Entretien avec Patrick Chamoiseau
Propos recueillis par Godefroy Guibert
Accepteriez-vous de nous rappeler le rôle complexe qu’a joué l’École pour vous et que vous évoquez dans votre livre Chemin-d’école ?J’ai connu les derniers soubresauts d’une école coloniale, un peu sommaire, dans laquelle je me suis retrouvé à ânonner « mes ancêtres les gaulois ». L’Histoire (avec une majuscule) était au service des vainqueurs. Le phénomène occidental affermissait sa domination absolue sur le monde. L’école qu’elle établissait dans les colonies ne valorisait que le modèle civilisationnel occidental. En ce qui concerne les Antilles, c’était très simple : il n’y avait qu’une Histoire qui vaille, qu’une identité, qu’un dieu, qu’une culture, qu’une langue qui comptent, et c’était ceux qui provenaient de France. Cette école installait mon corps et mon esprit dans une négation de moi-même. J’ai donc dû, par la suite, essayer d’extirper une à une ces aliénations, et pour ainsi dire « me reconstruire ». Ce qui n’est pas évident. Il suffit de voir comment le modèle occidental domine aujourd’hui le devenir de tous les peuples du monde pour comprendre que la domination brutale s’est transformée en une domination des imaginaires. Et cela, c’est presque imparable…
Malgré cela, cette école a quand même été le lieu de choses précieuses et inattendues : le goût d’apprendre, le goût de la littérature, le goût du mot, le gout de la poésie, des enseignants admirables dans ce qu’ils étaient, malgré la monstruosité de leur aliénation. Certains d’entre eux étaient des personnages grandioses. J’ai été imprégné par toute une série de choses qui n’étaient pas dans l’intention coloniale. Elles m’ont permis d’accéder à une sensibilité particulière, une manière d’être humain qui est strictement la mienne, et qui allait assez vite entrer en opposition avec le modèle dominant occidental ses exploitations, ses crimes et ses aliénations… Comme quoi le « réel » est bien plus complexe que ce que nous appelons nos « réalités » ! Dans la pire des forges de l’aliénation, on peut voir surgir des oxygènes inattendus et des lignes de fuite improbables. L’intention coloniale était totalement criminelle, sa mise en œuvre aussi, elle n’a eu aucuns bienfaits, juste des surgissements improbables, des alchimies inattendues…
Pourriez-vous nous retracer les différentes étapes de votre politisation et de votre poétisation ?
Vaste question ! je ne peux hélas que répondre brièvement… J’ai eu toute une période, scolaire et périscolaire, durant laquelle je ne lisais que de la littérature européenne. Le goût de la littérature, et même de la création artistique, s’est installé pour moi par cette source même. Après, avec la crise d’adolescence, déjà passionné de poésie, je vais tomber « sur » et « dans » Césaire. C’est avec Césaire que ma politisation allait commencer. Je suis d’emblée devenu indépendantiste en lisant (même en « vivant ») sa poésie, ce qui est paradoxal car l’homme refusait toute indépendance à la Martinique. Sa poésie était pour moi bien plus radicale, plus inspirante, que sa stratégie politique, elle inspirait des justesses au-delà de ce qu’il mettait en œuvre dans ses arcanes politiciens. Il y a donc eu une jonction entre mon « côté politique » et mon goût de la poésie et du poétique. Cette jonction allait se renforcer et se complexifier avec l’œuvre de Glissant. Celle-ci est aujourd’hui pour moi déterminante en ce qui concerne les enjeux du monde contemporain.
Mais il faut quand même noter que je ne vois pas d’incompatibilité entre « poétique » et « politique ». Le poétique est la plus puissante médiation que nous puissions installer entre l’humaine condition et l’insondable du réel. Toute grande politique découle d’une poétique, directe ou indirecte. Toute grande politique prend en compte l’humaine condition et son inscription dans l’insondable du réel, à commencer par le respect du vivant. Ce qui nous sert aujourd’hui de politique ne découle pas d’une poétique, mais d’une idéologie capitaliste et de son totalitarisme économique.
Comment expliquer cette distance entre le Césaire poète et le Césaire politique ?
