Enjoindre le chercheur à faire abstraction de son opinion ?
Une récente tribune universitaire, parue dans Marianne [2], accuse Michel Wieviorka. Le ton dont elle use confirme que les temps sont à l’invective, à l’outrance et à la dénonciation. Mais au-delà de l’exacerbation violente de son propos, cette tribune rejoint bon nombre de prises de positions récentes qui condamnent l’engagement des universitaires en lui opposant une pensée neutre affirmée comme à l’abri de toute idéologie.
Nathalie Heinich, une des signataires de cette tribune, aime à invoquer la neutralité axiologique de Weber pour défendre que le sociologue « fasse abstraction de son opinion personnelle sur les objets qu’il étudie [3] ». Une telle volonté d’abstraction est pourtant clairement absente quand elle signe la tribune en question … C’est que l’exigence formulée par Nathalie Heinich semble opérer plus vigoureusement quand elle fustige la sociologie critique que lorsqu’elle fait preuve des conservatismes les plus marqués, notamment en prenant position contre le mariage des homosexuels [4]. Le fantasme d’une recherche « pure », débarrassée de l’engagement du chercheur, cache mal ses intentions réelles qu’elles soient celles de la soumission aux pouvoirs ou de la défense des idées les plus réactionnaires.
Nous pourrions multiplier les exemples de ces leçons de vérité que l’on veut nous donner. Celle par exemple qu’assène Jean-Michel Blanquer, sur le ton docte de celui qui sait se tenir au-dessus de la mêlée idéologique, en accusant la pensée bourdieusienne de produire l’inégalité scolaire par une affirmation déterministe [5]. Plus que d’une ignorance des travaux de Bourdieu, une telle affirmation témoigne de son inscription dans une rhétorique visant le refus d’interroger la réalité sociale des inégalités et de leur production. C’est avec la même affirmation de vérité que Jean-Michel Blanquer prétend imposer ses méthodes d’enseignement, qu’il assure fondées sur une évidence de la recherche, enfin débarrassée des aveuglements de l’idéologie. Une telle conception des relations entre science et politique, au prétexte d’un savoir neutre et objectif, d’une vérité intangible, n’a d’autre volonté que d’assujettir les idées. Isabelle Stengers rappelait que l’opposition de l’objectivité des faits à la subjectivité des opinions construisait une fausse évidence essentiellement destinée à imposer la légitimation des volontés de pouvoir [6]. Quant à « ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir », Bourdieu affirme que leur « savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante [7] », condamnant la dichotomie entre scientificité et engagement.
Vouloir fonder l’action politique sur l’affirmation d’une vérité toute puissante parce les constats de la recherche la rendraient évidente et incontournable est une stratégie de domination. Face à elle, la démocratie a besoin que les intellectuels s’engagent et nous savons, par les travaux de tant d’entre eux, que cet engagement ne s’oppose en rien à l’exigence axiologique. Comme nous savons aussi que le renoncement à l’engagement ne garantit en rien la prétendue neutralité qu’il revendique.
[1] Marianne, 03/05/2021
[2] Marianne, 03/05/2021
[3] Nathalie HEINICH, Ce que l’art fait à la sociologie, Éditions de Minuit, 1998, p.115
[4] Nathalie HEINICH, L’extension du domaine de l’égalité, Le Débat, n° 180, 2014/3
[5] Le Figaro, 05/02/2020
[6] Isabelle STENGERS, Science et pouvoirs, La Découverte, 2002
[7] Pierre BOURDIEU, Pour un savoir engagé, Le Monde diplomatique, février 2003, p.3
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 11 mai 2021
Paul Devin, président de l’IR.FSU