Le modèle néolibéral de la connaissance

Christian Laval

Depuis une vingtaine d’années sous l’égide des experts nationaux et internationaux en particulier dans le cadre des grandes organisations économiques, financières et commerciales (OCDE, Banque mondiale, Commission européenne) a été redéfinie une politique de l’enseignement et de la recherche cohérente avec la mondialisation néolibérale et les mutations du capitalisme. La logique de ce modèle d’école, d’université et de recherche est essentiellement économique. La connaissance est regardée comme un bien économique rare, qui a un coût et un rendement individuel et social. Cette connaissance considérée comme bien économique est censée recherchée comme une ressource rare par des individus qui sont disposés à payer pour l’acquérir dans la mesure même où sa valeur est fixée par les marchés du travail. Pour les entreprises, elle est un facteur de production. Selon les normes comptables et les théories économiques, elle est rangée dans diverses catégories : capital, consommation intermédiaire de services, coût salarial. En un mot, la connaissance est traitée pour l’essentiel comme une « marchandise ». Dans « l’économie de la connaissance », la connaissance doit être produite et diffusée pour des fins économiques, elle doit être au service de la compétitivité des économies et des entreprises
Ce sont toutes les dimensions de la connaissance qui sont affectées par ce traitement économique, qui conduit logiquement à une réorganisation d’ensemble de la production et de la diffusion de la connaissance selon la norme du marché et la logique de l’entreprise.
Première conséquence : si la connaissance est au service de l’économie, les institutions doivent être subordonnées d’une manière directe ou indirecte aux besoins des entreprises, aussi bien du côté de la recherche que du côté de l’enseignement.
Deuxième conséquence : si la connaissance est un bien économique, il convient que sa production soit réglée selon les principes des organisations qui ont fait la preuve de leur efficacité, à savoir les entreprises privées. L’école et la recherche doivent devenir elles-mêmes des entreprises obéissant aux valeurs et aux principes du « management de la performance ».
Si la connaissance est définie comme un bien économique qui a un coût et un rendement et qu’elle relève essentiellement d’un calcul économique, son financement public peut être mis en question. Les agents privés, ménages comme entreprises, qui en sont les bénéficiaires, doivent en être les premiers financeurs, du moins à hauteur du bénéfice qu’elles en retirent de façon individuelle.
Par là, on voit la logique générale de la transformation en cours : la connaissance est regardée comme une sorte de marchandise qui fait l’objet d’une transaction sur une sorte de marché et qui doit être produite par des sortes d’entreprises. La concurrence mondiale en matière de captation des ressources intellectuelles rares serait telle que toute l’organisation des systèmes éducatifs doit désormais être régie par l’impératif concurrentiel. C’est ainsi que des organismes ou des commissions officielles en France ont cherché dès les années 1980 à préparer l’opinion à ces réformes. Un rapport du Haut comité éducation économie publiait ainsi en 1988, une étude prospective intitulée Quel système éducatif pour l’an 2000 ? qui voulait fonder l’avenir de l’école sur le principe suivant : « la compétitivité économique, c’est la compétitivité du système éducatif ».
Les institutions qui ont partie liée avec la connaissance doivent donc être considérées comme des entreprises productrices d’un bien essentiel pour les autres entreprises ; elles doivent en conséquence relever d’un « management de la performance » conforme à ce qui est en vigueur dans les entreprises en général ; elles doivent être soumises aux règles de la concurrence qui sont supposées sources d’efficacité par émulation. De façon générale, les techniques de management et la logique de la concurrence sont supposées être des facteurs de compétitivité particulièrement nécessaires dans le domaine stratégique de la connaissance, puisque ce qu’il faut bien appeler les entreprises universitaires et de recherche sont les entreprises les plus importantes dans l’économie de la connaissance ou « économie fondée sur la connaissance ». Il faut donc des réformes de structure, des techniques d’évaluation, de la concurrence grâce à l’autonomie, une vraie « gouvernance » avec de vrais patrons comme dans les autres entreprises, en d’autres termes il faut des managers mettant en œuvre les techniques du management pour gouverner les entreprises de la connaissance.
Les réformes françaises de l’enseignement supérieur et de la recherche ont leur particularité nationale, en particulier leur dimension de contrôle politique des programmes de recherche, mais ne nous trompons pas : il s’agit d’une réforme à l’échelle mondiale dont la Commission européenne n’est que l’un des rouages. On pourrait observer que la Banque mondiale a mené à l’égard des pays du Sud le même type de politique inspirée des mêmes principes.
Ceci est maintenant bien connu. On a même vu un immense mouvement de masse des chercheurs et des universitaires accéder à une compréhension de ce qui était en jeu avec les réformes, c’est-à-dire cette réorganisation d’ensemble de tout le champ de la connaissance sous la logique économique étendant sa loi aux institutions d’enseignement et de recherche. C’est la compréhension que ce que l’on appelle « autonomie » des universités ou de l’enseignement supérieur signifie exactement le contraire : une réduction, une liquidation de l’autonomie et l’importation jusque dans les rouages les plus fins de la logique entrepreneuriale et de la norme de marché au sein des institutions de la connaissance.
Je ne crois pas du tout qu’il y ait là une nécessité seulement conjoncturelle en fonction des besoins de main d’oeuvre qualifiée, comme si les universités et les établissements de recherche étaient des « superstructures » déterminées par une infrastructure économique. Ce n’est pas cela qui se passe. Ce sont toutes les institutions, y compris politiques, qui sont en quelque sorte absorbées par une logique générale. Les institutions d’enseignement ne font pas exception, elles ne subissent pas cette mutation seulement par leur fonction économique, encore moins par les variations de besoins en main d’oeuvre qualifiée, mais parce que toute institution doit désormais être « réformée » selon la logique entrepreneuriale. On peut supposer cependant que ces institutions sont les nouvelles priorités des politiques néolibérales du fait de la valeur économique stratégique accordée à la connaissance dans le cadre de la mondialisation.