La politique reste quand même incertaine, sa pratique est souvent pragmatique et opportuniste. En revanche, la grande poésie, le poétique aussi, sont toujours du côté de la beauté, du vrai, du juste, du vivant, sans compromis possible. Il faut un infini courage et une grande clairvoyance pour mener une grande politique, c’est-à-dire une pratique qui se nourrit d’une incandescence poétique. C’est difficile. Le poétique est du côté de l’inatteignable du réel, le politique lui, doit se frayer une voie dans la réalité. Il faut donc veiller à se nourrir des grandes œuvres. Les grandes œuvres occidentales fournissent depuis longtemps des armes contre la face sombre et colonialiste de l’Occident.
Concernant Césaire, il n’a pas établi de passerelle entre sa poétique et sa politique, il a mené une action politicienne pragmatique, « au pas du peuple » comme il disait. Il a inspiré ce qu’il n’a pas mis en œuvre.
Comment faire parler entre elles deux langues (le créole et le français) dont l’une a incarné la domination, sans avoir le sentiment d’une trahison ?
Par le dépassement. Toute langue a capturé, dans ses rythmes, ses couleurs, ses harmonies et ses dysharmonies, un peu de la connaissance des mystères du monde et de l’énigme de l’humaine condition. De ce point de vue, toute langue est une richesse irremplaçable. Toute langue peut devenir une arme si elle est portée par des absolus identitaires ou culturels. La merveille qu’est le français nous est tombée dessus comme une massue parce que c’étaient des colonialistes qui la maniaient. Créer une « Académie » pour régenter une langue, c’est déjà l’inscrire dans une verticalité dangereuse qui peut très vite en faire une arme. La seule vocation des langues est d’entrer en relation avec les autres langues, de vivre ainsi des aventures et des dérives, des surgissements que l’on ne saurait administrer. Les langues ont vocation non pas à être hiérarchisées ou à accompagner des systèmes de domination, ou de prééminence, ou je ne sais quelle essence identitaire ou nationale, mais à entrer en relation les unes avec les autres.
J’ai commencé par inverser l’absolu linguistique que le colonialisme avait mis en œuvre en Martinique. Je me suis mis à valoriser, même « survaloriser », la langue créole. C’était ma langue contre ta langue. Avec la pensée de Glissant, j’ai compris que le problème n’était pas la langue mais ce que l’on produit dans la langue, quel imaginaire on met en œuvre dans la langue, comment on parvient à exister dans une langue, c’est à dire à exprimer les fluidités de sa propre évolution dans la matière du monde… Un tel imaginaire ne peut que désirer l’infinie richesse de toutes les langues du monde ! Ce qui ouvre le champ au langage. On construit son langage dans la langue, et si avec la globalisation du monde toutes les langues se connaissent et se touchent, alors la grande poétique demande que l’on construise son langage dans toutes les langues qui vous sont données, et dans toute celles que vous pouvez imaginer, et dans toutes celles que vous pouvez seulement désirer ! Dès lors, un champ de possibles d’une richesse infinie s’ouvre pour l’artiste qui travaille avec les langues. Donc, on ne saurait trahir une langue en la mettant en Relation avec d’autres langues, bien au contraire, c’est en la figeant ou en la précipitant dans les administrations académiques que l’on trahit la sève d’une langue… Rabelais nous l’a puissamment démontré.
Pierre Bourdieu raconte comment il a dû perdre son accent de son Béarn natal pour intégrer l’espace symbolique académique. Avez-vous vécu vous aussi ce genre de transformation ?
Oui, j’ai connu la torture de l’accent. Dans la situation de diglossie qui était la nôtre, la langue française était le soleil de la civilisation, et la langue créole le signe de l’enfer et de l’arriération. L’accent qui allait avec cette langue était lui aussi objet de moqueries ou de malédiction. En plus, j’étais affligé d’une sorte de zézaiement quand je parlais. Pour m’en défaire, j’ai beaucoup lu à haute voix les poèmes que j’aimais, Hugo, Lamartine, Rimbaud, puis Césaire beaucoup, d’abord en raison de la force orale fascinante des grands textes poétiques, mais ensuite avec le souci de la prononciation claire des syllabes et consonnes. Mais, je n’ai jamais été affublé de cette imitation de l’accent parisien qui a été la plaie des gens de mon époque, ceux qui voulait se montrer « évolués ». J’ai échappé à cette misère.
Vous opposez à la notion d’homo œconomicus celle de « la Personne », et à la notion de « mondialisation » celle de « mondialité ». Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs et lectrices l’importance fondamentale de ces distinctions ?
