Alternatives économiques du 27 mai
Hasard de calendrier ou contre-feu organisé ? Le très attendu rapport de France Stratégie commandé par le gouvernement sur les coûts et les impacts macroéconomiques de la transition écologique a été rendu public le 22 mai, jour où Elisabeth Borne, accompagnée par pas moins d’une dizaine de ministres, a présenté devant le Conseil national de la transition écologique (CNTE) les nouveaux objectifs chiffrés de la France sur ses émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030.
La lumière médiatique, dès lors, a davantage éclairé les annonces de l’hôte de Matignon que le rapport dérangeant sur les conditions de leur mise en œuvre remis par l’économiste Jean-Pisani Ferry et Selma Mahfouz, inspectrice générale des finances.
La loi européenne sur le climat de juin 2021 n’a pas seulement inscrit l’objectif de neutralité1en 2050, déjà voté par la France en 2019, en application de l’Accord international de Paris de 2015. Elle a également durci la cible de baisse d’émissions de gaz à effet de serre à atteindre en 2030, de – 40 % à au moins – 55 % par rapport à 1990, ce nouveau seuil intermédiaire étant une condition nécessaire pour tenir la bonne trajectoire.
La France n’a toujours pas acté ce relèvement de l’ambition européenne pour les prochaines années et c’est l’enjeu principal de la future loi de programmation énergie-climat (LPEC). Celle-ci aurait dû être votée cet été, mais le débat sur les retraites a retardé ce chantier pourtant plus urgent.
C’est dans ce contexte qu’Elisabeth Borne a présenté lundi 22 mai les nouveaux objectifs d’émissions que la France pourrait adopter pour 2030, en attendant la remise d’un projet de loi.
Emissions de gaz à effet de serre : les efforts à fournir par secteur en 2030
Emissions annuelles domestiques de gaz à effet de serre et projections pour 2030 en millions de tonnes équivalent CO2 par an
Source : Secrétariat à la planification écologique
Par rapport aux 544 millions de tonnes de CO2 et CO2 équivalent2 émises en 1990, l’objectif de 270 millions de tonnes en 2030 annoncé cette semaine par la Première ministre représente une baisse de 50 %. Soit nettement en-deçà des « au-moins 55 % » inscrits dans la loi européenne.
Même si Paris n’a jamais fait mystère de ses intentions et se justifie au motif que son électricité est déjà largement décarbonée, c’est un message décevant envoyé aux autres Etats membres de la part du seul pays qui, par ailleurs n’a pas respecté ses obligations au titre de la précédente directive sur les énergies renouvelables3. Avec le risque d’affaiblir l’ambition globale si chacun tente de se comporter en passager clandestin.
Gros effort à fournir
Mais plus décevant est le fait que le gouvernement s’en soit tenu à énoncer des objectifs de baisse d’émissions. Il est resté évasif sur les moyens à mobiliser pour les réaliser. Or comme le fait comprendre clairement le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz à la Première ministre publié le même jour, si on ne veut ni augmenter les impôts ni augmenter la dette – la ligne qu’entendent restaurer Emmanuel Macron et Bercy après la période du « quoi qu’il en coûte » – alors l’objectif 2030 n’a aucune chance d’être atteint.
Ce qui était déjà vrai quand la France visait – 40 % l’est encore plus avec une cible de – 50 %. Il s’agit désormais de faire chuter les émissions françaises de 410 millions de tonnes en 2022 à 270 millions en 2030. Soit réaliser en moins de dix ans une diminution de 140 millions de tonnes, ce que la France a à peine réussi à faire au cours des trente années passées.
La mission Pisani-Mahfouz a évalué à près de 65 milliards d’euros, un peu plus de deux points de PIB, le niveau d’investissement supplémentaire et annuel nécessaire pour arriver à cet objectif. A quoi il faudrait ajouter environ 4 milliards de dépenses pour l’adaptation.
Certes, le levier de la sobriété doit y contribuer, mais les auteurs considèrent que sur un horizon aussi court, l’indispensable évolution des comportements individuels et collectifs contribuera de façon encore limitée – de l’ordre de 15 % – à la réduction des émissions visée.
Pour les prochaines années, le mécanisme principal pouvant être actionné sera l’investissement dans les équipements permettant de réduire très fortement les émissions : isolation des logements et des bâtiments tertiaires, achats de véhicules électriques par les ménages et les entreprises, investissements industriels et énergétiques.