Tout le monde ou presque a maintenant compris cela. Mais ce qui reste à examiner, c’est la façon dont la conception de la connaissance elle-même est désormais transformée et avec elle la connaissance elle-même. Le remaniement est conceptuel. Je crois que pour aller vite on avait affaire jusque-là à deux conceptions dominantes, plus ou moins rivales, plus ou moins alliées de la connaissance : la connaissance des œuvres culturelles et la connaissance des théories. L’une avait son modèle dans l’art, l’autre dans la science.
La conception néolibérale de la science est en rupture avec ces deux modèles. Elle leur est même profondément hostile. Elle ne trouve son modèle ni dans l’art ni dans la science mais dans l’économie. Nous avons affaire, si l’on peut dire, à un paradigme économique de la connaissance.
Mais il faut préciser ce qu’est ce paradigme et c’est ce que je voudrais tenter de faire ici. Cette conception comprend plusieurs sédiments qui correspondent aux divers âges et aux divers aspects du capitalisme, le capitalisme productif qui va privilégier connaissance des procédés et des produits, le capitalisme commercial qui privilégie la détection des bonnes opportunités, et le capitalisme financier qui ne voit dans la connaissance qu’un actif financier parmi d’autres.Le paradigme économique de la connaissance a donc trois composantes : la connaissance comme facteur de production, la connaissance comme information, la connaissance comme actif financier.

Elle comprend trois aspects distincts :
- un sédiment utilitariste qui subordonne au point de les confondre parfois connaissance et facteur de production. La connaissance est ici instrument de production
- la définition néolibérale de la connaissance comme information ou signal. La connaissance est une information quantitative, une quasi monnaie.
- la définition financière de la connaissance comme actif financier. La connaissance est un capital.

