par Simon Blin
publié le 27 mai 2023 à 6h47 dans Libération
Economiste, chercheuse au CNRS rattachée à l’université de Paris-Dauphine PSL, Anne-Laure Delatte a pris son temps pour écrire son premier livre, trop prise par les publications scientifiques, activité dévorante et cœur de métier de la vie académique. L’Etat droit dans le mur. Rebâtir l’action publique (Fayard) est le fruit de plusieurs années de recherche portant sur le marché international des capitaux et la gouvernance. Cette spécialiste des questions financières, autrice d’une thèse sur la réforme monétaire argentine de 2002 (et ancienne chroniqueuse à Libé), a compilé soixante-dix ans de données sur l’interventionnisme étatique. C’est dire la crédibilité du constat qui s’impose au fil du livre : celui d’un Etat français aux petits soins des entreprises, même les plus polluantes, à contre-courant de l’idée souvent véhiculée d’un Etat «nounou» dont les largesses budgétaires profiteraient comme un robinet ouvert aux seuls citoyens. Critères de sélectivité des aides publiques à l’aune de la transition écologique, contrôle parlementaire de la Banque de France… Des solutions existent pour inverser la tendance, plaide la chercheuse.
Emmanuel Macron a annoncé de nouvelles baisses d’impôts à hauteur de deux milliards d’euros d’ici à 2027 à destination des classes moyennes. Comment interpréter cette promesse ?
On ne sait pas encore comment le chef de l’Etat compte financer ces deux milliards d’euros. Il ne dit pas comment il va trouver cette somme, comment il entend compenser cette baisse d’impôts : par une hausse de la TVA ou en coupant sur une prestation de service public ? Est-ce alors à dire que ces deux milliards de cadeaux fiscaux n’étaient pas si essentiels ? Décréter enlever deux milliards nourrit un récit de dépense publique inutile. Or moins d’impôts, ce sont des services publics qui se dégradent. Dans les propos d’Emmanuel Macron, il n’y a aucune réflexion sur la contribution des hauts revenus qui vivent pourtant mieux la période d’inflation.
Cette annonce s’inscrit dans un contexte inflationniste inédit…
Une inflation plus élevée au cours de la prochaine décennie me semble inéluctable. La raison est que notre économie ne va pas cesser de dysfonctionner sous l’effet des chocs climatiques à venir. Il va falloir y remédier et faire des choix politiques. Premièrement, le niveau d’inflation : on n’a pas de résultats empiriques montrant que l’inflation au-dessus de 2 % par an est un problème. En revanche, un taux qui change tous les mois signifie des augmentations de prix irrégulières et une incapacité pour tous de prendre des décisions d’investissement. Autrement dit, on pourrait vivre avec une inflation à 5 % ou à 8 % sans problème, tant que ce taux est stable. On fait donc le choix politique de ramener l’inflation à 2 % sans dire que pour y arriver on est en train de freiner l’activité, et par extension l’emploi. Secondement, le problème de l’inflation pour les citoyens et citoyennes, c’est qu’elle ronge leur pouvoir d’achat car leurs revenus ne suivent pas. Le gouvernement s’oppose à une indexation générale des salaires, car il craint alors une spirale inflationniste. Mais rien n’est fait pour faciliter des négociations entre syndicats et patronat pour éviter ces pertes de pouvoir d’achat qui touchent en premier les bas salaires.
Dans votre livre, vous battez en brèche l’idée selon laquelle l’Etat français serait trop dépensier, trop protecteur des personnes et hostile aux entreprises. Qu’en est-il réellement ?
Il y a un grand malentendu. L’Etat intervient aujourd’hui plus qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, époque pendant laquelle s’impose pourtant l’idée de services publics, d’une protection sociale et de la planification économique. Or malgré la fin des Trente Glorieuses, les dépenses publiques n’ont cessé de croître. Sauf que ce surcroît d’intervention profite davantage aux entreprises qu’à l’amélioration de nos services publics et de notre protection sociale. Si l’Etat est plus présent qu’avant, il s’est mis au service du marché en multipliant les subventions, les crédits d’impôts aux entreprises et les exonérations de cotisations sociales. Dans mon livre, je raconte cette grande transformation de l’action publique au nom de la compétitivité économique. En contrepartie, on assiste au détricotage du contrat social même s’il demeure protecteur. Une partie de la défiance citoyenne envers l’Etat aujourd’hui s’explique, à mon avis, par cette incohérence : l’action publique est désormais moins là pour protéger les personnes que faire fonctionner le marché.
