Presque dix ans après « La nouvelle école capitaliste », Christian LAVAL et Francis VERGNE veulent dépasser le champ de l’analyse et de la théorisation des mutations de l’école pour proposer une vision d’avenir d’une école démocratique capable de rendre réelle l’égalité d’accès aux savoirs.
Ils tentent de le faire autour de cinq « clés » dont ils énoncent les principes et les déclinaisons réelles : l’affirmation des libertés pédagogiques et académiques ; la recherche des conditions concrètes et effectives d’une égalité d’accès aux savoirs ; les ambitions d’une culture commune ; l’inscription des finalités sociales et égalitaires dans la pédagogie et la question de la démocratie du gouvernement de l’école.
Un appel à une révolution scolaire pour « rompre avec l’ancien ordre du monde » et renouer avec les espérances d’un avenir solidaire, écologique et égalitaire.
Christian Laval, Francis VERGNE
Education démocratique
La Découverte, 232 pages, 20€
Quatre questions à Christian Laval et Francis Vergne
Propos recueillis par Paul Devin
Vous appelez à un « libre commun des savoirs » avec autant d’enthousiasme optimiste sur les progrès qu’il serait capable d’engendrer que l’Esquisse de Condorcet avait espéré les effets de l’égalité. Percevez-vous l’annonce de telles espérances dans notre monde modélisé par les conceptions capitalistes de la connaissance et menacé par nos incapacités à ouvrir les yeux sur les questions environnementales ?
On connaît l’excellente devise : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Nous avons toutes les raisons du monde de désespérer, mais aussi toutes les raisons d’aller au-delà du sombre présent qui est le nôtre et ceci par le moyen d’un projet de rupture, par une conception d’une société autre, et donc d’une éducation autre. Car ce qui manque encore aux forces syndicales et politiques, c’est l’expression claire d’un projet de transformation de l’éducation dans le cadre d’une transformation globale de la société. C’est le sens de nos « propositions offensives » qui sont autant de briques de l’éducation démocratique à édifier le pus rapidement possible. Notre livre est à la fois transversal, systémique et synthétique. Transversal comme les luttes à mener dans toute la société pour l’égalité de condition et de dignité, systémique parce que l’éducation n’est pas faite d’une succession de tranches institutionnelles, et synthétique parce que nous disposons d’une grande variété de savoirs nécessaires pour réaliser cette éducation démocratique, mais des savoirs souvent tellement spécialisés qu’on peine à y voir les points d’appui d’une politique démocratique générale.
Par ailleurs, et pour répondre plus complétement à la question, c’est sans doute beaucoup d’honneur, sans doute trop, de nous comparer à Condorcet. Si nous ne pouvons plus croire au progrès continu de l’esprit humain comme il le faisait, nous lui savons toujours gré de ne pas avoir séparé son projet scolaire d’une volonté d’égalité générale. C’est par ce côté volontariste que nous pouvons encore nous réclamer de lui, et aussi de Jaurès et de quelques-autres qui ont pensé systématiquement le lien entre révolution politique et sociale et grand projet éducatif.
Le moment que nous vivons ne peut être seulement caractérisé par le néolibéralisme triomphant et le néofascisme rampant qui l’accompagne comme son ombre. Dans nos écrits précédents, nous avons montré les logiques adverses qui vont à l’encontre d’une société d’égalité et de liberté, notamment en matière d’éducation. Nous n’avons eu hélas que trop raison de sonner l’alarme il y a plus de deux décennies maintenant. Mais nous n’avons jamais oublié cependant qu’il nous fallait contribuer à rendre aux acteurs de l’éducation le sens révolutionnaire de leurs résistances, de leurs luttes, de leurs expériences. Relier les combats et les recherches moléculaires et les replacer dans la perspective plus globale d’une démocratie réelle, tant politique que sociale, tant économique qu’écologique, c’est refaire ce que les ancêtres de 1830 ont fait quand ils ont inventé le socialisme. Il n’y a pas d’autre chemin aujourd’hui que de recommencer. Il ne s’agit évidemment pas de simplement répéter ce qui a été dit et fait. La période a changé, nous ne sommes plus à l’époque de la révolution industrielle. Il nous faut interroger de façon critique les traditions révolutionnaires et retenir ce qui, pour notre actualité, peut encore avoir une efficacité politique face aux défis contemporains, notamment en matière d’écologie. Il est assez évident que les grands pionniers de l’Éducation nouvelle n’étaient pas confrontés à l’impératif absolu de préparer les citoyens aux désastres climatiques, ou à l’urgence de repenser contre les nationalismes ravageurs l’organisation politique de l’humanité dans son unicité et sa pluralité. Nous mettons donc en débat un projet éducatif radical en assumant pleinement d’aller à contre-courant. Passer à l’offensive, voilà ce qui importe stratégiquement dans le contexte d’aujourd’hui.