1-Un aspect classiquement utilitariste de la connaissance : une connaissance n’a d’existence réelle que par la portée pratique qu’elle a pour celui qui la possède et sait l’utiliser. La connaissance est réduite à sa fonction productive, c’est dire qu’elle est mesurée à la capacité de produire un effet, volontiers assimilé à un effet économique ou en tout cas à un effet susceptible d’être mesurable en termes économiques. Ce n’est pas seulement l’idée que la science est réductible à la techné, à une technologie, c’est aussi et plus généralement que toute ce qui est lié à la connaissance relève d’une mesure générale de sa productivité économique, elles-mêmes évidemment supposée objectivable et mesurable.
Cette conception n’est pas nouvelle. La dimension pratique de la connaissance n’a jamais été ignorée. Mais elle est devenue hiérarchiquement dominante en Occident avec le développement de la civilisation industrielle et capitaliste. C’est même certainement une composante de ce que Max Weber appelait « l’esprit du capitalisme ».
Les auteurs utilitaristes classiques ont fait la théorie de la subordination de la science à l’art. Ce n’est pas qu’ils la confondent intégralement, mais ils opèrent une hiérarchisation à la fois chronologique et politique entre les deux : premièrement, la science est issue de l’art, elle vient après la pratique ; deuxièmement, la science ne vaut que par les effets d’amélioration de la pratique.
On retiendra ici qu’un auteur comme Bentham, l’un des philosophes utilitaristes les plus importants, a passé une grande partie de sa vie à réfléchir sur des institutions d’enseignement qui seraient organisées selon cette subordination des apprentissages à la production d’un bien-être, c’est-à-dire intégralement soumise aussi bien dans leur forme que dans leur contenu au principe d’utilité. On se reportera à la traduction faite des écrits benthamiens sur la chrestomathie et sur les institutions chrestomathiques. La chrestomathie, dans le lexique de Bentham, c’est précisément la connaissance à la fois de l’utile et la connaissance utile.
Le retour massif de cette conception utilitariste, souvent sous des formes grossières, est aujourd’hui assez évidente. On le constate aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche.
Elle prend deux formes complémentaires : la compétence dans l’enseignement et l’innovation dans la recherche.
Les transformations actuelles de l’enseignement, depuis la pédagogie jusqu’au « pilotage » des structures et des personnels, sont commandées par le principe de la compétence mis en œuvre par toutes les hiérarchies intermédiaires et jusqu’aux plus humbles agents de l’institution chargés de la production de ces compétences et de leur mesure dans toutes les disciplines. La production des compétences, c’est-à-dire des connaissances en tant qu’elles sont utiles dans la vie sociale et surtout professionnelle, telle est aujourd’hui l’objectif des établissements d’enseignement.
Les transformations de la recherche, quant à elles, sont guidées parallèlement par le modèle analogue et équivalent de l’innovation, c’est-à-dire par la conception selon laquelle les connaissances ne valent qu’en tant qu’elles sont utiles dans la compétition que se mènent les entreprises sur les marchés nationaux et surtout internationaux.
Ce triomphe de l’utilitarisme n’est pas sans conséquence, on s’en doute. Si seule l’efficacité importe, on se moquera d’un argument, d’une thèse, d’une œuvre ou d’une démonstration qui ne pourrait pas faire la preuve des effets bénéfiques manifestes et rapides qu’elle peut entraîner. Le vrai, le rapport à la vérité, en sort profondément entamé. C’est ainsi que l’on peut légitimement enseigné dans nos écoles, et avec les fonds publics, les techniques de vente reposant sur la manipulation et le mensonge, de même que l’État peut financer les recherches de neuromarketing destinées à accroître l’efficacité des techniques de manipulation publicitaire.

Mais cette conception utilitariste si elle est réactivée aujourd’hui au point d’apparaître comme la philosophie spontanée de tous les experts internationaux et nationaux qui sont en train de transformer les institutions de savoirs après en avoir pris le contrôle idéologique, n’est pas la seule. Sa radicalisation actuelle tient aussi à des formes nouvelles qu’un Bentham ou même un Herbert Spencer n’avaient pu imaginer en leur temps. Elle présente en effet un inconvénient majeur, c’est qu’elle garde encore un ancrage dans une « utilité » qui peut faire débat dans la société, qui peut être l’objet d’une discussion, d’un examen, et relever ainsi d’un autre système de valeurs. Ce qui est anti-économique et anti-efficace.

2-La connaissance comme information utile sur le marché.

Si la vie économique et sociale en général est une compétition entre des individus entrepreneurs à la recherche des bonnes occasions, comme le croient les théoriciens néolibéraux du XXe siècle, l’information aura une grande, une très grande valeur puisque c’est grâce à elle que l’on pourra détecter une occasion de faire une bonne affaire ou non. Avoir ou ne pas avoir une information, voilà à quoi tend à se résumer la lutte économique entre entreprises, et comme chacun est ou devrait être une entreprise, la lutte sociale entre individus. On insistera sur cet aspect qui est le plus nouveau. Friedrich Hayek, dans un article fameux de 1945 intitulé L’usage de la connaissance dans la société, posait à la suite de Von Mises que le problème économique fondamental était un problème de connaissance. Que voulait-il dire lorsqu’il disait que la connaissance était le problème économique fondamental, ce que n’avaient pas vu jusque-là les économistes orthodoxes ? Ces derniers supposaient dans leur modèle que la connaissance de l’environnement économique des acteurs était totalement en leur possession, de sorte que la question des choix économiques se résumait à un calcul mathématique de l’égalité des optima de choix de production. La question est autant politique qu’économique, elle est de savoir si un système de planification centralisée et est plus efficace qu’un système décentralisé de concurrence

« Savoir lequel de ces systèmes a le plus de chances d’être le plus efficace dépend principalement de la question de savoir sous l’empire duquel de ces systèmes nous pouvons nous attendre à l’utilisation maximum de l’information existante, et ceci, à son tour, dépend du point de savoir si nous avons plus de chances de réussir en remettant entre les mains d’une seule autorité centrale toute l’information qui devrait être utilisée, mais qui se trouve à l’origine répartie entre de nombreux individus différents, ou bien en apportant aux individus l’information supplémentaire qui leur permette de confronter leurs projets avec ceux des autres. »

