Laurent Etre a interrogé Christian Laval sur la postérité de Pierre Bourdieu en sociologie (L’Humanité du 20 janvier 2012)
20 Janvier 2012
Bourdieu se voulait un « intellectuel critique », intervenant volontiers dans le débat public et le combat politique mais toujours à partir de la défense intransigeante de son autonomie de chercheur à l’égard du pouvoir. Dix ans après la disparition de Bourdieu, quelle est la postérité de cette figure d’intellectuel ? Quels débats ou combats récents permettent de la repérer ?
Christian Laval : Bourdieu avait réussi à sa manière une chose rare, que Foucault avait su faire dans un autre style : allier le travail savant le plus authentique et l’intervention publique efficace, faire œuvre savante et produire les armes de la critique. Et cela dans une période d’essoufflement du marxisme et d’affaiblissement des organisations qui s’en réclamaient. Ce que Bourdieu a apporté en sciences sociales est précisément un renouvellement des approches critiques à un moment où le néolibéralisme étendait sa domination. L’erreur serait de penser qu’il a fourni une fois pour toutes des clés suffisantes pour comprendre les mécanismes et les logiques du pouvoir aujourd’hui. Sa véritable postérité, en sociologie, se joue dans les recherches et publications des jeunes chercheurs qui parviennent à surmonter les sectarismes et les orthodoxies en utilisant de la façon la plus libre les concepts et les analyses qu’il a produits. Bourdieu est devenu un classique au meilleur sens du terme : un auteur que l’on consulte et que l’on discute. C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Cependant, et ce n’est pas étonnant, il fait l’objet de récupération et de retournement. Ses contemporains en sociologie ou en politique ne se gênent pas pour reprendre en les affadissant ses analyses sur les inégalités scolaires ou les effets de domination culturelle. Il y a pourtant chez lui de l’irrécupérable encore aujourd’hui. De la Misère du monde (1993) aux textes décapants sur le néolibéralisme à la fin des années 90 ( Contre-feux 1 et 2), en passant par ses analyses du journalisme (Sur la télévision), le constat qu’il faisait de l’état de la société frappe encore par sa pertinence. Toute une tradition critique est née de ses travaux en économie, dans le domaine des médias, dans l’analyse de l’évolution de l’école.
La sociologie de Bourdieu s’employait à rendre visibles les dominations symboliques. Mais en tant que « sport de combat », a-t-elle fourni quelques pistes pour agir efficacement sur la racine de ces dominations, sur le système qui les produit ?
Christian Laval : Une telle sociologie critique n’est efficace qu’à sortir de la seule sphère universitaire. La question des relais et de la diffusion a été une vraie question pour Bourdieu. Et elle ne date pas des collections et publications qu’il a fondées pour opérer une communication de masse (Liber, Raisons d’agir). On peut encore aujourd’hui admirer la façon dont Passeron et lui ont su diffuser à des dizaines de milliers d’exemplaires les résultats de leur enquête sur les Héritiers. Mais c’est aussi cette réflexion qui l’a amené à critiquer tout ce qui fait obstacle dans les médias dominants à une analyse critique des mécanismes de domination et l’a poussé à donner l’exemple de création d’organes autonomes de production et de diffusion de la critique sociale. Bourdieu, sans y réussir pleinement, a cherché à inventer un lien nouveau entre le travail intellectuel et le mouvement social. Et cela s’est d’ailleurs réalisé avec l’éclosion de ces multiples formes d’organisations qui associent réflexion, action et créativité et constituent à tous les niveaux, mondial, européen, national et local un vaste tissu de coopératives de production de la critique. Que l’on songe pour la France au travail de la Fondation Copernic, à l’action d’Attac, à l’émergence de l’Appel des appels, à ses multiples groupes de résistance qui mobilisent sur des problèmes plus ciblés. Deux mouvements sont en train de se conjoindre : l’organisation collective des intellectuels, qui luttent contre l’isolement de la spécialisation universitaire et la monté en intellectualité des mouvements sociaux. Je crois que Bourdieu avait non seulement espéré cela mais l’avait anticipé et encouragé. L’un des grands chantiers que Bourdieu a entrouvert est celui de l’auto-analyse des organisations politiques, syndicales, culturelles. Il ne suffit pas de comprendre comment fonctionne le pouvoir qui nous domine, il faut comprendre comment ceux qui luttent reproduisent dans leur organisation certains schémas de la domination qu’ils combattent. L’une des leçons que l’on peut tirer de la sociologie de Bourdieu est que la démocratie est un combat toujours inachevé et global.