Vous montrez les multiples facteurs nécessaires pour produire une égalité scolaire effective parmi lesquels vous défendez l’importance d’une pédagogie capable de prendre en compte la réalité sociale. Dans un contexte de politique éducative comme celui que nous connaissons aujourd’hui, un tel choix pédagogique est-il encore possible pour un enseignant ?
Ce choix pédagogique est surtout un choix politique et éthique. Il est à la fois indispensable et réalisable. Rien ne serait pire que la résignation et la démission devant les tâches politiques que doivent accomplir quotidiennement les éducateurs, et parmi eux les enseignants. Le quotidien d’un enseignant est fondamentalement politique, aussi bien par ses conditions de travail que dans ce qu’il vise et réalise avec ses élèves et ses étudiants. Tout acte pédagogique a une dimension éthico-politique à penser. Bourdieu avait raison de dire que la manière de rendre des copies est politique. Même si c’est bien peu au regard des logiques inégalitaires et aux menaces liberticides qui pèsent sur l’école, tout acte d’égalité, toute pratique de liberté, toute affirmation d’une puissance instituante collective dans le champ scolaire est une petite pointe d’utopie réelle en direction de la société et de l’éducation que nous désirons.
Nous parlons de pédagogie instituante et de pratiques altératrices pour désigner cette gamme des possibles à expérimenter, sans laquelle il n’est même pas la peine de parler d’éducation démocratique sinon en termes abstraits. Mais ces pratiques ne peuvent se passer du projet d’ensemble de transformation de la société, elles sont indissociables d’une lutte pour une autre société. La difficulté est là : il faut, autant que faire se peut bien sûr, ordonner la pratique quotidienne au projet d’ensemble, et nourrir ce projet par la mise en commun réfléchie des expériences tentées localement. Dans la mise en batterie de cette dialectique pratiques-projet, les syndicats ont à nos yeux un rôle majeur à jouer. Sans but large et ambitieux, la pratique est déboussolée, mais sans l’expérimentation pratique, le but demeure un idéal abstrait sans prise sur le réel. Ici nous n’inventons rien, nous nous inspirons de tous les auteurs qui ont voulu mettre en œuvre de façon systématique une démocratie éducative, Freinet, Dewey ou Freire par exemple. Nous cherchons à actualiser leurs réflexions en les confrontant aux problèmes les plus cruciaux de ce début du XXIe siècle. Pour nous une chose est claire : l’école seule ne pourra jamais assurer les progrès nécessaires de l’égalité, de la liberté de penser ou de l’autogouvernement. La révolution scolaire dont nous parlons est une partie de la révolution démocratique et écologique qui s’impose.
Vous citez Paulo Freire affirmant qu’il ne peut y avoir de lecture du mot sans lecture du monde. La politique d’apprentissage de Blanquer fait l’inverse, centrant obsessionnellement le travail des enseignants sur le mot au mépris du monde. Mais comment peut-on expliquer que tant d’enseignants finissent par accepter un tel choix ?