Pour arriver à ce résultat, la méthode a consisté en un travail long et fastidieux de « comptage de haricots » : identifier une à une les mesures pouvant être mises en œuvre et en chiffrer le coût. Par exemple, le remplacement des trois quarts des trois millions de chaudières à fioul dans le résidentiel par des pompes à chaleur d’ici à 2030 éliminerait environ 13 millions de tonnes de CO2 émises annuellement.
Cela représente un investissement de 5 milliards d’euros, mais un coût supplémentaire estimé à 3 milliards seulement si l’on tient compte du fait qu’une partie de ces chaudières auraient été remplacées dans tous les cas.
Ces données sont un ordre de grandeur et doivent être traitées avec prudence soulignent les auteurs. Les besoins d’investissement supplémentaires dans le secteur agricole et alimentaire, à l’origine d’un cinquième des émissions territoriales, sont très difficiles à évaluer.
Idem dans le secteur industriel. Par ailleurs, des champs n’ont pas été couverts, comme les investissements à réaliser pour accroître la production de biens « verts » comme les pompes à chaleur ou les véhicules électriques, ou encore le secteur du transport aérien.
Enfin, ces chiffres sont sensibles aux hypothèses sous-jacentes. L’étude pose que les véhicules électriques, qui resteront demain plus chers que les véhicules thermiques, représenteront 66 % des immatriculations en 2030, contre 12 % aujourd’hui, mais que la croissance des immatriculations s’infléchira par rapport à la tendance actuelle, du fait du report sur d’autres modes de transport (vélo, marche, train…). D’où un coût d’équipement des Français en voitures particulières inférieur à ce qu’il serait dans un scénario sans mesures nouvelles pour la transition. Mais dans le cas contraire d’un maintien du rythme des immatriculations, ce niveau de pénétration de la voiture électrique ferait fortement augmenter, d’une quinzaine de milliards d’euros, la facture annuelle de la transition pour l’ensemble des Français.
Qui va payer ?
Comment financer un tel niveau d’investissement ? Pas par la croissance qu’il va générer, car les fruits ne pourront pas en être cueillis immédiatement. Bien entendu, expliquent les auteurs, un tel supplément d’investissement aura, via la demande, un effet positif sur la croissance. Mais parce qu’il sera orienté vers la sortie des combustibles fossiles plutôt que vers l’augmentation des biens et services produits, cela réduira le potentiel de croissance.
L’analyse keynésienne consistant à dire qu’une dépense supplémentaire génère automatiquement de la croissance trouve ainsi sa limite s’agissant d’investissements qui consistent à substituer du « vert » à du « brun ». Pour les auteurs, du fait des investissements requis pour décarboner notre économie, il va au contraire être temporairement plus coûteux de produire la même chose, même si in fine la sortie des fossiles est une équation gagnante.
Les Français vont devoir engager beaucoup plus de dépenses vertes d’ici à 2030 pour réussir la transition, mais vont donc, en raison de cette perte de productivité temporaire estimée par la mission Pisani-Mahfouz à un quart de point par an, engranger moins de recettes que s’ils ne faisaient aucun effort supplémentaire dans ce sens. Alors qui va payer, alors que, comme le rappellent les auteurs, la transition est « spontanément inégalitaire » ?
Face à l’effort à consentir, les Français sont en effet très inégaux. L’étude donne l’exemple du coût moyen de la rénovation d’un logement, soit 24 000 euros. Cela représente 146 % du revenu annuel moyen des ménages très modestes, appartenant au premier et deuxième déciles de revenus, ou 6 % du revenu disponible par an durant 25 ans. Quand on appartient aux classes moyennes, ces chiffres sont respectivement de 82 % et 3 %.
La transition juste appelle un effort important de l’Etat, à la fois pour déclencher des décisions d’investissement privé là où l’intérêt à agir est faible et pour en compenser les effets anti-redistributifs
La transition juste appelle donc un effort important de l’Etat, à la fois pour déclencher des décisions d’investissement privé là où l’intérêt à agir est faible et pour en compenser les effets anti-redistributifs.
Le rapport Pisani-Mahfouz estime ainsi que sur 65 milliards d’investissements annuels supplémentaires dans la décarbonation, la moitié (33 milliards) devraient provenir de fonds publics. C’est le triple de la promesse, non tenue, d’Emmanuel Macron pour son second mandat et c’est dix fois l’effort additionnel inscrit dans le précédent projet de loi de finances. Le futur projet de loi de finances sera un test de la crédibilité du gouvernement sur les objectifs qu’il vient d’annoncer.