Or si l’on accorde tant de prestige dit Hayek à la planification c’est que l’on croit que la connaissance scientifique est la seule connaissance ou en tout cas la plus intéressante : « Aujourd’hui, il est presque hérétique de rappeler que la connaissance scientifique n’est pas la seule de toutes nos connaissances. »
Or il existe un genre de connaissance locale et sectorielle, que seuls les agents ont en leur possession et qui ont les plus grands effets bénéfiques. Il s’agit d’un « ensemble très important mais inorganisé de connaissances qui ne peuvent être qualifiées de scientifiques, puisqu’elles n’ont pas trait à la connaissance de règles générales, mais à la connaissance de circonstances particulières de temps et de lieu. »
Pour Hayek, la connaissance économique la plus importante est dispersée dans la société et personne ne la maîtrise. La possession de cette connaissance est individuelle, elle n’a de valeur que pour les circonstances dans lesquelles se trouve l’individu à un moment donné. La connaissance importante dans la vie économique n’est pas celle de la science, celle des règles générales mais celle des circonstances : « une connaissance spéciale de circonstances passagères, ignorées des autres », telle est par exemple la connaissance de l’agent immobilier qui connaît des occasions par définition temporaires. C’est une connaissance propre aux variations du marché, qui ne doit pas être diffusée puisqu’elle est fondée sur un avantage particulier, propre à la concurrence.
Cette connaissance est liée au commerce et à la finance plus qu’à la production car celle-ci suppose la mise en œuvre de règles générales, de lois scientifiques. Ce lien étroit entre connaissance scientifique et production se manifeste dans leur double prestige, sur lequel s’est appuyé le modèle de planification économique. Celle-ci est le résultat au fond de la confusion entre science et connaissance utile pour les progrès humains. La connaissance la plus utile dans le capitalisme n’est pas lié à la production mais à l’échange marchand.
Pour Hayek, ce mépris pour le commerce et pour le type de connaissance qui lui est liée provient de la croyance que l’économie est comprise comme un problème technologique d’application de règles générales sur le long terme sur le modèle de la production (construction d’une usine, installation d’un dispositif technique, etc) sur le long terme. Or le problème économique fondamental en économie de marché est celui du changement permanent sur le marché, et non celui de la continuité de la production . C’est celui de l’adaptation des agents économiques à ces variations. La connaissance la plus utile sera celle que possèderont les agents économiques et non celles des experts et des scientifiques. Elle est dispersée dans la société, elle concerne les « circonstances particulières de temps et de lieu ». En d’autres termes, l’économie de marché dans laquelle les décisions sont décentralisées supposent un certain genre de connaissances, qui ne relève pas de la science . Plan et science d’un côté, marché et connaissance non scientifique de l’autre.

La conséquence sur l’organisation économique est importante.
Si le marché est préférable à la planification centralisée, cela a aussi des conséquences sur la connaissance elle-même.
Les agents économiques ont besoin des « connaissances pertinentes » pour leur décision économique. Ils ont besoin de savoir très vite et de la façon la moins coûteuse pour eux comment utiliser et interpréter les connaissances partielles et locales qu’ils possèdent. Comme celles-ci sont innombrables, elles ne peuvent être utilisables que si l’on dispose d’un moyen pratique de les résumer, de n’en retenir qu’une donnée abstraite qui les résumera. Ceci ne peut se faire qu’en disposant d’un système de prix, qui fonctionnera comme un système d’information, grâce auquel les innombrables circonstances seront résumées dans une valeur numérique. Ces connaissances pertinentes se ramènent à une indication quantitative qui résume à elle seule la totalité des informations utiles pour le décideur. Comment obtenir cette indication quantitative ? « en affectant à chaque type de ressource rare un index numérique qui n’ait aucun lien avec une quelconque caractéristique de ce bien particulier, mais qui reflète ou dans laquelle est résumée sa signification au regard de la structure de production. »

Pour Hayek, il faut « considérer le système des prix comme un mécanisme de communication de l’information » qui rend inutile toute autre connaissance, en particulier les connaissances scientifiques :
« L’aspect le plus significatif de ce système est l’économie d’informations qu’il permet, ou, ce qui revient au même, le peu de connaissance dont les participants ont besoin pour pouvoir prendre la mesure qui s’impose. »