S’appuyant de façon très dogmatique et très illusoire sur les neurosciences censées contenir toutes les vérités de l’apprentissage [1], Blanquer entend surtout rétablir les méthodes les plus verticales et les plus autoritaires, depuis son bureau de ministre jusqu’à la salle de classe. Derrière l’argument scientifique, il convient de souligner la cohérence politique de toutes les mesures prises, y compris en matière pédagogique. En guise de modernisation, nous avons affaire à un grand retour en arrière, en éducation comme ailleurs. Tirant prétexte des mauvais résultats aux tests de lecture des élèves français, imputés exclusivement, et donc caricaturalement, aux mauvaises méthodes d’apprentissage, il en vient à promouvoir « une opposition du mot au monde », comme s’il pouvait y avoir l’un sans l’autre. Nous ne nous posons pas en donneurs de leçon dans le livre et nous nous gardons bien d’encourager une méthode d’apprentissage particulière. Les enseignants croulent sous le poids de l’expertocratie qui sait mieux qu’eux ce qu’il faut faire. C’est au contraire à toute la profession, éclairée par les travaux des chercheurs, d’en faire l’objet d’une controverse démocratique. Ce qui vaut pour la lecture vaut aussi pour tous les apprentissages. Sans démocratie professionnelle et sans la diversité des apports des sciences sociales et humaines, les enseignants ne peuvent s’approprier les manières de faire qui sont à la fois les plus égalitaires et les plus efficaces.
Mentionner le nom de Freire est important, à un moment où l’on commémore le centième anniversaire de sa naissance. Le grand praticien et théoricien brésilien de l’éducation s’intéressait particulièrement à l’alphabétisation des classes dominées et marginalisées. On aurait tort d’y chercher une méthode universelle, mais on peut y trouver une philosophie pratique de l’éducation démocratique qui consiste à toujours articuler la situation sociale concrète des individus et leurs apprentissages. L’acquisition culturelle est inséparable de la « conscience » que l’on a des structures sociales, de la position que l’on y occupe, des possibilités et des moyens de les changer. D’où l’importance dans la « pédagogie des opprimés » de ce qu’il appelait la « conscientisation ». C’est une idée qui était déjà présente dans les réflexions de Jaurès sur l’éducation. Une école du peuple pour le peuple est une école qui donne aux nouvelles générations le sens des luttes collectives pour l’émancipation, et pas seulement une école de « l’égalité des chances » dans la compétition interindividuelle.
Les modes de gouvernement actuels sont largement incapables de concrétiser les valeurs égalitaires. Mais l’autogouvernement garantirait-il une action éducative centrée sur l’intérêt général et la réalisation effective de l’égalité ?
Le principe de l’autogouvernement des établissements scolaires n’apporte en lui même aucune garantie absolue de réalisation effective de l’égalité, surtout si on l’isole des autres principes de l’éducation démocratique. Mais au moins permet-il d’échapper au modèle jacobin vertical et descendant que l’on trouve trop souvent dans les programmes de gauche. Le terme de « démocratie » a subi une édulcoration et même un dévoiement depuis qu’à l’époque moderne on l’a assimilée à la « représentation » parlementaire, c’est-à-dire à une forme oligarchique de pouvoir, en parfaite conformité avec la domination sociale des propriétaires des différentes sortes de capitaux, surtout du capital économique. Il y a certes eu des évolutions avec l’entrée en scène électorale des « partis ouvriers », mais on ne peut que constater les limites des transformations obtenues en un peu plus d’un siècle sur la répartition des pouvoirs effectifs dans la société. La domination sociale et économique, mais aussi politique et culturelle, est encore notre réalité. L’école inégalitaire, l’école de la sélection sociale, l’école dite « méritocratique », ou plutôt « héritocratique », est elle-même en harmonie avec cette forme oligarchique et hiérarchique de société. Aujourd’hui, ce régime de « démocratie limitée » est en pleine crise, des formes fascisantes de pouvoir réapparaissent, tandis qu’un peu partout dans le monde l’exigence d’une « vraie démocratie » dynamise des mobilisations de masse. Il faut en tirer les leçons et sur la transformation sociale et sur l’éducation. Etre un démocrate conséquent, c’est vouloir que dans toutes leurs activités, notamment économiques, les individus au sein de leurs collectifs de travail et de vie s’autogouvernement, c’est-à-dire co-déterminent les règles qui régissent leurs rapports et les buts qu’ils se donnent. Vouloir une société où l’autogouvernement constitue le principe des institutions, c’est vouloir une éducation qui prépare à ce type d’organisation sociale, qui forme des citoyens actifs, critiques, capables d’autoréflexion collective, désireux de toutes les formes de participation sociale. Seules la fixation et la réalisation de ce but peuvent obliger d’instaurer une politique scolaire réellement égalitaire. Car pourquoi vouloir l’égalité éducative réelle si la société reste inégalitaire et au fond si peu démocratique ? Il faut bien comprendre que l’actuelle inégalité qui règne dans l’école capitaliste est fonctionnelle, même si tous les discours hypocrites des responsables politiques et de certains experts disent le contraire.
