Interview réalisée par Mathieu Dejean, publiée par Médiapart, le 6 septembre 2024
Mediapart : Emmanuel Macron vient de nommer Michel Barnier à Matignon. Comment interprétez-vous cette décision ? Quel est le calcul politique ?
Christian Laval : Après avoir essayé, en vain, de diviser le Nouveau Front populaire, Emmanuel Macron n’a plus eu d’autre solution que de chercher à obtenir la fédération des droites : le macronisme, Les Républicains et l’extrême droite. La nomination de Michel Barnier lui permet à la fois de préserver les acquis du macronisme – la réforme des retraites, celles de l’assurance-chômage, la politique de l’offre – et de donner des gages au Rassemblement national (RN). Michel Barnier est l’homme du référendum sur l’immigration, du « bouclier constitutionnel » [contre « la poussée migratoire » et « l’immigration subie » – ndlr], celui qui a proposé de déroger aux traités européens en matière de justice.
C’est donc un calcul de rassemblement, non pas des Français, mais des droites. C’est l’inverse du front républicain : un front anti-populaire pour assurer une politique qui mélange la xénophobie du RN et la politique pro-néolibérale du macronisme. Le coût politique de cette opération est élevé : le gouvernement se met sous le contrôle du RN, qui lui dictera sa ligne de conduite sur la question de l’immigration. Au passage, le RN va complètement abandonner le volet social de son programme. D’une certaine façon, la vraie nature du RN apparaîtra : un néolibéralisme masqué, qui veut combiner une politique de forteresse et une politique pro-capitaliste assumée.
Emmanuel Macron a justifié son refus de nommer Lucie Castets à Matignon au nom de la « stabilité institutionnelle ». Mais celle-ci ne semble guère plus assurée avec ce premier ministre, qui pourrait lui aussi être censuré s’il n’a pas le « soutien sans participation » du RN. Que cache en vérité cet argument ?
En écartant Lucie Castets, Macron est surtout guidé par un impératif, qui est la quintessence de son double mandat : en aucun cas et sous aucun prétexte il ne faut appeler une première ministre qui risquerait d’appliquer la partie la plus dangereuse du programme du NFP, notamment le détricotage des réformes néolibérales les plus emblématiques et les plus impopulaires dans l’opinion, mais les plus populaires parmi les classes dirigeantes françaises et européennes.
Il lui faut donc un homme qui reste sous contrôle des droites, c’est-à-dire dans les limites qu’il a lui-même fixées, celles de la conservation à tout prix de la logique pro-business et des politiques favorables aux intérêts des classes dominantes dont il est le mandataire.
Pour vous qui avez étudié l’histoire du néolibéralisme, cette suspension du résultat d’un vote démocratique au nom d’impératifs économiques est-elle surprenante ?
Non, c’est même dans la logique des choses. Le résultat du vote n’a de conséquences que facultatives, car la démocratie ne consiste pas pour les néolibéraux à respecter le suffrage universel mais à défendre par-dessus toutes les contingences électorales l’ordre de marché, les « lois économiques » et le sacro-saint droit du capital à gouverner nos existences. L’État de droit a pour eux un sens très particulier, c’est l’État du droit de la propriété et du capital. Autrement dit, l’État de droit en régime capitaliste, c’est d’abord l’État du droit privé, et la démocratie, c’est toujours l’affaire de l’oligarchie « raisonnable ».
Évidemment, c’est un peu gênant pour ceux qui croient à la démocratie libérale parlementaire, au suffrage universel, à la souveraineté du peuple ou à la République. Comment faire pour rendre compatibles cet ordre de marché et un suffrage universel toujours potentiellement risqué ? On ne peut pas faire un coup d’État tous les matins pour garantir « l’ordre normal des choses », ce serait assez mal vu, et le calcul coûts-bénéfices ne serait pas forcément favorable.
On peut faire revoter par exemple quand le vote n’est pas conforme aux attentes, cela s’est déjà vu. Ou on peut contester le résultat du vote, ça s’est vu aussi, c’est ce qui se passe aujourd’hui. Personne n’a gagné, personne n’a perdu. C’est un tour de passe-passe à trois temps : nier la réalité, mobiliser toutes les droites pour faire barrage à la gauche, diviser la gauche.
Pour ce faire il faut un diable, il est tout trouvé. Mélenchon est instrumentalisé par les droites et les médias contre le NFP, et la radicalité parlementaire de LFI est elle-même retournée comme un argument contre le NFP. En ce sens, LFI, tout à ses dépens, acquiert son utilité dans ce tour de prestidigitation mis en scène par Macron. Mélenchon a essayé de contrer la manœuvre par sa proposition de soutien sans participation à un gouvernement Castets. Mais, de toute façon, au-delà de la comédie élyséenne, Macron ne comptait pas la
Au cours de son histoire, le néolibéralisme a pris des formes diverses, y compris parfois violentes en faisant « le choix de la guerre civile », pour reprendre le titre d’un livre collectif auquel vous avez participé. Ce à quoi nous assistons en France est-il une sorte de retour à une version autoritaire du néolibéralisme ?
Ce n’est certainement pas un « retour » à une version autoritaire, car le néolibéralisme est en lui-même autoritaire. Pour une raison simple : le néolibéralisme est beaucoup plus qu’une idéologie ou une politique économique favorable au capital. C’est une stratégie qui consiste à mettre en œuvre par tous les moyens un certain type de société conçue comme un marché concurrentiel et à imposer une certaine anthropologie de l’homme identifié à une sorte d’entreprise. En somme, pour les néolibéraux, il s’agit de défaire ce qui se présente comme autant de limites à l’expansion de la raison capitaliste dans la société, et de construire une réalité sociale et humaine nouvelle, en harmonie avec la logique du capital, et cela dans tous les secteurs de l’existence bien au-delà de l’économie stricto sensu.
