Les intentions ne peuvent suffire pour construire une école inclusive. Le manque de formation des enseignants, les prescriptions descendantes sans prise en compte de la réalité du terrain, l’insuffisance des moyens produisent le désenchantement des parents, les difficultés des enseignants et, in fine, l’incapacité de prendre en compte les besoins réels des élèves. Sylviane Corbion interroge les dysfonctionnements de l’école inclusive au travers des « histoires de vie professionnelle » de ses enseignantes et enseignants.
Sylviane CORBION
L’école inclusive
Érès, 2021, 256 pages, 25€
Quatre questions à Sylviane Corbion
Propos recueillis par Paul Devin
Nombre de formations syndicales portent sur l’école inclusive : on y entend à chaque fois l’expression de difficultés majeures qui produisent des inadaptations récurrentes aux besoins des élèves et compromettent parfois gravement la santé au travail des enseignantes et enseignants. Ne va-t-on pas finir par risquer l’échec de la politique inclusive dans ses effets réels sur l’accès des élèves à l’autonomie sociale, aux savoirs et à la culture commune ?
Sous l’impulsion d’une demande sociale et de directives européennes dont la France est signataire, le modèle inclusif prône la scolarisation dans l’école du quartier de tous les élèves. L’apparition de la notion d’école inclusive, depuis une quinzaine d’années, s’accompagne d’un changement majeur de paradigme : le passage de l’école pour tous à l’école pour chacun. Actuellement, 385 000 jeunes relevant du handicap sont accueillis. Apprendre et vivre ensemble constituent une chance pour tous ces enfants mis autrefois à l’écart et contribuent à développer pour tous un regard plus positif sur les différences. La scolarisation de tous les élèves dans l’école de proximité, leur adaptation « aux besoins de la vie », leur insertion dans le monde du travail sont des revendications bien légitimes.
Mais le champ d’action de l’école inclusive est vaste et nécessite pour les enseignants de s’adapter à toute la diversité du public scolaire. L’investissement est conséquent en termes d’adaptations pédagogiques spécifiques en fonction des besoins éducatifs particuliers des élèves, d’aménagement de la classe et de l’école. Les jeunes en grande difficulté scolaire sont souvent issus de milieu défavorisé et sont scolarisés en éducation prioritaire, là où sont affectés en majorité des professeurs débutants et peu formés aux spécificités que cet environnement impose. Bien des élèves ont besoin de plus de temps pour intégrer les apprentissages et ne réussissent pas à suivre le rythme imposé des programmes particulièrement denses de l’Education nationale. De plus, des jeunes ayant de graves troubles du comportement, qui ne relèvent pas nécessairement du handicap d’ailleurs, font parfois vivre un véritable calvaire aux professionnels des établissements scolaires et aux autres élèves.
Les professeurs n’avaient pas envisagé ces profondes mutations quand ils se sont engagés dans le métier. Au quotidien, l’effort d’accueil de tous ces élèves à besoins éducatifs particuliers repose pour l’essentiel sur des enseignants isolés dans leur classe et peu formés à toute cette diversité. Les conditions de travail se révèlent éprouvantes surtout quand s’ajoutent des contextes d’exercice pénibles : établissement scolaire implanté en éducation prioritaire, regroupement d’écoles avec plusieurs niveaux en milieu rural, irrespect voire agressions de parents d’élèves, logique gestionnaire d’une hiérarchie peu compréhensive, etc. Sans oublier la succession de protocoles sanitaires à gérer depuis la pandémie, qui fragilisent encore un peu plus les acteurs de terrain. Les promesses tenues par l’Etat sont complexes à appliquer faute d’une réflexion pragmatique en amont et d’une concertation avec l’ensemble des acteurs pour savoir ce qui est humainement et professionnellement possible de mettre en œuvre. Le stress à l’école trouve son origine quand se crée un écart entre ce que les enseignants souhaiteraient effectuer dans leur classe pour leurs élèves, en lien avec une conception du « travail bien fait », et ce qui est réellement mis en place en fonction des perturbations, des sollicitations incessantes, des dérangements tout au long de la journée.
Les AESH semblent offrir le pire exemple d’une incapacité politique à doter l’école des moyens qui lui seraient nécessaires. Insuffisance de formation, précarité de l’emploi, faiblesse des rémunérations, gestion comptable de leur activité : ne pensez-vous pas que tout semble fait pour priver l’école des qualités d’une ressource pourtant indispensable ?