Il s’agit bien de réduire le processus de connaissance et de décision au suivi d’une aiguille sur un cadran :

« En bref, pour raisonner par analogie, l’information la plus essentielle est seule transmise, et transmise uniquement aux agents concernés. C’est plus qu’une métaphore que de décrire le système des prix comme une simple machine d’enregistrement du changement, ou un système de télécommunication qui permet aux producteurs individuels de se borner à regarder le mouvement de quelques aiguilles, comme un ingénieur peut consulter quelque cadran, et d’ajuster ainsi leurs activités à des changements dont ils ne sauront jamais plus que ce que le mouvement des prix aura reflété. »

En d’autres termes, la gestion de la production comme celui du gouvernement des hommes trouve dans le système des prix sur le marché son modèle. Si l’on trouve le moyen d’affecter à toute activité, à toute fonction, à tout produit un prix, une valeur quantitative, alors on disposera de l’information pertinente pour faire des choix optimaux en matière d’utilisation des ressources productives. Le moyen d’y parvenir est de faire de toute activité un petit système de marché local, évidemment intégré dans le macro-système soumis lui aussi entièrement à la logique du marché. Attention : il ne s’agit pas nécessairement d’un marché au sens strict (marchandises au sens du livre I du Capital), mais au sens de la construction d’analogues du marché, de « petit système économique cohérent » dont parle Hayek.
On se méprendrait à critiquer l’ignorance que ce système entraînerait s’il était généralisé à l’ensemble des activités humaines. C’est au contraire sa qualité première : le marché fait faire l’économie de connaissances inutiles. Pour Hayek, ce mécanisme d’information est une « merveille » qui a été le fruit de l’évolution sociale et non le fruit d’une décision délibérée .
Il est avantageux d’agir sans savoir ce que l’on fait ni pourquoi on le fait, c’est cela la grande conquête de la civilisation. Les bienfaits de l’ignorance sont souvent ignorés, les avantages de l’inconscience sont passés sous silence. C’est pourtant par des mécanismes non conscients que l’on fait le mieux agir les individus. Les progrès de la civilisation tiennent à la mise en place de dispositifs et d’agencements comme celui du marché qui permettent de « se dispenser du besoin d’un contrôle conscient, et de créer des incitations qui pousseront les individus à agir dans un sens désirable sans que personne leur ait dit ce qu’il fallait faire. »
Agir sans penser, voilà l’intérêt de ce genre de connaissance. Mettre en place des systèmes d’incitation qui sont là pour dispenser de penser, ce qui a le même effet que la censure mais ne procède pas de la même manière. Dispenser de penser à ce que l’on fait, telle est la principale vertu du marché et de ses analogues. Pour se dispenser de penser, il faut disposer d’un système de signes que nous utilisons sans le comprendre, sans avoir à le comprendre, mais qui nous incite néanmoins à agir. Pour obtenir cette information pertinente pour l’action, il convient donc de construire partout un système de signes, une langue que nous utiliserons sans comprendre d’où elle vient, ni ce qu’elle veut dire,
La « connaissance pertinente » est ainsi réduite à une information quantitative fournie par un système d’évaluation quantitative. On comprend alors pourquoi Hayek peut tenir que les causes n’importent pas, que la connaissance scientifique n’a pas de valeur ou du moins pas celle qu’on lui accorde dans le domaine économique. Les prix suffisent à déterminer des actions d’adaptation qui sont rationnelles. Il importe peu que l’augmentation du prix d’une matière première tienne à l’augmentation de la demande ou à la réduction de l’offre, ce qui compte c’est l’augmentation du prix.
C’est une limitation de la pensée à la seule variation des quantités. D’une part, dans un tel système, seul ce qui a un prix existe, d’autre part, ce à quoi le prix renvoie tend à ne plus avoir d’importance. Seule compte la valeur quantitative abstraite et non plus le sens concret de l’activité.
La question est de savoir si cette conception de la connaissance tirée du fonctionnement des prix sur le marché peut s’étendre à d’autres champs d’activité et en particulier à celui de la production et de la diffusion de la connaissance. Le management de la performance et ses tableaux de bord quantitatifs qui sont appliqués au domaine de la recherche ne sont jamais que l’exploitation de cette possibilité. C’est ce qui est sans doute en train d’arriver avec la constitution d’un « marché de la connaissance » par la mise en place d’un système d’évaluation de la recherche fondé sur un système automatique d’indexation numérique des travaux. Dans ce système et conformément à la thèse de Hayek, peu importera le contenu de connaissance, ce qui importera ce sera l’information pertinente sur un « produit cognitif » qui comptera, c’est-à-dire sa valeur abstraite dans le système d’évaluation (nombre de citations, nombre de publications,etc). L’application de cette conception économique de la connaissance pertinente au champ de la connaissance ne peut manquer de l’affecter dans la mesure même où ce qui est publié n’a aucune importance du moment que des individus publient et sont publiés, exactement comme sur un marché, il importe peu de savoir ce qui est vendu et acheté, puisque ce qui compte c’est que des individus achètent et vendent.