Les moyens peuvent être ouvertement brutaux, parfois très violents – on le voit en ce moment en Argentine. Ou plus doux, par la propagande, par le contrôle des médias, par la transformation des programmes scolaires, que sais-je encore. La combinaison des moyens est le cas le plus fréquent. En France, on joue aussi bien de la matraque policière que du matraquage des médias, et depuis longtemps déjà. Pensons aux « gilets jaunes » ou à la répression des mouvements écologistes.
Ce que nous avons montré dans Le Choix de la guerre civile, à partir d’une relecture systématique des principaux doctrinaires du néolibéralisme, c’est que cette entreprise politique a une grande cohérence stratégique et une tout aussi grande variété de moyens. L’objectif à atteindre est répété à longueur de discours et d’éditoriaux, et il est devenu d’autant plus « évident » qu’un système de contraintes objectives a fini par le rendre naturel, acceptable, voire désirable.
On a vu comment on a méprisé le résultat du référendum sur le traité européen en 2005, on a vu comment la « troïka » a traité la Grèce de Syriza en 2015. Toutes les recettes sont bonnes, elles peuvent être d’ailleurs anciennes. L’un des procédés les plus courants, c’est de faire peur. Effrayer, diaboliser, faire horreur. Trouver des boucs émissaires, des ennemis intérieurs, des islamo-gauchistes à toutes les portes, des wokistes à tous les carrefours. Les droites réunies se livrent à une guerre culturelle permanente, et nombre d’intellectuels y participent.
Ces derniers jours, on a observé une convergence entre le RN et la Macronie dans le rejet du programme du NFP, qui conduirait, selon eux, à un « effondrement économique du pays ». Comment interpréter ce rapprochement ?
Pour que rien ne change vraiment dans la redistribution des richesses, ou disons plus globalement dans l’ordre économique, il faut l’union des trois droites : droite du centre, droite de droite et extrême droite. C’est indispensable. Le RN n’a aucun intérêt à ce qu’une politique de gauche authentique advienne, car la prospérité de son fonds de commerce démagogique – les « petits », les « oubliés », les « sans-grade », etc. – risquerait d’en souffrir en faisant revenir vers la gauche une fraction des classes populaires qui l’a désertée.
Du côté de la Macronie, le NFP, c’est le mal absolu, à côté duquel le RN n’est qu’un mal relatif. Et c’est bien normal car il y a plus de proximité entre les trois droites qu’entre chacune des droites et le NFP. C’est ce que Macron a voulu vérifier en recevant des droites successivement l’assurance de la motion de censure contre un gouvernement NFP. Le NFP fait ainsi l’expérience de son isolement lorsque les droites construisent autour de lui un véritable cordon sanitaire punitif, lorsqu’elles se liguent pour lui faire barrage.
Craignez-vous que l’extrême droite profite de la situation ?
L’extrême droite est très forte, plus forte que jamais, mais elle a été mise en échec au second tour des législatives anticipées. Elle tient pourtant sa revanche en montrant son utilité pour le maintien de l’ordre des choses. Le Pen ne dit rien, mais sa force tient justement dans la silencieuse menace qu’elle fait peser sur la suite. Les gouvernements à venir ne vont tenir que par la bienveillance des droites mais aussi du RN devenu indispensable au barrage contre la gauche. Il faudra bien lui donner des gages et le remercier d’une manière ou d’une autre.
C’était déjà le cas avec la majorité relative de la précédente assemblée. La loi immigration peut aujourd’hui être relue comme un petit cadeau de bienvenue préparatoire à la coalition des droites contre la gauche.
Des appels à mobilisation sont lancés sur les mots d’ordre de « respect de la démocratie » et de « destitution » de Macron. Les mouvements sociaux ont été mis à rude épreuve ces dernières années. Peuvent-ils encore quelque chose?
Les mouvements sociaux ont montré leur force par le nombre de gens mobilisés et par leur détermination, mais aussi leur faiblesse : ils n’ont pas gagné, ils ont été méprisés, ils se sont arrêtés sur des échecs. Peuvent-ils encore quelque chose ? La réponse tient au rapport des mouvements sociaux à la politique. Il faut reposer la question du cloisonnement entre le social et le politique. Les syndicats sont censés ne pas intervenir sur le terrain politique, ne pas se mêler de politique. Mais le Medef, la CGPME ou la FNSEA se gênent-ils pour faire de la politique active, pour être des acteurs politiques à part entière ?
Les choses peuvent changer. Le NFP pourrait offrir un cadre plus large que les partis. Ce cadre devrait pouvoir être investi par toute la société, par toutes les victimes des politiques néolibérales, par les citoyens engagés, les syndicats de salariés, les associations, les artistes, les chercheurs, les acteurs de l’économie sociale et solidaire, et bien d’autres. Si le NFP reste une alliance électorale entre partis, il risque fort d’avoir le même destin que le Front de gauche ou la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr]. Il sera vite la proie des rivalités de partis et de leurs chefs.
Il faut d’urgence « démocratiser » le NFP, en faire un bien commun de tous les gens de gauche. Ce sera la condition d’avoir un candidat unique en 2027. Sinon on recommencera toujours la même histoire. Il faudra encore et encore faire barrage à l’extrême droite en votant pour un clone de Macron à la prochaine élection présidentielle. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce sera toujours le cas. Mais on peut craindre que les partis n’y consentent pas facilement d’eux-mêmes, car cela les mettrait sous la pression unitaire de la base et des citoyens.