Des structures spécialisées accueillent encore bon nombre d’enfants handicapés mais ces établissements représentent un coût en termes de locaux adaptés, d’aménagements spécifiques, de professionnels spécialisés et formés. Dans une logique d’économie de moyens, les émoluments dans une école de quartier d’un enseignant et d’un accompagnant d’élèves en situation de handicap (AESH) s’avèrent nettement moins coûteux économiquement que des établissements spécialisés avec tout le personnel afférent.
Les AESH, des femmes en grande majorité, en contrat précaire, recrutés à temps partiel, perçoivent un salaire de 700 euros net par mois en moyenne. Désormais, les AESH interviennent dans le cadre des pôles inclusifs d’accompagnement localisés (PIAL), qui permettent de mutualiser les aides humaines. En fonction des besoins des établissements scolaires, de l’école maternelle au lycée, des AESH doivent accompagner plusieurs élèves handicapés par jour dans différents lieux, ce qui exige une capacité d’adaptation phénoménale. Cette gestion comptable de l’activité des AESH ne prend pas en compte les besoins spécifiques de certains enfants. Certes, plus de la moitié des élèves en situation de handicap bénéficient d’une aide humaine, mais juste quelques heures par semaine. Il arrive que des accompagnants se retrouvent à assister en priorité des élèves perturbateurs au détriment d’enfants en situation de handicap plus calmes qui auraient pourtant besoin d’une aide pour progresser dans les apprentissages. La situation des AESH est d’autant plus problématique qu’ils ne reçoivent que deux semaines de formation (60 heures) pour s’approprier toute la diversité des formes de handicap et être opérationnels. Cette formation intervient parfois des semaines voire des mois après leur affectation. Il arrive aussi que des AESH soient le souffre-douleur d’élèves ingérables. Toutes ces conditions déplorables nuisent, bien évidemment, à l’attractivité et à la pérennité du métier.
S’il fallait dégager quelques priorités pour que l’école inclusive soit capable de mener à bien ses enjeux sociaux, intellectuels, culturels, qu’elles seraient-elles ?
L’école de la confiance, c’est tenir la promesse d’une inclusion de qualité. Accueillir tous les enfants dans l’école de proximité, c’est bien mais cela ne garantit pas la réussite de leur scolarité. Dès qu’il passe la grille de l’école, un enfant doit être un élève. Il a peu de temps pour comprendre et acquérir cette posture. Il doit engranger rapidement des connaissances, ne pas prendre du retard, intégrer les règles, les activités et les attendus de l’univers scolaire. Il doit suivre le rythme imposé par la classe, les programmes scolaires chargés et uniformisés qui s’adressent surtout à un « idéal-type ». Dans ce contexte, les élèves à besoin éducatif particulier se perdent fatalement.
Dans le modèle inclusif français, la qualité de vie et d’apprendre à l’école pour tous les élèves et les conditions de travail et de formation de l’ensemble des personnels dans les établissements scolaires sont les grandes oubliées des réformes. La priorité pour que l’école inclusive soit une réussite serait de donner plus de moyens à la communauté éducative en prenant des dispositions anticipées et adaptées. Elle nécessite d’en finir avec cette organisation bureaucratique et pyramidale : ce qui se pense au ministère, ce qui s’organise dans les académies tant bien que mal et ce qui se vit au quotidien dans les écoles.
Les plans d’action pour une école inclusive se veulent justes et efficaces, sont toujours ambitieux mais les objectifs et les échéances sont loin d’être tenus car ils revêtent davantage le caractère d’un pilotage d’une pluralité de dispositifs qui peuvent défaillir du fait de conditions de déploiement opaques. Pourtant, des progrès rapides sont possibles, les instruments conceptuels et pratiques existent et de nombreux professionnels sont prêts à s’engager dans ce processus d’innovation. Cette transformation peut se construire grâce à l’intelligence, à la créativité, au potentiel de réflexivité de tous les acteurs du système éducatif. Encore faut-il prendre les bonnes mesures, s’inscrire dans une démocratie participative plutôt que dans une division verticale taylorienne du travail avec juste le versement de quelques primes incitatives. Des formations d’envergure pour toute la communauté scolaire doivent rapidement être mises en place. Ces formations doivent être encadrées par des formateurs experts dans ces domaines avec une mise en commun des savoirs issus de la recherche et de l’expérience notamment celle des structures spécialisées. Il ne s’agit pas seulement de transmettre des savoirs mais de faire acquérir aux professionnels dans les écoles un savoir-faire et un savoir-être en fonction des problématiques rencontrées dans les établissements scolaires.
