

C’est ce qui s’appelle désormais « Bac-3/Bac+ 3 » et qui oblige à penser le « lycée » comme une suite continue d’évaluations visant essentiellement à donner des indications, des signes, d’une probable réussite ou d’un probable échec dans telle ou telle discipline, dans telle ou telle formation de l’enseignement supérieur. C’est là sa nouvelle fonction essentielle.

L’enseignement au lycée ne vaut pas tant pour lui-même que pour les probabilités de réussite ou d’échec qu’il révèle.

Évaluation et certification sous l’ancien régime du baccalauréat

Dans ce cadre, dont on ne souligne pas assez la nouveauté, le baccalauréat est profondément transformé.

Auparavant, selon l’ancien régime du baccalauréat, l’évaluation régulière des élèves et la certification de leur niveau étaient dissociées. D’une part, chaque élève était régulièrement évalué dans son établissement selon des logiques de fonctionnement local et le principe de liberté pédagogique. D’autre part, la certification du niveau « réel » des élèves était assumée in fine par le baccalauréat à partir d’épreuves anonymes, communes et nationales pour tous.

On a souvent souligné la « lourdeur » de ce dispositif ; un marronnier consistant à s’offusquer chaque mois de juin du nombre impressionnant de copies corrigées en quelques semaines par un nombre tout aussi impressionnant de professeurs… « A quel coût ? » se demandait-on comme pour mieux douter de l’utilité de cette institution. Mais on a souvent oublié d’en souligner la pertinence et la force probante.

Par ailleurs, chacun pouvait constater qu’il existait parfois une distance plus ou moins importante entre les notes obtenues pendant l’année et les notes finalement obtenues au baccalauréat. On en sait la raison.

Selon le contexte local, les enseignants peuvent suivre des objectifs différents. Ainsi, les lycées dits « favorisés », qui scolarisent a priori de bons élèves, ont tendance à pratiquer une notation plus sévère et exigeante car le niveau initial de leurs élèves comme l’ambition des familles encouragent beaucoup plus à la recherche de la « performance ». À l’inverse, les lycées dits « populaires » ont tendance à pratiquer une notation plus indulgente et bienveillante, car ils se montrent plus attentifs au risque de décourager des élèves a priori moins « scolaires ».

S’il existe donc des différences de notations entre les établissements cela ne tient pas à la fantaisie ou à l’arbitraire des enseignants ; cela relève pour l’essentiel des logiques et conditions locales d’enseignement qui influencent largement les objectifs et les pratiques des enseignants. Il suffit d’ailleurs de constater que des professeurs peuvent changer leur manière de faire et de noter à la faveur d’un changement d’établissement.

La « liberté pédagogique » et l’évaluation des élèves

Insistons sur ce point. L’évaluation participe pleinement de la stratégie des enseignants dans leur action pédagogique. Evoquer la liberté pédagogique à propos de l’évaluation n’est donc pas revendiquer le droit à une fantaisie, une liberté toute faite d’arbitraire. Ce n’est pas revendiquer une liberté qui ne s’expliquerait que par un « statut » archaïque ou un « privilège » suranné.

Evoquer la liberté pédagogique ici c’est affirmer qu’il est nécessaire pour chaque enseignant de s’adapter à ses élèves, à leurs évolutions, à ce qu’il pense qu’ils sont capables ou non de faire, d’apprendre et de réaliser. Encourager un élève peut donc ici passer par une certaine sur-évaluation, une certaine bienveillance ou indulgence, plus ou moins momentanée. Inversement, contraindre un élève « très capable » à fournir un effort supplémentaire peut passer par une certaine sous-évaluation, une rigueur un peu excessive mais momentanée dans la notation.

Ce point nous semble essentiel. La pratique quotidienne des enseignants, qui certes avaient a minima l’objectif commun et obligatoire d’ « emmener » leurs élèves au niveau du bac, pouvait intégrer d’autres objectifs, plus ou moins ambitieux, le plus souvent en lien avec les attentes et les capacités des élèves et de leurs familles. Là est le principal motif du rappel actuel par les enseignants de ce qu’est leur « liberté pédagogique ». Des enseignants qui sentent parfaitement qu’à l’avenir pour évaluer leurs élèves il leur faudra se référer à un artefact, celui d’un « élève moyen », conçu selon le modèle de « l’Homme moyen » de Quételet [4].

