Syndicalisme et politique, face à l’extrême-droite
La question des relations entre syndicalisme et politique reste l’objet de débats récurrents, parfois aigus. Entre la conception travailliste anglaise où le syndicalisme a longtemps assumé l’organisation d’une action partisane et le modèle léniniste de subordination qui assigne au syndicat de n’être que la « courroie de transmission » entre le parti et les masses, le syndicalisme français, par la charte d’Amiens de 1906, a construit une voie originale affirmant sa légitimité à lutter à la fois pour l’amélioration matérielle de la vie des travailleurs et pour une transformation sociale radicale.
On sait que la réalité de ce principe fut loin d’être le long fleuve tranquille de notre histoire syndicale et que les tensions qui en naquirent nous divisèrent.
Mais il y a une perspective de cette affirmation d’indépendance que le contexte actuel devrait nous inciter à réfléchir. Car les termes de la charte d’Amiens ne sont évidemment pas ceux de l’apolitisme : les syndicats affirment leur indépendance vis-à-vis des partis dans la perspective d’une responsabilité syndicale de l’émancipation intégrale des travailleurs et de la capacité à être la base d’une réorganisation sociale.
Or, dans un temps où la désespérance des travailleuses et des travailleurs est forte, où les logiques néolibérales ne cessent d’éprouver violemment la vie des femmes et des hommes, le risque est grand que les espérances de cette émancipation intégrale ne polarisent plus l’expression des colères. Que s’y substituent quelques raccourcis populistes dont nous savons que, s’ils donnent l’illusion de défendre les intérêts des travailleurs, ils portent les ferments des pires divisions sociales et des plus dangereuses discriminations. La convergence des exaspérations ne présume pas celle des finalités et nous prendrions un risque à nous laisser tenter par la seule opportunité d’une mobilisation plus massive. Or l’affirmation de la « double besogne », celle qui veut que les travailleuses et les travailleurs défendent à la fois leurs intérêts immédiats et le projet d’une société de justice et d’égalité, est une forte garantie pour empêcher de dériver vers des agrégations corporatives très incertaines.
L’extrême-droite est aux aguets et sait combien ses progrès électoraux doivent aux colères anti-libérales et à la détérioration des conditions de vie des travailleuses et travailleurs. Sa volonté récurrente à soutenir et développer un syndicalisme prétendument apolitique a justement pour ambition de se saisir de la seule colère, dépouillée de ses volontés de transformation radicale de la société et de renoncement au capitalisme.
Cette contrainte à garder une perspective politique porte la contrainte de l’indépendance partisane. Pas essentiellement pour éviter des divisions en notre sein mais bien davantage parce qu’un assujettissement partisan nous enfermerait dans la tâche corporative en déléguant aux organisations politiques les choix de notre avenir social.
Que ferions-nous si nos aspirations à rassembler au plus large au nom d’une défense seulement corporatiste, laissaient nos cortèges se peupler d’une désespérance qui, faute d’un attachement à la « seconde besogne », celle d’un autre avenir social, finirait à imaginer que l’extrême-droite puisse offrir l’ultime alternative ? Car ne nous leurrons pas, si notre fédération résiste plutôt bien à l’emprise croissante des idées d’extrême-droite, c’est aussi que la composition socioculturelle de nos syndiqués nous garde à l’abri. Nous aurons à faire face, dans les mois et les années qui viennent, aux effets progressifs de la dédiabolisation du RN qui voudront détruire la barrière culturelle que nous avons construite qui affirme que l’extrême-droite n’est pas une opinion politique au sein de la démocratie mais une menace pour la démocratie. Une fois cette barrière détruite, il deviendra possible qu’on nous explique qu’une nouvelle réalité politique doit nous amener à considérer la possibilité de stratégies d’alliance avec l’extrême-droite, dont on tentera de nous expliquer qu’elles seraient utiles pour vaincre le néolibéralisme.
Nous ne devrons jamais renoncer à cette idée essentielle qui fonde notre action syndicale à la fois dans l’indépendance et dans la volonté d’une transformation sociale radicale. Car si nous cédions à laisser aux partis politiques la tâche de penser une société nouvelle pour nous centrer sur l’exclusive défense de nos intérêts immédiats, nous offririons aux extrêmes-droites la faiblesse d’un flanc découvert aux coups qu’ils nous destinent.
Tout cela ne nous rend ni méfiants, ni hostiles à l’action politique des partis. Nous aspirons aux échanges réguliers, aux débats nécessaires avec eux. Et bien sûr, nous n’oublions pas que la charte d’Amiens reconnaissait à chaque syndicaliste le choix de ses engagements politiques. Mais nous n’oublions pas non plus, qu’en réciprocité, le syndicaliste renonçait à instrumentaliser son action syndicale au service de ses opinons politiques partisanes. Nous savons que l’histoire a largement fait varier ces limites et qu’à l’épreuve du quotidien elles sont loin d’être aisées à fixer.
Mais dans un moment où les idées portées par l’extrême-droite menacent à nouveau notre démocratie et nos libertés, gardons-nous que la nécessité de notre engagement politique, celui qui construit les principes et les valeurs de la société à laquelle nous aspirons, puisse se confondre avec un renoncement à l’indépendance syndicale.
Paul Devin, président de l’Institut de recherches de la FSU
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 4 octobre 2022
Paul Devin, président de l’IR.FSU