Difficile en quelques mots… L’économie a tout avalé. A commencer par la politique et sa pratique. Notre vie est pesée à l’aune de critères essentiellement économiques. Nous sommes devenus des données économiques et des agents consommateurs. Cette survalorisation économique est l’œuvre du capitalisme et de son hystérie néolibérale. Dès lors, il n’y a de contestation du capitalisme que dans la contestation radicale de l’économique comme mesure de toute chose.
D’autre part, via les colonisations, le capitalisme a posé ses griffes sur la planète. Il l’a organisée en zone de « marchés » et de « libre-échange ». Cette globalisation s’est faite sous les auspices de l’économique comme moyen et comme fin. Cela se traduit par des accumulations absurdes de richesses pour un très petit nombre, et une destruction effarante de la planète entière considérée comme une boule de ressources que l’on peut exploiter sans fin. C’est cela, la « mondialisation » : une inflammation de croissance économique qui saccage la planète.
Pour lutter contre cela, nous avons longtemps tenté de supprimer notre présence au monde. Pour rejeter le capitalisme et son inflammation économique, nous avons voulu nous retirer du monde. Ce qui était une absurdité. Notre devenir collectif est dans cette planète et dans le cosmos. Que nous vivions sur une infime goutte bleue perdue dans une galaxie mineure, elle-même engloutie dans l’impensable du cosmos, fait que le cheminement juste de notre conscience ne peut se poursuivre que dans la considération suivante : nous n’avons qu’une planète, qu’une patrie, qu’une nation, et c’est la Terre ! L’espèce humaine n’est pas partageable en races hiérarchisées comme le voulaient les colonialistes et autres amateurs de déshumain, mais elle doit être considérée comme une simple et petite donnée de l’entité qu’est le vivant. Sous peine de disparaitre, il nous faut reconsidérer à fond ce que l’on appelle « l’humanisme ». Il n’y a de majeur que du vivant ! Toutes les notions les plus généreuses et les plus larges de l’humanisme, sont à ramener au rang de simples données du vivant. Alors, cette perception de la Terre qui devient l’espace de notre devenir commun, cette autre manière de la vivre, Glissant l’appelle : la mondialité. C’est avec « la mondialité », et son principe actif, « la Relation », que nous pouvons non seulement nous débarrasser du capitalisme, mais envisager tous les défis de l’humanité post-sapiens.
Quant à la notion de « Personne », c’est l’aboutissement du processus d’individuation dans lequel la mondialisation nous a plongés, tous autant que nous sommes. Nous ne sommes plus déterminés par des communautés mais par nos réseaux et nos relations individuelles dans la matière du monde. Ce processus d’individuation que nous vivons tous, peut hélas dégénérer en « individualisme ». C’est hélas ce que nous subissons en majorité sous la frappe du capitalisme qui nous a transformés en monades consommatrices. Mais avec l’idée de « mondialité » et surtout celle de la « Relation », le processus d’individuation peut échapper à l’individualisme et permettre à l’individu de s’accomplir en tant que « Personne ». La « Personne » est une entité qui crée des alliances, ouvre des engagements, développe une éthique, et envisage pour elle comme pour ses enfants, comme pour tout le vivant, une ère post-capitaliste.
Vous évoquez également l’importance du commun et de la relation. Est-ce que ce n’est pas une façon de tenir ensemble et de retraduire l’intime (la personne), l’autogestion (le commun), la solidarité (la relation) et l’internationalisme (la mondialité) ?
Le principe actif de la mondialité c’est la Relation. Le monde est fait de flux relationnels. Ils passent par les communautés premières, par des ensembles de toutes sortes, mais aussi et surtout par des individus qui désormais peuvent échapper aux anciens corsets communautaires. Les individus sont maintenant très mobiles et sillonnent le monde. Leur imaginaire le sillonne même si leurs corps est immobile. Le virus nous la bien montré, sa vitesse de propagation suivait bien entendu les circuits mis en place par la mondialisation, mais elle suivait surtout les trajectoires erratiques, imprévisibles, des individus.
Le virus a « fait monde » car les individus sont inscrits dans une trame relationnelle intense, très mobile, très vibratile. Ce processus d’individuation qui a explosé depuis « les Grandes découvertes » et leurs catastrophes, fait que l’individu, précipité dans un processus d’individuation, doit quand même se réaliser, réaliser sa vie, atteindre à une expression optimale de sa « Personne » dans le monde. Avec cet accomplissement en tant que « Personne », on se retrouve dans la Relation. Dès lors, tout le reste vient d’emblée : la solidarité, le sens du commun, le dépassement de l’Etat-nation comme forme d’existence internationale, la mobilité structurante… etc.