Parcoursup se substitue au baccalauréat

Le fait que le lycée n’est plus, qu’il n’est plus ordonné qu’au service de l’orientation des élèves dans le supérieur se manifeste évidemment avec la place prise par Parcoursup.

Élèves comme parents ont saisi que l’enjeu essentiel des classes de première et de terminale est de se constituer un bon « dossier » pour pouvoir être admis dans les établissements d’enseignement supérieur désirés [5]. Or, la place désormais accordée au contrôle continu pour le baccalauréat rapproche plus encore le baccalauréat du dossier Parcoursup lui-même. Pour comprendre ce mouvement, il faut prendre très au sérieux les expressions employées par Pierre Mathiot pour définir désormais le baccalauréat : c’est « une série d’épreuves qui a vocation à positionner les élèves vers l’enseignement supérieur  », c’est un « temps passeport » [6]. Or Parcoursup vise précisément à situer les élèves, les « positionner », en vue de les orienter.

On comprend alors que tout le dispositif s’emboite parfaitement, à l’image de poupées russes. Le baccalauréat s’aligne sur Parcoursup qui lui-même donne tout son sens au lycée. En réalité, ces trois éléments ont vocation à se confondre. Le Bac-Parcoursup-Lycée est l’autre nom des trois premières années de ce continuum qu’est le Bac-3/Bac+3 progressivement construit depuis cinq années par le ministère de l’Education nationale, conformément aux orientations définies par les instances européennes.

La certification par le « lycée »

C’est dans ce cadre, nouveau et cohérent, et dans ce cadre seulement, que l’on peut véritablement comprendre la demande faite aux enseignants d’élaborer des Projets Locaux d’Evaluation (PLE).

Si le lycée, Parcoursup et le baccalauréat se confondent désormais, alors cela signifie très clairement que les fonctions d’évaluation et de certification, autrefois séparées, se confondent. Dans ce nouveau cadre d’exercice, l’évaluation régulière des élèves par les enseignants vaut certification. Ou plus exactement doit valoir certification.

Les enseignants ne doivent plus se contenter d’évaluer ce qui a été acquis à partir de ce qu’ils ont fait préalablement avec leurs élèves. Ils doivent désormais évaluer autrement puisque l’évaluation doit se conformer aux attentes de la certification. Cette substitution de l’évaluation par la certification est une transformation majeure qui affectera durablement le métier des enseignants comme le fonctionnement des lycées.

Une « harmonisation » devenue nécessaire

Il est essentiel ici de rappeler que la promesse fondamentale des réformes Blanquer était de pouvoir améliorer les résultats des étudiants de premier cycle du seul fait d’une « meilleure » orientation, comprenons une orientation plus ciblée, toujours plus en cohérence a priori avec les capacités « réelles » des élèves. Or, pour que les établissements d’enseignement supérieur puissent sélectionner de manière efficace leurs étudiants, il faut que le « système » leur fournisse des signaux pertinents, des informations fiables sur le « niveau réel » des lycéens. Idéalement donc, il faudrait qu’il existe partout, dans tous les lycées, pour tous les enseignants un seul et unique mode d’évaluation. C’est à cette condition que le système mis en place par Blanquer pourra apparaître comme équitable.

Cependant, toute la dynamique des réformes ne peut que renforcer les inégalités scolaires et les inégalités entre établissements. Pour autant, le ministre prétend vouloir préserver une valeur nationale au « baccalauréat ».

Et c’est à cette fin que le ministère de l’Education veut imposer à tous les enseignants une véritable « culture de l’évaluation », selon les termes de Pierre Mathiot. Une « culture » qui ne suppose pas seulement une compréhension des nouvelles règles du jeu, mais un encadrement rigoureux des pratiques. De là, l’apparition de cette vaste machine de contrôle managéro-administratif que l’on nomme aujourd’hui « harmonisation ».

L’objectif essentiel est d’éviter que les différences de pratiques de notation, anciennes et avérées donc, se transforment en inégalités de traitement dans la course aux places pour l’enseignement supérieur. Un élève ne doit pas être pénalisé dans ses résultats scolaires et donc pour son orientation parce qu’il est dans un « bon » lycée. Inversement, un élève tout juste moyen dans un « mauvais » établissement ne doit pas être évalué comme un bon élément.

