Retour des débats sur l’instruction ?
Constatant que la recherche-action menée entre 2001 et 2012 par le SNES-FSU et le CNAM[1] n’avait pas eu de réelle incidence sur les pratiques des enseignantes et enseignants, l’économiste Thomas Coutrot[2]fait une hypothèse pour l’expliquer : « l’évitement des débats politiques sur les finalités du travail éducatif, au nom du maintien d’une façade d’unité du métier et en particulier sur la division autoritaire ou démocratique du travail entre professionnel·les et destinataires. ». Pour témoigner de cet évitement, Thomas Coutrot se réfère à deux questions qu’il considère comme constituantes des lignes de fracture :
- la mission de l’école est-elle l’instruction ou l’émancipation ?
- la pédagogie doit-elle être centrée sur l’activité de l’enseignant·e ou sur celle de l’élève ?
Une volonté de faire croire à une conception commune du métier écarterait en permanence ces questions aveuglant les enseignant·es sur ce qui devrait constituer les enjeux essentiels de leur réflexion, c’est-à-dire le débat politique sur les finalités de l’école.
Yves Clot[3] a répondu à ce texte qui mettait en doute les enjeux politiques de la clinique de l’activité et l’accusait d’une incapacité à engager une transformation sociale de l’école. Mais au-delà de la question particulière de la recherche-action concernée, Thomas Coutrot relance un éternel débat dont on peut douter qu’il réussisse véritablement à faire advenir l’école démocratique qu’il assure se donner comme finalité.
Le problème est que les interrogations de Thomas Coutrot se cristallisent dans un système binaire. Est-il bien sûr que la question de la perspective démocratique de l’éducation se joue, comme l’affirment les habituels discours d’opposition entre « pédagogues » et « républicains », dans une opposition dualiste entre instruction et émancipation ?
Évidemment, je n’ai pas l’intention ici de défendre l’instruction au sens de ceux qui en font, y compris dans la campagne présidentielle actuelle, l’argument de leurs pires orientations réactionnaires pour l’école… Je n’ai pas davantage la volonté de défendre une nostalgie de l’instruction qu’on opposerait à une description catastrophiste d’une école défaillante. Mais, pour autant, peut-on dénier à l’instruction, c’est-à-dire à la transmission de savoirs, toute capacité à émanciper ? L’opposition simpliste entre les vertus d’une construction autonome des savoirs par l’élève et les carences d’une transmission directive par le professeur ne résiste guère à l’analyse pédagogique et didactique de l’activité enseignante. L’apprentissage se joue dans des interactions entre les activités de l’élève et celles du professeur. Et l’analyse de ces interactions pour y percevoir en quoi elles facilitent ou empêchent l’apprentissage me semble bien plus favorable à l’émancipation des élèves que l’affirmation d’une exclusivité de l’activité de l’élève. Que la prise en compte du travail des élèves puisse être insuffisante aujourd’hui dans les classes ne peut légitimer qu’on cherche à en faire une telle caricature qu’on prétendrait en témoigner par la citation d’une enseignante : « je ne sais pas ce qu’ils font et ce n’est pas mon problème ! ». La réalité enseignante est heureusement plus diverse.
Croire à la spontanéité naturelle des apprentissages par le seul fait de proposer à l’élève d’en devenir l’acteur risque fort de nous offrir de douloureuses surprises en matière d’égalité et de démocratisation. Et c’est justement parce que les environnements sociaux sont fortement inégalitaires que l’activité du professeur est essentielle, à condition bien sûr qu’il accepte d’en interroger la réalité des effets. Et c’est justement l’objet même du travail didactique qui ne pourrait être confondu avec une résistance bourgeoise aux changements quand il interroge la réalité des apprentissages au travers des résistances et des difficultés des élèves. Il ne s’agit évidemment pas de nier que les questions politiques, notamment celles qui interrogent les finalités de l’école, sont nécessaires et essentielles. Mais, sans se contraindre à une confrontation pédagogique et didactique, l’affirmation d’une éducation démocratique risque fort de ne produire que les illusions du discours.
Nous aurons à nous défendre dans les mois à venir des vieilles incantations politiques qui en appellent déjà à un retour des pédagogies magistrales, des savoirs fondamentaux et de l’ordre dans nos écoles.
Nous contenterons-nous de la seule proclamation d’une école démocratique idéale, rassurante parce qu’elle nous permet d’imaginer l’égalité permise par une division démocratique du travail ?
Ou reconnaîtra-t-on la nécessité d’une compétence professionnelle qui légitime le rôle spécifique de l’enseignant tout observant objectivement ses effets pour s’assurer de la réalité de la démocratisation des savoirs, tout en se gardant de toute domination ?
[1] Equipe de psychologie du travail et de clinique de l’activité d’Yves Clot
[2] Thomas COUTROT, Que font les profs ? Mouvements, n°106, 2021, p.49-59
[3] Yves CLOT, Il y a politique et politique. Réponse à Thomas Coutrot, 6 septembre 2021, https://mouvements.info/il-y-a-politique-et-politique/
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 7 décembre 2021
Paul Devin, président de l’IR.FSU