Est-ce que le créole serait la langue de votre « Personne » (langue matricielle) et le français votre langue du monde (francophonie et universel de la littérature) ?
La langue n’a pas d’importance, c’est le langage qui vous nomme, c’est votre manière d’habiter toutes les langues du monde par votre expression qui est déterminante. C’est pourquoi les familles d’écrivains ne peuvent plus se construire par la langue. La langue ne signale que des solidarités. Les fraternités sont données elles, par des structures de l’imaginaire, c’est à dire par le rapport de l’écrivain à la notion de Relation, à la mondialité, au vivant … etc. Il ne saurait y avoir de langue pure. Celui qui manierait sa langue dans un souci de pureté, ou d’académisme de l’expression, serait hors-Relation. Pour un individu accompli, une « Personne », il n’y a que du langage qui vaille, élaboré en présence de toutes les langues du monde.
Comment résister face à la destruction orwellienne du langage opérée par le néolibéralisme avec comme exemples parmi tant d’autres le programme « Bienvenue en France » qui entérine la hausse des frais universitaires pour les étudiants étrangers voulant étudier en France ou encore la création du « délit de solidarité » ?
Le cynisme du capitalisme triomphant est maintenant sans retenue. Les termes les plus progressistes sont détournés de leur sens sans vergogne. Voyez l’usage que fait Macron du mot « révolution ». Les lois les plus scélérates sont revêtues d’une appellation historiquement positive ou progressiste.
Un imaginaire doit normalement investir la langue de manière très singulière, pas avec des détournements ou des contre-emplois sémantiques, mais véritablement avec des vertiges d’extension que nous devons apprendre à mettre en oeuvre. Ce cynisme langagier du capitalisme est le signe que la langue est évidée, dévidée, et qu’elle devient, de manière grossière, une massue sans âme qui nous assène des distorsions nocives. Un imaginaire de la Relation devrait nous aider à ne plus être du tout sensibles à ce genre d’infâmie.
Ceci étant, l’idée de Relation suppose que l’on existe en Relation, non que l’on « résiste ». « Résister » c’est élire domicile dans un écosystème définit et régit par la force dominante. « Exister », c’est créer un écosystème que la force dominante ne peut même pas imaginer. Le rebelle résiste, le Guerrier existe.
Le créole est-il lui aussi autant menacé par le désenchantement du monde et autant attaqué dans son sens que la langue française ?
Toutes les langues sont menacées. Celles qui dominent sont menacées d’appauvrissement, de dessèchement, de dégénérescence en code technique comme cela se voit pour l’anglais. Celles qui sont dominées, risquent la disparition pure et simple. Mais ces aléas relèvent du vivant. Il ne faut pas craindre le vivant. Des langues vont perdre de leur audience, d’autres vont disparaître, des langages intermittents, éphémères, vont surgir entre celles qui subsistent et se rencontrent. Mais si l’imaginaire de la Relation se retrouve ans notre rapport à toutes les langues du monde, dominantes et dominées, présentes et absentes, cela pourra réduire les étiolements et les disparitions. L’imaginaire de la Relation ne retranche rien. Il ajoute du détail à du détail, et ramène les détails à de grands ensembles qui restent ouverts à tous les détails. Il permet de tout percevoir et de tout vivre en même temps, le détail et le tout, le tout dans le détail…. Il devrait nous aider à sortir de cette barbarie qui hiérarchise les langues, installe des dominations et des exclusives. Il devrait nous aider à ne consentir à aucune domination, et à aucune disparition d’une lanque, quelle qu’elle soit, vivante ou pas vivante, et de veiller à ce que toutes les langues du monde se fécondent entre elles. L’imaginaire de la Relation ne tente pas de figer le vivant, il donne une âme active et responsable à sa diversité consubstantielle.
Comment réencastrer l’économique dans la poésie ?