Les Projets Locaux d’Evaluation, voulu par le ministre, sont censés garantir ce principe d’équité et éviter de trop nombreuses contestations par les familles des orientations finalement obtenues à l’issu du lycée. Ce qui est aujourd’hui appelé « harmonisation » doit être perçu par les élèves et leurs familles comme l’équivalent d’un principe d’égalité de traitement [7].

Et ce principe, pour être vérifié, passe pour les enseignants par le respect scrupuleux des nouvelles normes d’évaluation.

Les nouvelles normes d’évaluation

Il ne reste plus qu’à découvrir ce que sont concrètement les procédures envisagées par le ministère pour que l’évaluation de chaque élève puisse être tenue pour équivalente d’une certification, i.e. équivalente d’un établissement à un autre, d’un enseignant à un autre. Autrement dit, il faut comprendre à quelles conditions l’évaluation peut devenir une « évaluation certificative », selon un autre vocable récemment apparu dans le discours de quelques inspecteurs de l’Education nationale.

La participation des enseignants exigée dans le cadre de ces « concertations », plus ou moins « pédagogiques », ne doit pas être perçue comme un moment de libre expression et de libre réflexion. Le cadre de « discussion » est déjà très strictement défini. Pierre Mathiot, très conscient de l’ampleur du changement de pratique exigé des enseignants, affirmait dès cet été que pour engager l’ensemble du système scolaire dans une « culture de la note », pour « harmoniser » et « collégialiser » les pratiques d’évaluation (et donc les pratiques d’enseignement) il faut mobiliser au moins trois niveaux : un « cadrage national », une « guidance apportée par les corps d’inspection » au niveau des académies et, localement, une formation à l’évaluation et des « incitations » à l’harmonisation des pratiques [8].

Rien ne peut empêcher les instances rectorales d’exiger des enseignants un nombre minimum d’évaluations. Rien ne peut empêcher que les anciennes banques de sujets, constituées pour les fameuses E3C désormais abandonnées, ne soient imposées comme des banques d’exercices et d’évaluations. Etc. Etc.

Les enseignants n’échapperont donc pas à la verticalité du processus auquel on leur demande de participer, comme si l’on cherchait de cette manière à obtenir de leur part l’acceptation de toutes ces réformes qui depuis cinq années ont radicalement transformé leur métier et auxquelles ils se sont toujours et très massivement opposés.

Les algorithmes de l’évaluation

« Les moyennes sont l’objet d’une harmonisation interne au sein de l’établissement, sous le pilotage du chef d’établissement avec l’expertise des corps d’inspection, aidée par les outils nécessaires nationaux et académiques, pour corriger les biais docimologiques inhérents à toute évaluation, dès lors qu’il s’agit des moyennes reportées dans le livret scolaire » [9] explique le ministère. Si l’on prend la peine de se représenter ce que peuvent être ces « outils nécessaires nationaux et académiques  », il ne peut s’agir que d’un traitement statistique des moyennes proposées par les établissements ou par les enseignants.

Et le même document précise avec franchise ce qu’est et surtout ce que sera la nature même de ce que les statisticiens appellent une opération de « redressement » :
« Conformément à l’arrêté du 27 juillet 2021 portant adaptations des modalités d’organisation du baccalauréat général et technologique à compter de la session 2022, l’harmonisation académique, qui ne porte que sur les notes de contrôle continu prises en compte pour le baccalauréat peut conduire à ce que la note portée dans le bulletin (qui, elle, ne change pas) ne soit pas la note finale comptabilisée dans le cadre du baccalauréat, l’objectif de travail de l’instance académique étant d’identifier parmi les notes analysées les discordances manifestes entre les notes présentées et les notes de l’académie ainsi que celles des années antérieures. Mais, à terme, la méthodologie mise en place pour assurer dans l’établissement et entre établissements une harmonisation intra et interdisciplinaire devrait permettre de limiter les effets de cette harmonisation académique. »

On ne peut pas être plus clair : la « culture de l’évaluation » est en marche. Et si elle nécessite, dans les premiers temps, l’intervention d’instances extérieures aux établissements scolaires – les instances académiques – elle doit « à terme » être suffisamment intériorisée par les enseignants pour qu’ils finissent par se conformer aux attentes académiques. Des attentes elles-mêmes basées, explicitement, sur la répartition des notes dans l’académie et l’historique de chaque établissement.
Autrement dit, chaque enseignant devra évaluer-noter-certifier conformément au « statut » de son établissement, de son rang dans l’académie [10].

