Lycées professionnels : la perspective d’une régression inacceptable
Des candidats à l’élection présidentielle nous promettent une réforme du lycée professionnel au nom de l’excellence, de l’égalité des chances ou de l’émancipation des jeunes issus des classes populaires. Les réformes annoncées semblent portées par l’évidence : qui pourrait, en effet, blâmer la perspective d’un meilleur accès des jeunes vers l’emploi ?
Mais tout cela n’est que fausse évidence !
L’entreprise au service de l’emploi ?
La prise en compte de la réalité de l’emploi est une nécessité évidente et personne n’a jamais défendu que l’offre de formation puisse ignorer la question des débouchés. Pour autant, livrer la formation professionnelle à l’entreprise ne constitue pas, en soi, un facteur d’amélioration de l’accès à l’emploi. Les demandes des entreprises obéissent à des besoins particuliers et changeants qui sont loin de traduire les évolutions de fond de l’offre d’emploi. Elles cèdent trop souvent à des nécessités à court-terme qui orientent la formation sur l’employabilité plutôt que sur la construction de compétences professionnelles expertes et durables. Elles produisent un raccourcissement de la formation curieusement considéré comme un facteur garantissant une meilleure professionnalisation ! Rien qui puisse garantir a priori une amélioration de l’accès à l’emploi.
La comparaison des débouchés entre l’apprentissage salarié en entreprise et CFA et la voie scolaire en lycée professionnel est complexe : si des études font apparaître une légère supériorité à la voie salariée, bien des facteurs doivent être pris en compte qui relativisent cette apparente supériorité : les abandons qui jouent un rôle de sélection ; les discriminations genrées, raciales ou sociales qui obèrent la possibilité d’obtenir un apprentissage pour les jeunes qui en sont les victimes et les paramètres liés à la structure même de l’emploi puisque certains métiers formés très majoritairement en apprentissage salarié sont des métiers en tensions pour lesquels l’obtention d’emploi est plus aisée. En résumé, les comparatifs concurrentiels sont loin de pouvoir conclure à une moindre efficience du lycée professionnel.
Renoncer à la culture commune pour les jeunes des milieux populaires ?
Ce qui devrait constituer la motivation essentielle de l’évolution progressive de nos politiques éducatives est l’élévation du niveau de connaissances considérée à la fois comme une garantie qualitative de la main d’œuvre et comme un progrès social. Cela a demandé, historiquement, que notre société devienne capable de renoncer aux profits engendrés par le travail des enfants. Le retour des conceptions de la formation par l’activité professionnelle elle-même, ce qu’on appelait « la formation sur le tas », s’associe avec le projet de rémunération des stages des élèves de terminale en lycée professionnel. Ce sera, tout d’abord, par l’augmentation du temps en entreprise, une réduction du temps de formation générale. Mais au-delà, on imagine bien qu’en faisant ainsi glisser le statut de l’élève vers le salariat, la tentation sera de considérer qu’il ne s’agit plus d’une mission relevant du ministère de l’éducation nationale. Agissant ainsi, c’est l’ensemble de l’édifice qui s’écroulera, tant sur le plan des diplômes nationaux qui céderont le pas à des certifications patronales que sur le plan du développement des formations qui s’organiseront dans un marché privé concurrentiel.
Dans un tel contexte qu’en sera-t-il de la protection des apprentis ? Le travail de recensement effectué par Matthieu Lépine [1] a récemment mis en évidence un chiffre d’accidents du travail particulièrement élevé. Mais qu’en sera-t-il aussi de leur protection contre des tâches qui leur seraient assignées et qui ne constitueraient en rien des situations de formation professionnelle ?
Mais ce sera aussi la réduction progressive de l’enseignement général et le renoncement à ce qui fonde pourtant notre école républicaine : permettre à tous et toutes d’accéder à une culture commune.
Lors de la mandature présidentielle qui s’achève, le ministère de l’Éducation nationale a réduit les heures d’enseignement général. Jean-Michel Blanquer considérait que la réalisation de notices ou l’écriture de lettres de motivations étaient plus utiles que la littérature [2], … une vieille antienne, cette fois-ci dans la bouche même du ministre, fondée sur le présupposé bourgeois du désintérêt de la classe ouvrière pour la littérature et plus généralement pour la culture. Quel paradoxe pour un gouvernement obsédé par les risques de séparatisme que ne pas vouloir postuler la nécessité d’une culture commune comme élément essentiel pour fonder le pacte républicain. C’est sans doute qu’il se contente des perspectives d’un apprentissage de comportements adaptés qui suffirait à garantir les qualités requises par le marché du travail, celle de l’employabilité et de la confiance.
Le lycée professionnel un outil majeur pour répondre aux besoins des années à venir
Construire la carte des formations à l’aune des entreprises, c’est prendre le risque d’une vision morcelée du fait de leur champs d’activité particuliers. Le service public, lui, au contraire, peut anticiper les besoins d’intérêt général qui naissent des évolutions sociales et environnementales. Ainsi, la politique nationale pourrait faire du lycée professionnel l’outil majeur de formation pour répondre aux besoins essentiels des années à venir : développement des emplois d’accompagnement des personnes dépendantes et des emplois de lutte contre la dégradation climatique et environnementale. Seule une volonté publique portée par des stratégies à long terme permettrait d’engager de telles évolutions. C’est l’inverse qui domine aujourd’hui, dans un contexte où le développement de formations privées souvent guidées par leur rentabilité immédiate éloigne les enjeux collectifs pour privilégier des profits immédiats et courtermistes. C’est d’autant plus inquiétant que cette privatisation des enjeux va de pair avec la réduction des contrôles de qualité et qu’on peut douter que l’éthique entrepreneuriale soit suffisante à garantir les formations proposées.
Force est de constater que l’adéquation de la formation avec l’intérêt général et les métiers d’avenir est loin d’avoir été le souci majeur du mandat présidentiel qui s’achève, qui s’est surtout focalisé sur le développement de l’apprentissage en alternance entre CFA et entreprise et cela aux détriments de la voie scolaire des lycées professionnels. N’offrent-ils pas pourtant le contexte de la meilleure convergence entre une garantie d’emploi et les intérêts communs de l’ensemble des citoyens ?
Serions-nous capables de régresser au point d’oublier ce que nous avons mis plus de deux siècles à construire :
– la neutralité d’un service public indispensable à le rendre capable de se départir de la domination économique,
– l’ambition des enseignements généraux parce qu’elle traduit l’affirmation égalitaire de ne vouloir désigner aucun citoyen, aucune citoyenne comme incapable de partager la culture commune,
– la volonté d’une éducation citoyenne parce que nous savons que la démocratie est trop fragile pour prendre le risque de renoncer à son apprentissage.
La promesse que cette réforme puisse s’engager au nom de l’égalité est un mensonge qui tente de masquer une des pires régressions que pourrait connaître notre école, celle de l’assignation de l’avenir des jeunes des classes populaires aux besoins particuliers des entreprises. Cela reviendrait à instituer une conception de l’éducation où la promesse républicaine céderait à la domination économique et financière.
[2] Les Échos, 3 juin 2019
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 4 avril 2022
Paul Devin, président de l’IR.FSU