3- La conception de la connaissance considérée comme un « actif financier immatériel », en d’autres termes comme un « capital cognitif ». Dans « l’économie fondée sur la connaissance », la connaissance n’est pas seulement une information dans un système de prix, elle devient un capital. On passe, comme dans le Livre I du Capital, de la monnaie au capital, la monnaie devient capital.
Cette conception se développe aujourd’hui très rapidement et de multiples manières. On la trouve très bien formulée dans le rapport de Jean-Pierre Jouyet et de Maurice Lévy sur L’économie de l’immatériel, rapport à la base de la stratégie économique et sociale de Nicolas Sarkozy, du moins jusqu’à la crise de 2008 .
Elle repose sur une conception de la richesse économique comme « immatériel » :

« Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est immatérielle. C’est désormais la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitif essentiel. Au capital matériel a succédé, dans les critères essentiels de dynamisme économique, le capital immatériel ou, pour le dire autrement, le capital des talents, de la connaissance, du savoir. » Et plus loin, « En quelques années à peine, un changement radical s’est opéré : parallèlement au capital physique, palpable et visible, l’intelligence, le talent, la matière grise prennent une place de plus en plus importante. C’est cela l’économie de l’immatériel : une économie qui n’a pas de fondement physique mais qui place les capacités intellectuelles au cœur de la création de valeur. Désormais, c’est notre capacité à créer, à innover, à inventer qui va devenir notre principal critère de compétitivité et notre première source de croissance. »(p. 7)

Cette conception procède d’une analyse économique qui fait apparaître le poids de plus en plus en plus important dans la formation des coûts de composants très divers mais qui ont pour point commun de ne pas être physiques. Les investissements immatériels sont considérés comme les plus importants dans la nouvelle forme de croissance . Pas seulement dans le domaine des services ou dans les nouvelles technologies, « l’immatériel » est regardé comme à l’origine de la création de valeur .

La notion de capital immatériel est équivalente à celle de connaissance. On parle aussi de « capital cognitif ». La définition de l’immatériel est certes beaucoup plus large que la connaissance scientifique ou esthétique, mais c’est là tout son intérêt. La connaissance en question est en réalité un synonyme d’incorporel, ce qui permet de rapporter tout ce qui n’est pas corporel, physique, tangible, à de la connaissance. Est équivalent à de la connaissance, est connaissance : concepts de produits, idées nouvelles de publicité, contacts sociaux, modèles d’organisation. C’est ainsi que Jouyet et Lévy proposent une typologie de l’immatériel qui distingue : immatériel technologique, immatériel lié à l’imaginaire, immatériel organisationnel.
Peu importe que l’immatériel soit un fourre-tout au contraire. Cela permet de comprendre un nombre de plus en plus grand de domaines de l’entreprise, d’activités les plus variées, sous le registre du capital. Dans le lexique de l’immatériel, tout ce qui n’est pas physique est connaissance mais tout ce qui incorporel est capital, tout peut se ramener à des actifs possédés par une entreprise sous la forme de marques, de brevets de savoir faire, de compétences, d’images, de logos, de capacités d’innover, de « concepts » sont rapportables à la connaissance au sens nouveau, au sens très large de l’incorporel. Ce qui peut se ramener à un ensemble de connaissance ou d’élément cognitifs, au point que certains parlent de « capitalisme cognitif. »
Avec cette notion large et vague de « immatériel » la connaissance est un capital, pas seulement au sens métaphorique comme Comte qui parlait de ce Trésor sacré qui passait de main en main. Il s’agit d’un véritable capital, qui fonctionne comme tel au niveau économique dans le capitalisme contemporain. On dira : mais qu’est-ce que tout ça a à voir : une marque, un brevet de procédé, une publicité, un réseau de vente, etc ? Ce sont des ressources immatérielles qui ont une valeur parce qu’elles rapportent de l’argent. Est capital ce qui rapporte de l’argent. La connaissance est un capital en tant qu’il rapporte de l’argent. On peut même dire que c’est de plus en plus par l’importance de cet « actif immatériel », aussi flou et volatil soit-il, que les marchés financiers estiment la valeur de l’entreprise.
La valeur des entreprises en bourse dépend en effet de leur capital « immatériel » :

« La valeur des entreprises repose de plus en plus sur des éléments immatériels, parfois quantifiables, parfois moins, par exemple la valeur de leur portefeuille de brevets et de leurs marques ou la capacité créative de leurs équipes » .