En résumé, pour substituer une certification basée sur des épreuves anonymes, communes et nationales pour tous par une certification locale, on construit un « proces » d’évaluation qui à terme doit être intériorisé par les enseignants pour finalement faire partie de leur « culture ». Ce sont aux enseignants eux-mêmes de garantir l’égalité de traitement des élèves – dans un contexte réellement de plus en plus inégalitaire – en respectant scrupuleusement des procédures qui ne pourront qu’être de plus en plus contraignantes. Par leur pratique pédagogique quotidienne, ils devront garantir cette égalité de traitement dont ils seront aussi responsables puisqu’un inspecteur de l’académie de Nancy peut aujourd’hui écrire : « Le projet d’évaluation sera inscrit dans le projet de l’établissement. A partir de là, il devient une norme juridique qui s’impose à tous. » [11]
Et ce dernier point n’est pas mineur.

On l’aura compris, il s’agit in fine de faire des enseignants non seulement des garants, par leurs pratiques de plus en plus prescrites et contrôlées, mais aussi des responsables légaux, par cette contractualisation de l’évaluation, d’une égalité de traitement rendue par ailleurs de plus en plus impossible.

Muriel Cesbron et Guy Dreux (Chercheur à l’IR-FSU)
Professeurs de Sciences Economiques et Sociales à Paris
Paris, Jeudi 30 septembre 2021

On peut voir leguide du SNESface à ce projet

[1Signalons uniquement pour la forme que cette invitation à la « concertation » date de la rentrée de septembre et qu’elle impose, une nouvelle fois, un calendrier particulièrement serré, peu favorable à la réflexion et encore moins au dialogue.

[2Guide de l’évaluation des apprentissages et des acquis des élèves dans le cadre de la réforme du lycée général et technologique, Ministère de l’Education nationale, septembre 2021.

[3Robert Gary-Bobo, Performance sociale, financement et réformes de l’enseignement supérieur, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 2017.

[4Adolphe Quételet publie en 1835 Sur l’Homme, où « l’Homme moyen », statistiquement défini, devient la « base » de la « physique sociale ».

[5Sur ce point, on oublie trop souvent de dire que si hier on pouvait distinguer les établissements d’enseignement supérieur selon qu’ils étaient « sélectifs » (BTS, classe Prépa et autres qui exigeait un dossier) ou « non sélectifs » (l’université essentiellement pour laquelle l’obtention du baccalauréat suffisait pour pouvoir s’y inscrire), aujourd’hui la sélectivité se fait essentiellement selon les formations. La logique désormais est simple : toutes les formations d’enseignement supérieur deviennent sélectives à partir du moment où le nombre de candidats surpasse les capacités d’accueil. Et ce qu’elle que soit la nature de l’établissement ; qu’il soit universitaire ou non. La sélection est désormais partout.

[6Intervention de Pierre Mathiot dans l’émission L’invité(e) des matins d’été présentée par Chloë Cambreling, France Culture, 12 juillet 2021.

[7« On est invité à faire en sorte qu’un 15/20 veuille dire à peu près la même chose quel que soit le lycée. Il permettra surtout d’articuler ce diplôme avec Parcoursup », Julie Bouvry, Secrétaire du SNPDEN Paris, « On va vers une harmonisation de la notation », La Croix, 29 juin 2021. Rappelons que le SNPDEN, syndicat ultra majoritaire parmi les personnels de direction, s’est voulu, dès l’arrivée de Jean-Michel Blanquer, co-constructeur de la réforme.

[8Intervention de Pierre Mathiot dans l’émission L’invité(e) des matins d’été présentée par Chloë Cambreling, France Culture, 12 juillet 2021.

[9Guide de l’évaluation des apprentissages et des acquis des élèves dans le cadre de la réforme du lycée général et technologique, Ministère de l’Education nationale, septembre 2021.

[10Sur les effets inévitablement conservateurs de ce système, Guy Dreux, « La mécanique Blanquer : augmenter les probabilités du probable », Carnets Rouges, octobre 2019, https://carnetsrouges.fr/la-mecanique-blanquer-augmenter-les-probabilites-du-probable/

[11Power Point de présentation du Projet Local d’Evaluation, Académie de Nancy.