La réforme des retraites illustre-t-elle ce nouvel interventionnisme étatique ?
Oui. L’opposition d’une grande partie de l’opinion contre le projet de réforme des retraites est, à ce titre, exemplaire : les citoyens ont le sentiment d’avoir atteint la limite de ce qu’ils pouvaient donner au marché et, dans le même temps, l’Etat refuse de remettre en question les exonérations sur les cotisations sociales et le taux d’imposition des plus hauts revenus afin de financer le système par répartition. Le pire est à craindre puisque le gouvernement souhaite dorénavant «désendetter» la France en réduisant les dépenses publiques et sans revenir sur les baisses d’impôts pour les plus riches.
En matière d’impôts, comment se traduit ce mode d’action publique ?
En France, les ménages s’acquittent de deux tiers des recettes issues des prélèvements obligatoires, essentiellement la TVA, qui est la même pour tous, et l’impôt sur le revenu. Ce qui signifie que les entreprises ne financent qu’un tiers de l’action publique, essentiellement via les cotisations sociales et peu par l’impôt sur les sociétés. On entend souvent dire que les entreprises sont trop taxées en France, mais on dit moins que ce sont les ménages qui supportent les dépenses publiques. On dit aussi que les entreprises françaises payent plus d’impôts qu’ailleurs. Mais les taux officiels ne veulent pas dire grand-chose étant donné les niches fiscales et sociales qui pavent le système. En 2021, rien que les exonérations d’impôts accordées aux entreprises ont coûté 96 milliards d’euros ! Cet aspect de l’action publique passe totalement sous les radars démocratiques. Pourtant, les grandes entreprises ont tout à leur disposition pour réduire leurs impôts. Par exemple, le régime de société mère et filiales autorise les multinationales à s’exonérer d’impôts sur les dividendes versés par l’intermédiaire de leurs filiales de façon que la société mère ne soit pas doublement imposée. Cette option fiscale tout à fait légale coûte chaque année 36 milliards d’euros…
Il y a aussi les cotisations sociales…
Elles ont baissé de l’équivalent de 2 % du PIB sur les quarante dernières années. Là encore, la raison invoquée est la compétitivité internationale. Il s’agit de baisser le coût du travail, qui serait trop élevé en France du fait des nombreuses cotisations sociales imposées aux entreprises. Rappelons que c’est grâce à ces cotisations que l’on finance la protection sociale, les retraites comme la santé. Or en 2021, les exonérations ont coûté 70 milliards d’euros. Pour rappel, le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans avait pour objectif d’économiser 12 milliards d’euros à l’Etat d’ici à 2027.
Ces aides aux entreprises ne bénéficient-elles tout de même pas aux employés et, in fine, aux ménages ?
Au total, si on additionne les subventions et les exonérations, les aides publiques aux entreprises ont coûté 190 milliards d’euros par an en moyenne depuis 2010. Et cela ne fait qu’augmenter depuis. Pour être jugés efficaces, il faudrait que ces 190 milliards génèrent au moins autant d’activité économique. Je ne connais aucune étude qui le démontre. L’exigence de rentabilité sur les dépenses de santé ne s’applique pas du tout aux dépenses en faveur des entreprises.
Vous dites que l’action publique est «climaticide». Comment pouvez-vous l’affirmer ?