Il est nécessaire également de mettre fin à la précarité des AESH. Elles doivent bénéficier d’un véritable statut avec des missions clairement définies, être considérées comme un membre à part entière de l’équipe éducative, être décemment rémunérées, régulièrement formées.
La France pourrait prendre exemple sur l’Italie qui, depuis plus de quarante ans, mène de considérables politiques d’action pour l’inclusion scolaire. Dès qu’un élève en situation de handicap est scolarisé dans une école, sa classe bénéficie d’un effectif réduit et deux professeurs y sont affectés automatiquement dont un est spécialisé dans toutes les formes de déficience grâce à une formation de deux ans. Tous les enseignants italiens sont formés aux problématiques du handicap et aux besoins éducatifs particuliers des élèves grâce à des formations et des stages réguliers. Les écoles disposent en nombre d’assistants de communication, d’auxiliaires de vie scolaire, d’assistants éducatifs. Le suivi individualisé s’effectue conjointement avec les services médico-sociaux présents sur place. Les programmes scolaires sont ajustés pour s’adapter aux élèves. Toute la communauté éducative est sensibilisée au « vivre et apprendre ensemble ». Ces collaborations requièrent une mutation des cultures en France, notamment celle du partage professionnel avec le secteur médico-social.
Votre travail de recherches donne une place essentielle aux « histoires de vie professionnelle ». Pourquoi faire ce choix qui semble volontairement osciller entre le récit et l’analyse ?
Dans la kyrielle d’approches biographiques spécifiques, je propose une formulation nouvelle, celle de « l’histoire de vie professionnelle » comme forme narrative. Le récit, directement ancré dans la trajectoire biographique de l’individu, se trouve mis en avant à la fois comme support d’illustration et comme moyen d’accès à la connaissance. L’histoire de vie professionnelle peut alors se définir comme « l’expression de l’expérience par une personne, à partir de faits temporels inscrits dans des contextes sociaux, qui vise à explorer et à comprendre les constructions biographiques individuelles dans un parcours de vie professionnelle qui engage un processus de recherche et de construction de sens ».
Dans mon travail de recherches qui est repris dans ses grandes lignes dans mon livre, j’avais à cœur de donner la parole et un statut à des personnes qui n’ont pas toujours l’occasion de s’exprimer, en l’occurrence des professeurs des écoles. Certes, à chaque rentrée scolaire émerge sur les étals des libraires son lot d’inévitables récits plus ou moins autobiographiques de professeurs faisant part de leur malaise ou de leur souffrance au travail ou encore des essais en tous genres du style « ce qu’il faut faire pour sauver l’école ». La littérature scientifique, quant à elle, se veut accessible mais, en réalité, ne s’adresse qu’à sa communauté tant il est complexe de se saisir des concepts pour les profanes en la matière.
Personnellement, il m’est arrivé d’être choquée par des extraits d’entretiens, sortis de leur contexte, où le professeur est montré sous un jour guère valorisant; des « petites phrases » qui ne servent qu’à illustrer le propos. En débutant ma recherche doctorale, j’avais fait la promesse de m’intéresser au vécu de celles et ceux qui voudraient bien se confier, qui participeraient à mon enquête. J’avais à cœur de ne pas trahir leur pensée. Avec les histoires de vie professionnelle, les enseignants qui au quotidien portent les instruments d’intervention publique, ont eu la possibilité de s’épancher, de raconter leur quotidien dans les écoles, leurs souvenirs marquants, leurs difficultés et leurs réussites. Ils témoignent à la fois de leur condition de travail et montrent toute l’étendue de leurs ressources cognitives, de leurs potentiels d’apprentissage. Vingt-cinq de ces histoires de vie professionnelle figurent dans le livre 2 de ma thèse et se retrouvent dans mon livre. En matière de recherche en éducation, ces récits issus de l’expérience dressent un état des lieux de nature socio-historique de l’école inclusive, permettent de cheminer dans les arcanes particulièrement complexes d’une Education nationale en action, d’exposer les principales mesures institutionnelles de traitement de la diversité des publics scolaires pour en pointer les incohérences organisationnelles qui vont à rebours de l’effectivité de l’action publique.