De cette assimilation conceptuelle et pratique de la connaissance à un capital, il en découle un certain nombre de conséquences intéressantes.
Premièrement, la connaissance est un actif immatériel qui doit rapporter. Le grand problème de la recherche et de l’enseignement supérieur c’est de ne pas avoir compris que la connaissance était un actif immatériel qui devait rapporter. Les réformes préconisées (autonomie, lien avec le monde économique, « valorisation » de la recherche, etc) sont celles-là mêmes que le gouvernement met en place .
Deuxième conséquence : il faut transformer tout le stock immatériel du pays en actifs valorisables, c’est-à-dire en sources de revenus. Cela ne concerne pas seulement les connaissances nouvelles, cela concerne le stock existant de connaissances, les banques de données, ou le stock d’œuvres possédées, qui n’est pas exploité comme il le devrait : « accroître le volume des actifs immatériels privés et publics est un impératif de politique économique », mais un autre qui n’est pas à négliger consiste à rentabiliser les actifs immatériels déjà existants et que l’on a oublié de rentabiliser. L’une des recommandations du rapport consiste ainsi à « développer une politique dynamique de valorisation de l’ensemble des actifs immatériels publics, qui permettra non seulement de disposer de ressources budgétaires supplémentaires, mais surtout de renforcer notre potentiel de croissance. Brevets publics, licences professionnelles, droits d’accès au domaine public, marques culturelles, savoir-faire des acteurs publics, en particulier des universités, données publiques, autant d’actifs immatériels qui ne sont pas suffisamment mis en valeur. » Il faut « faire entrer les acteurs publics dans une logique générale de gestion de leur marque et de leur image ».
Troisième conséquence pratique plus générale : c’est le pays lui-même qui doit être regardé comme un gigantesque « actif immatériel », à vendre comme « marque France », c’est la France qu’il faut transformer en « marque » et en « capital » : « Dans l’économie immatérielle, notre histoire, notre géographie, nos territoires sont autant d’atouts dont on peut tirer des richesses. Mais pour cela il faut développer la protection des marques culturelles et entreprendre plus systématiquement leur mise en valeur. » L’intelligence contenue dans nos institutions doit être « valorisée » comme un capital, les oeuvres d’œuvre possédées aussi, et le rapport donne en exemple la location par le Louvre de ses richesses valorisées à Abou Dhabi .

Quatrième conséquence. Tout devient potentiellement immatériel, puisque tout peut être image et connaissance, c’est à dire entrer dans la vaste catégorie de l’incorporel et de l’intellectuel. Et toute image et toute connaissance peuvent être assimilées à un « concept » ou une « marque », comme on dit dans la publicité. C’est comme si la publicité et la finance avaient tout englobé, et en particulier comme si la catégorie de « marque » avait le pouvoir de comprendre toute forme de théorie et d’œuvre, mais aussi toute réalité intellectuelle et physique. Cette immatérialisation, on l’aura compris est exactement sur le plan de la pensée le pendant du processus de financiarisation de l’économie.
Ce qui peut paraître comme une sorte de délire lexicale qui consiste à tout amalgamer a en réalité un effet pratique à ne pas négliger. Si toute réalité a son double qui est « image » et « connaissance », si cet immatériel est entièrement « valorisable », c’est-à-dire est potentiellement un « actif » au sens économique, un capital, alors ceci implique une réorganisation complète des institutions, des relations sociales, des politiques économiques. Il s’agit bien avec « l’économie fondée sur la connaissance » d’une « économie » et d’une « société » nouvelles qu’il faut créer dès maintenant. Tout doit être revu sous un nouveau jour. Les actifs publics doivent être valorisés systématiquement, les prélèvements fiscaux révisés (allègement des impôts sur les sociétés), le droit du travail aussi (déréglementation systématique) . C’est une société qui n’est pas seulement marchande, qui est entièrement traitée comme un univers « capitalistique ».
Cinquième et dernière conséquence. Si le capital le plus important pour la croissance des entreprises et pour leur valeur en bourse est « incorporel », comment peut-on évaluer cet incorporel ? Il se trouve que la connaissance de cet incorporel, la connaissance de ce capital de connaissance, est laissée à la finance, ce serait même son seul intérêt et sa vraie nécessité. Or la connaissance de la valeur économique de la connaissance sur les marchés financiers est hautement incertaine et instable.