Traiter tout par l’économique, transformer nos rêves, problèmes et nos défis, en des questions économiques, est à la fois un signe de pauvreté mentale et de barbarie. La politique de la Relation doit nous permettre de considérer une entité plus vaste : le monde, la Terre, le vivant. L’accomplissement individuel, la préservation d’une diversité flamboyante et renouvelée, le bien-vivre, le bien-être, la mise-en-relation de tout ce qui nous semble inconciliable ou séparé, l’instauration d’une distance dans tout ce qui a tendance à être fusionnel… sont des dynamiques de la Relation, et constituent un exercice inouï ! C’est véritablement une sorte d’impensable auquel nous devons entraîner notre esprit afin de produire cet imaginaire de la Relation dont nous avons besoin. On peut oublier l’économie. Le don, le contre-don, l’échange, le partage, forment une économie naturelle inscrite dans le rapport entre les individus et leurs modes d’existence collective, et cette économie naturelle n’a rien à voir avec ce que le capitalisme appelle « l’Economie » et qui colonise aujourd’hui notre esprit.
Vous vous réclamez de la polyphonie mais comment faire converger les voix pour gagner une lutte ?
Il n’y a pas à faire converger, il y a à mettre en relation ! L’idée de convergence tend à créer une sorte de perspective monolithique, on va vers l’Un. Dans la Relation, on déploie un rhizome. Le rhizome n’a pas de centre mais des nœuds de rayonnement. Ils se rejoignent et ils s’emmêlent dans tous les sens : un mouvement d’ensemble dans des faisceaux de lignes de fuite. Les grands arbres nous enseignent cette poétique par leurs maillages racinaires et leurs symbioses avec les champignons. La Relation oblige à tout penser autrement.
Vous êtes extrêmement sensible à l’écosystème linguistique. Comment parler la langue du vivant qui meurt chaque jour un peu plus sous les coups du capitalisme avec un écosystème linguistique lui aussi menacé ?
D’où l’importance de la poésie. Elle dit ce qui ne peut s’exprimer, elle entend ce qui ne peut s’entendre, elle donne à toucher ce que nous nous ne pouvons pas atteindre, ou penser, tout ce qui se trouve en dehors des capacités de notre esprit. Cette poésie nous manque encore. Une nouvelle jouvence, celle de la Relation, s’ouvre maintenant pour la poésie.
J’aimerais qualifier votre écriture de langue capoeira. L’accepteriez-vous et avec cela l’idée que la poésie est un sport de combat qui doit toujours se servir de la force de l’adversaire ?
Le problème n’est pas d’opposer une force à une autre, mais de considérer que l’inatteignable de réel est riche d’un inextricable de forces en œuvre, cherchant des équilibres provisoires. Si on tente de simplifier le réel, on entre dans la mécanique de « ma force contre la tienne ». On a vu dans toutes les révolutions, les indépendances, toutes les libérations, comment le simple renversement d’une force par une autre a créé des situations impossibles ou surgissent une infinité de régressions. Il nous faudrait considérer les situations du monde et les situations individuelles, comme des champs de forces complexes dans lesquels nous devons faire bourgeonner des devenirs. Encore une fois, c’est l’imaginaire de la Relation qui permet cela.
Quel est votre regard sur le mouvement Black Lives Matter ?
C’est une bonne chose que « la situation nègre » dans le monde face l’objet d’un assainissement une fois pour toutes. Le risque, c’est d’en faire une fin en soi, de croire que le négrisme (ou le fait de remplacer des blancs par des noirs, ou d’exhiber des mosaïques de blancs-noirs-rouges au nom de la diversité, etc.) soit une avancée déterminante. La « condition-nègre », même le « devenir-nègre » s’impose à tous, aux nègres comme aux blancs. Ces « devenirs » rejoignent tous les « devenirs minoritaires » actuellement en souffrance : devenir-femme, devenir-homo, devenir-peuples-premiers, devenir-nature, devenir-urbain, devenir-numérique, devenir-cosmos… Tous ces « devenirs » sont des données de l’accomplissement de chaque individu en tant que « Personne ». Mais ce ne sont que les données d’un accès à la Relation dans la matière du monde. C’est le rhizome proliférant de ces données qui nous permettra d’envisager l’ère post-sapiens et post-capitaliste de la Relation vraie.
Pouvez-vous nous conseiller un ouvrage et nous donner une citation qui vous guident, qui nous enchantent et nous donnent de l’espoir pour les luttes à mener ?
Glissant en a des dizaines. Perse, Char, aussi… Mais j’avoue que j’aime beaucoup ce vers de Segalen dans son « Hommage à la raison » » : « Alors, rendant grâces à leur confiance, et service à leur crédulité, j’ai promulgué : Honorez les hommes dans l’homme et le reste en sa diversité. »
Tout est là.