Une telle hausse de la dépense publique en faveur du climat ne pourra pas être obtenue en se bornant à ponctionner les autres budgets. Les lettres de cadrage envoyées par Matignon le 19 avril dernier aux ministères, qui ont suscité beaucoup d’incompréhension, demandent une baisse de 5 % de leurs dépenses, soit une économie de 7 milliards, qui pourraient contribuer au financement de la transition, dans des proportions non déterminées.
Le relèvement des prélèvements obligatoires est un passage obligé. Mais son consentement exige qu’il soit affecté à la transition et qu’il corrige en même temps les inégalités au lieu de les aggraver et provoquer une nouvelle révolte des Gilets jaunes. Il faut, dans une France où l’empreinte carbone des 10 % les plus riches (45 tonnes de CO2 par an et par ménage) est trois fois plus élevée que celle des 10 % les plus pauvres (15 tonnes), que la contribution à l’effort soit proportionnée.
Taxe sur les plus riches
D’où la proposition des auteurs, dont l’un fut le rédacteur du programme économique du candidat Macron en 2017, d’un prélèvement dédié et temporaire assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés. Leur rapport indique à titre d’exemple qu’un prélèvement forfaitaire exceptionnel de 5 % pour les 10 % les plus fortunés payé sur 30 ans rapporterait 150 milliards, soit 5 milliards par an.
Mais d’autres vont plus loin. L’économiste Lucas Chancel estime qu’un taux d’imposition progressif sur les patrimoines supérieurs à 1 million d’euros, s’échelonnant de 0,5 % à 3 %, pourrait lever 20 milliards d’euros chaque année en France.
Il faudra, autre préconisation du rapport Pisani-Mahfouz, orthogonale à la doxa actuelle, accroître l’endettement public
Toutefois, jugent les auteurs, une hausse temporaire des prélèvements obligatoires, en plus du redéploiement des dépenses publiques, notamment pour diminuer les dépenses brunes (la défiscalisation du gazole routier par exemple) au profit des subventions vertes, ne suffira pas.
Il faudra aussi, autre préconisation orthogonale à la doxa actuelle, accroître l’endettement public, et ce d’autant plus que les gains économiques des investissements à consentir ne devraient pas être perceptibles sur cette décennie.
Au risque de froisser les marchés financiers et de faire exploser les taux d’intérêt ? « On peut convaincre les marchés. Cet endettement est légitime et il y a un rendement en face », répond Jean Pisani-Ferry. La principale difficulté est de faire tomber les barrières intellectuelles, et au niveau français, et au niveau européen.
L’UE, et principalement l’Allemagne, rechigne à assouplir les règles de déficit public pour favoriser l’effort climatique, comme elle l’a pourtant fait pour répondre à la crise du Covid.
Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz écrivent ainsi :
« En l’état actuel des discussions, les politiques budgétaires des Etats dont le déficit public est supérieur à 3 % du PIB ne bénéficieront d’aucune marge de manœuvre additionnelle par rapport à la situation présente. En particulier, aucun traitement de faveur n’est envisagé pour l’investissement vert. »
Il en va de même pour la politique monétaire. Cette période de transition vers la sortie des fossiles devrait être marquée par une inflation plus importante, en raison non seulement des investissements massifs, mais aussi de prix de l’énergie relativement plus élevés et instables.
Dans ce contexte, observe le rapport, caler l’intervention de la Banque centrale européenne sur une cible d’inflation de 2 % et resserrer le robinet du crédit au-delà risque d’être contreproductif.
Au final, questionnent les auteurs, l’Europe (et la France) peut-elle à la fois s’engager à être championne du climat, championne de l’orthodoxie budgétaire et championne du multilatéralisme ?
Avec l’Inflation Réduction Act de 2022, les Etats-Unis sont prêts à dépenser sans compter pour décarboner leur économie tout en protégeant leurs entreprises de la concurrence étrangère et en s’affranchissant des règles de l’OMC. Vouloir de ce côté-ci de l’Atlantique courir tous les lièvres à la fois, n’est-ce pas se tirer une balle dans le pied et se condamner à l’immobilisme ?
Le gouvernement a fait des annonces climatiques qui vont dans le bon sens. Le rapport Pisani-Mahfouz lui rappelle les conditions à remplir s’il veut être crédible.