« En dépit de son caractère central pour la création de valeur et la croissance, la dimension immatérielle de l’économie se heurte à un problème de mesure, tant au niveau des entreprises qu’au niveau macroéconomique. Les actifs immatériels des entreprises sont aujourd’hui assez mal connus. Même si la plupart des entreprises ont identifié ce type d’actifs comme des éléments essentiels de leur compétitivité, peu d’entre elles disposent de données fiables et robustes permettant de relier ces actifs à la valeur qu’elles créent. »

Cela tient à des éléments objectifs et à des éléments subjectifs. Objectifs : il est très difficile pour uen entreprise de s’assurer la propriété absolue d’actifs qui sont de l’ordre de l’incorporel. Certes, elle peut chercher à s’assure la propriété intellectuelle de procédés et de produits mais aussi de sa marque, de son « concept ». Il y a pour cela une tendance à renforcer et étendre les droits de propriété en particulier au niveau international. Mais elle aura du mal à contrôler les connaissances incorporées dans ses salariés, à contrôler son « image de marque ». Incertitude aussi quant à la stabilité de la valeur des actifs immatériels : un investissement publicitaire ou dans la R&D peuvent être réduits à rien si un concurrent parvient à imposer un produit ou un procédé. Instabilité surtout si ce sont des marchés financiers hautement spéculatifs qui donnent de la valeur à ces actifs incorporels, comme on l’a vu avec la bulle « internet » à la fin des années 90 et comme on le voit encore aujourd’hui. On ne connaît pas ou très mal la valeur économique des actifs incorporels et c’était pourtant la principale vertu que l’on attribuait aux marchés financiers.

Conclusion

La problématique du néolibéralisme est relativement simple à comprendre. Nous avons une richesse humaine, en particulier une richesse intellectuelle immense, mais pauvres idiots que nous sommes, nous n’avons jamais songé à la transformer vraiment en « capital ». Or toute la mutation à opérer va consister précisément à faire de cette richesse humaine, sociale, patrimoniale qui était jusque-là non financière une valeur économique. C’est cela qui nous enrichira désormais, c’est en transformant ce qui n’est pas économique en capital que nous deviendrons plus riche. « Si « La richesse humaine s’impose comme le premier facteur de croissance » il faut que cette richesse soit vraiment transformée en capital ». La Joconde restera la Joconde, mais en la transformant en « actif » nous serons plus riches.
Mais cette tendance est en réalité un terrain d’affrontement. Pour financiariser les incorporels, il faut étendre et renforcer les droits de propriété intellectuelle , brevets et marques. Mais au même moment se développent de façon quasi incontrôlable la contre façon et la circulation gratuite des idées, des œuvres, de même que la production collective de savoirs. La contradiction éclate au niveau de la production scientifique. Alors que celle-ci suppose l’ouverture et la circulation des idées, la financiarisation des connaissances suppose l’imposition de barrières, de nouvelles enclosures qui vont limiter l’accès aux ressources de savoirs.

Mais l’enjeu ne concerne pas seulement la production scientifique. Elle concerne l’humain lui-même et sa réification possible en un capital, en un capital humain. La dimension est anthropologique. Chaque homme en tant qu’il connaît quelque chose et qu’il pense risque d’être réduit à un capital. C’est du moins ainsi que l’économie de l’immatériel, le capitalisme cognitif le considère. La notion de « capital humain » avancée par un certain nombre d’économistes de l’École de Chicago, dont Gary Becker est le plus fameux est une conception intégralement économique de l’être humain
Conception plus large que la connaissance, qui n’est jamais qu’un élément qui ne vaut que par son rendement économique. C’est le rendement économique, le revenu, qui permet d’intégrer telle ou telle dimension de l’individu à son « capital » : sa beauté, son élégance, son âge, sa santé, tout cela participe au capital, du moment que l’on peut lui attribuer un effet mesurable, c’est-à-dire un prix. Puisque du rendement monétaire on peut remonter jusqu’à la valeur de chaque composante. La connaissance accumulée fait partie du « capital humain », mais à condition que cette connaissance puisse justement être évaluée par son prix.

La question cruciale n’est pas seulement le tarissement de la production intellectuelle, sa mutilation. C’est l’humain lui même. Je poserai la question ainsi : est-ce que les institutions liées aux savoirs, les institutions savantes vont ou non s’ordonner à cette logique néolibérale du capital humain ?, est-ce qu’elles auront la force de résister à la fois à la pression économique et à la puissance politique, d’autant qu’en leur sein il existe une « élite dirigeante » qui est favorable à cette mutation ?