En quoi la « révolution » opérée par Bourdieu dans la sociologie est-elle encore palpable aujourd’hui dans la façon de pratiquer cette discipline ? A-t-elle aussi essaimé dans d’autres disciplines ?
Christian Laval : L’un des grands apports de Bourdieu tient à l’exigence en sociologie de la distance avec les pouvoirs quels qu’ils soient. L’instrumentalisation des sciences sociales par des pouvoirs en mal de légitimité, leur façon de constituer en « problèmes sociaux » à résoudre de façon technocratique, voire en « faits divers » à exploiter politiquement, ce qui relève de mécanismes et de processus qui restent voilés, tout cela est mieux compris aujourd’hui, bien que cela n’ait pas changé grand chose à la manière dont est fabriquée « l’information » par les entreprises privées qui produisent et vendent le produit médiatique.
Après Bourdieu, on peut aussi espérer de la part des sociologues une forte résistance à l’actuelle soumission de l’école et de l’université aux pouvoirs politique et économique. Mais la sociologie n’est pas unifiée. La logique d’expertise amène toujours ces sociologues qui n’ont jamais aimé Bourdieu, et pour cause, à occuper volontiers la place du conseiller du Prince, non sans se faire passer pour les meilleurs défenseurs de l’égalité et de la démocratie. Mais ce qui est le plus inattendu, et le plus important, est le développement au sein même du champ économique d’un discours qui s’en prend frontalement aux doctrines et aux pratiques du néolibéralisme. Attac, et plus récemment le Manifeste des atterrés, témoignent de la mobilisation des économistes entrés en dissidence. Bourdieu est ici une référence parmi d’autres. L’anti-utilitarisme de la Revue du Mauss, la réactualisation de Polanyi, le recours à Foucault, la relecture de Marx contribuent à la nouvelle critique du discours économique dominant.
Aujourd’hui, en pleine crise systémique du capitalisme, la chape de plomb de l’idéologie néolibérale, que combattait activement Bourdieu, est-elle le principal obstacle à l’émancipation humaine ? N’est-ce pas désormais, plus encore qu’au temps de Bourdieu, la question de l’alternative qui fait problème, pour toutes celles et tous ceux qui ont intérêt à une autre société ?
Christian Laval : La compréhension du néolibéralisme est chose fondamentale pour toutes les luttes sociales et politiques aujourd’hui. Bourdieu, dès le début des années 1990, en comprend l’enjeu et opère un virage que l’on perçoit bien dans ses cours au Collège de France sur l’État et dans Misère du monde. Les outils qu’il nous a laissés ne sont pas suffisants pour saisir la logique néolibérale dans son ensemble mais ils restent indispensables quand il montre comment les politiques des managers d’État construisent une nouvelle réalité sociale. La question de l’alternative se lit souvent en creux dans ses travaux, et ceci dès les années 1960, mais il ne pensait pas qu’il lui revenait en propre de faire un projet. C’était une affaire collective à laquelle il pouvait contribuer. La fonction politique du sociologue, il la définissait plutôt comme celle d’un météorologue qui a le devoir d’alerter sur les risques de tempête ou d’avalanche. Je crois qu’il se reconnaîtrait aujourd’hui dans le travail des climatologues qui nous avertissent des risques climatiques. Les risques que font courir le capitalisme à nos sociétés ne sont pas moindres que le réchauffement climatique
Entretien réalisé par Laurent Etre