Le premier ministre a annoncé vouloir lutter contre la « violence débridée » des jeunes. A plusieurs reprises, son discours de Viry-Châtillon a laissé entendre que nous vivions une période de violences juvéniles particulièrement graves et intenses qui nécessitait une réponse politique immédiate et ferme.
Mais la violence des jeunes connaît-elle, en réalité, un temps de gravité exceptionnelle ?
La réalité objective de la violence des jeunes
Les chiffres convergent, qu’il s’agisse de l’ensemble des violences portant atteinte aux personnes[1] ou plus spécifiquement de celles commises par les mineurs[2] : si une hausse peut être constatée depuis les années 2010[3], elle ne présente pas les caractères exceptionnels qui caractériseraient un « surgissement de l’ultraviolence ». L’année 2023 a même connu une hausse plutôt plus faible que les années précédentes.
On sait que, sur des temps courts, la comparaison peut produire, selon le choix de la période retenue, le constat d’une hausse ou d’une baisse[4]. Mais si on interroge une période plus longue[5], on observe une très forte diminution du taux d’homicide. En fait la seule certitude statistique, c’est que si les jeunes sont violents… ils le sont plutôt moins que leurs aînés.
Quant aux actes qui ont, récemment, entraîné la mort d’adolescents, si leur récit nous est insupportable, ils n’en témoignent pourtant pas davantage d’une évolution radicale de la violence. Ces violences extrêmes restent rares et leur survenue est loin d’être un phénomène nouveau. Mais, à chaque fois, des discours viennent les traiter comme s’il s’agissait d’un fait de nature nouvelle qui ferait irruption dans un monde qui aurait, jusque-là, ignoré de telles formes de violence. Le plus superficiel regard historique suffit à convaincre que de telles violences n’ont rien de nouveau et s’inscrivent dans une réalité que l’on combat depuis longtemps sans qu’on soit parvenu à y mettre un terme.
Une violence « décivilisatrice » ?
Déclarer le « surgissement » d’une « violence débridée », en affirmant une réalité sociale nouvelle, c’est vouloir construire la légitimité d’instituer des politiques nouvelles. On voit bien comment est fait feu de tout bois pour rompre avec le modèle d’une réponse éducative. Il s’agit de mettre en doute les principes d’une protection des mineurs qui considère a priori que leur violence est révélatrice de souffrance et de danger et donc qu’il faut éduquer plutôt que punir.
Et menacer d’un effondrement du consensus culturel et social permet d’assurer plus fortement encore l’exigence d’une rupture : ce qu’Emmanuel Macron, Éric Dupont-Moretti et Gabriel Attal appellent la « décivilisation ». Là encore, un regard historique peut être utile pour se méfier d’un concept dont il ne faudrait pas oublier que son dernier théoricien fut Renaud Camus[6] qui en a fait l’instrument idéologique de la défense de la grandeur occidentale face aux menaces « barbares ». Ont été citées d’autres références d’usage du terme de « décivilisation » mais Dominique Linhardt nous rappelle[7] que, chez Norbert Elias, il n’est pas tant question de « retour à une impulsivité originelle » que « d’une renonciation volontaire (…) à des normes sociales qui sont délibérément ignorées au profit d’une gratification plus immédiate. ». Une renonciation par laquelle les classes supérieures ignorent les normes sociales pour leur profit.
Puisque les communicants de l’Élysée ont affirmé que le propos présidentiel se fondait chez Norbert Elias et non chez Renaud Camus, encore faudrait-il en tirer toutes les conséquences… et tout particulièrement celles qui conduiraient à interroger la responsabilité de l’avidité néolibérale quand elle conduit à l’ignorance délibérée des normes et fait naître la violence.
[1] Ministère de l’Intérieur, Insécurité et délinquance en 2023 : une première photographie, Interstats, Analyse, n°24, janvier 2024
[2] Asmae MARHAOUI, Tedjani TARAYOUN, 2000 – 2020 : un aperçu statistique du traitement pénal des mineurs, Infostat Justice, n°186, juin 2022
[3] Ministère de l’Intérieur, Les victimes d’homicides et de tentatives d’homicide enregistrées par les services de sécurité de 2016 à 2022, Interstats, Info rapide, n°31, janvier 2024
[4] Pierre TÉVANIAN, Les pousse-au-crime, Vacarme, vol. 16, no. 3, 2001, pp. 58-58.
[5] Cyril RIZK, En 20 ans, le taux d’homicide a baissé de près de 60% en France et en Allemagne, ONDRP, Flashcrim n°2, décembre 2015
[6] Renaud CAMUS, Décivilisation, Fayard, 2011
[7] Dominique LINHARDT, Décivilisation : prendre Elias au sérieux, AOC, 8 juin 2003
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 2 mai 2024
Paul Devin, président de l’IR.FSU