Puisque l’Etat a consacré une part croissante de ses dépenses à soutenir l’activité des entreprises, j’ai voulu vérifier l’impact carbone de ces dépenses. Toutes les entreprises ne se valent pas en termes d’émissions carbone, j’ai donc voulu voir à qui les aides ont été distribuées. Le croisement des données de l’Insee et d’Eurostat m’a permis de montrer qu’au cours des quarante dernières années, les subventions publiques ont été versées en majorité aux branches d’activités les plus polluantes, notamment l’industrie manufacturière qui inclut L’Oréal, Total (pour ses activités de raffinage), Renault, Sanofi, etc. En 1978, le secteur le plus émetteur recevait la moitié des subventions, et le reste se distribuait dans l’économie française. En 2020, alors que les aides avaient augmenté, ce même secteur recevait toujours la moitié des subventions.
Que suggérez-vous pour inverser cette tendance ?
Les impôts des Français financent, par l’intermédiaire d’aides publiques, des activités hautement polluantes. Je ne crois pas que les citoyens et citoyennes soient à l’aise avec cette idée alors que la France est en train de se réchauffer plus vite que prévu. Il faut imposer de nouveaux critères de sélectivité des aides publiques à l’aune de la transition écologique. Dans sa main gauche, l’Etat a un budget vert de 37 milliards d’euros par an, mais de la main droite, il consacre 190 milliards d’aides par an à des entreprises qui sont en majorité climaticides. Il n’est même pas nécessaire de lever de nouveaux impôts ! De l’argent, on en a déjà. Il est simplement mal redistribué.
Dans une étude remise à Matignon, l’économiste Jean Pisani-Ferry, proche conseiller d’Emmanuel Macron, plaide pour un impôt spécifique sur les hauts patrimoines afin de financer la transition écologique…
Mieux vaut tard que jamais ! On ne peut que saluer ce ralliement de l’ancien chef économique de la campagne d’Emmanuel Macon à une telle mesure. L’idée progresse ! Si cette taxation sur le patrimoine des ménages est indispensable à la lutte contre le réchauffement climatique, le gouvernement pourrait aussi trouver des ressources en remettant en question les nombreuses exonérations fiscales et crédits d’impôt dont bénéficient les entreprises sans condition.
Ça, c’est pour l’action publique budgétaire. Vous proposez aussi d’adapter la politique monétaire aux enjeux climatiques…
C’est, en effet, une branche de l’Etat plus discrète mais qui contribue elle aussi à soutenir l’activité d’entreprises polluantes. Je propose de remettre la Banque de France sous contrôle du Parlement pour remettre son action dans le champ politique. A partir de 1945, cette institution devient publique, son action finance la reconstruction, puis la planification économique sous tutelle du ministère des Finances. Depuis 1993 et l’adoption de l’euro, la Banque de France est sortie du contrôle parlementaire. Résultat, les citoyens ne savent plus ce qu’elle fait et ce à quoi elle sert. Or, en prêtant des liquidités aux entreprises et au Trésor français, elle fait circuler dans l’économie l’équivalent de 20 % du PIB français, dont une partie finance l’économie carbonée. Je ne pense pas que la Banque de France doive perdre son statut indépendant. Mais les citoyens devraient pouvoir reprendre le contrôle pour débattre de l’orientation de la politique monétaire en faveur de secteurs d’activités neutres en émissions carbone. C’est un enjeu démocratique.
Cette transformation de l’action publique que vous décrivez, est-ce du «néolibéralisme» ?
Oui, c’est très conforme à l’idée que les «nouveaux libéraux» se font de l’Etat : vigilent, actif et au service du marché. Cette doctrine s’est formée dans l’entre-deux-guerres à la suite du constat que le libéralisme économique pur avait nourri l’émergence des régimes nazi et fasciste à force d’injustice. Des intellectuels et des hommes d’affaires regroupés autour de la figure de Walter Lippmann cherchent alors une façon de réparer ce libéralisme et en appellent à l’intervention de l’Etat. Pour eux, cette intervention doit se consacrer à assurer le bon fonctionnement du marché. La France a épousé cette conception elle aussi mais plus tardivement que les Etats-Unis. Sauf qu’un Etat régisseur du marché me semble incompatible avec l’urgence climatique. Il va falloir résister à la logique du profit pour opérer la transition de notre système économique. Avec un Etat convaincu que le marché sait mieux que lui et que notre salut vient de lui, je ne vois pas comment il peut impulser la bifurcation radicale qui seule pourra nous sauver.