Si l’objectif de l’autogouvernement social à toutes les échelles est la condition d’une politique égalitaire, il n’en pose pas moins dans sa réalisation des questions pratiques qui ne seraient insurmontables que si on ne les posait pas et ne les réglaient pas. L’une de celle-ci est « l’égoïsme » local qui pousserait les établissements scolaires à pratiquer des formes de sélection sociale ou à déroger d’une manière ou d’une autre aux objectifs généraux de la démocratie sociale. La grande question pratique consistera à trouver des points d’équilibre entre l’indispensable liberté laissée aux acteurs de terrain dans le cadre d’établissements autogouvernés et la loi générale qui vise à l’égalité réelle des conditions d’enseignement et d’apprentissage. Nous ne méconnaissons pas la difficulté d’accorder les cinq principes-clés qui sont autant de déclinaisons de l’éducation démocratique (liberté de penser, égalité dans l’apprentissage, culture commune, coopération, autogouvernement). Leurs inévitables tensions relèvent de la politique concrète dans un réel aux multiples dimensions. Prendre à bras le corps ces tensions vaut mieux que la méthode technocratique qui isole les dimensions du réel en méconnaissant délibérément leurs interactions, et ceci afin de ne jamais poser la question des questions, celle du système général des pouvoirs.
Comment fixer la loi générale et la faire respecter ? Aujourd’hui le pouvoir effectif appartient à l’État central et à son gouvernement, lequel dispose des moyens de contrainte bureaucratique pour mettre en oeuvre une politique scolaire supposée uniforme, mais qui en réalité ne l’est pas. Les enseignants sont regardés comme des « agents » qui exécutent, les élèves et les familles comme des « usagers », voire des clients. La déresponsabilisation politique, l’absence de participation, la soumission sont de règle. Nous avons tous intériorisé cette représentation bureaucratique de l’éducation, notamment en France pays traditionnel du centralisme. Nous proposons un autre modèle organisationnel que celui de la bureaucratie d’État, un modèle où l’éducation serait prise en charge par un véritable service public démocratique, ce que nous appelons un service commun de la société, dans le gouvernement duquel enseignants, élèves, parents et citoyens seraient directement impliqués. Cela suppose, et nous pensons avoir fait toute clarté sur ce point, le refus de tout ce qui peut faire pénétrer dans l’école l’esprit et les finalités de l’éducation de marché. Nous connaissons la propension des politiques néolibérales à présenter cette dernière sous la tenue de camouflage de » pédagogies nouvelles » et d’ « écoles alternatives » qui peuvent facilement devenir des sortes de cheval de Troie visant à détruire l’école publique. La vigilance s’impose donc. Mais, cette précision apportée, le modèle fédératif nous paraît être le meilleur qui puisse exister, entendu que la fédération d’institutions du savoir, que nous appelons l’Université démocratique, soit elle-même responsable devant les citoyens et leurs assemblées en matière de respect des principes d’une éducation démocratique. En l’occurrence le principe fédératif permet de définir une loi générale sans abolir les autonomies locales et professionnelles. Nous rappelons dans notre livre que c’était à peu près ce que défendaient Marx dans l’Internationale et les Communards de 71, qui étaient eux plutôt influencés par le proudhonisme. L’effacement au cours du siècle passé de cette façon de penser l’éducation fut bien réel, et les « socialismes de gouvernement » comme le communisme d’État en portent largement leur part de responsabilité. Mais l’impasse historique dans laquelle ils se sont placés et dont nous héritons aujourd’hui ne peut que constituer une invitation supplémentaire à repenser à la lumière de ces références oubliées ou refoulées, et dans le contexte présent, la question sociale et éducative.
[1] Cf. Michel Blay et Christian Laval, Neuropédagogie, Le cerveau au centre de l’école, Tschann & Cie, 2019.