Published On: 15 décembre 2012Categories: Histoire/socialisme et éducation, Interviews

Jacques Rougerie, historien spécialiste de la Commune, revient sur la question de la Commune et l’éducation.
Entretien réalisé en octobre 2012.

Jacques ROUGERIE
Paris libre 1871
Points Seuil, 304 pages, 2004

Questions à Jacques Rougerie

Propos recueillis par Guy Dreux et Gérard Blancheteau

Les sources concernant l’action de la Commune sont souvent lacunaires. Dans votre ouvrage vous citez le Manifeste des vingt arrondissements, quelques programmes comme celui du XIVe ou du XIe arrondissement, vous soulignez l’importance de la Déclaration au Peuple français du 19 avril 1871, plus quelques documents de la fameuse Commission dirigée par Vaillant. Mais tout cela ne semble constituer que quelques traces de l’œuvre de la Commune dont, par ailleurs, on peut parfois faire l’éloge.
Les traces sont rares et les réalisations ne pouvaient être que très limitées. Il faut rappeler que l’éducation, disons plutôt comme alors l’instruction publique, était principalement affaire des mairies d’arrondissement de la capitale. Les principales sources en la matière sont quelques documents, notamment des affiches, publiées par les municipalités.
On parle toujours de ce qui se passe « en haut », à l’Assemblée communale, à la Commission de l’enseignement dirigée par Edouard Vaillant. En réalité, dans ce contexte si particulier et si difficile de 1870-1871, chaque arrondissement a vécu de sa vie propre. Quelques-uns sont en pointe ou sont mieux connus, les XIe, XVIIe, XVIIIe ou XIXe : on y a mis en œuvre en matière d’éducation un programme qui n’est d’ailleurs pas à proprement parler socialiste, mais plus simplement républicain. On a élaboré beaucoup de projets pendant la Commune, mais ce n’est pas pour l’école qu’ils ont été les plus neufs. Les communards sont d’abord des républicains. Ils pensent que toute réforme de la société suppose une refonte de l’école.
Et, il faut le rappeler sans cesse, étant donné la brièveté de l’événement communal, moins de trois mois, les réalisations ne pouvaient être que bien peu nombreuses.
Il ne faut de toute façon pas en rester au cadre trop étroit de mars-mai 1871, mais considérer ce qui s’est passé depuis la proclamation de la République, le 4 septembre 1870. Le projet républicain est fort simple: instruction laïque, gratuite, obligatoire. Ce qu’on croit immédiatement réalisable, c’est la laïcisation de l’école. Elle est déjà faite en principe dèsnovembre 1870 dans les IIIe et XIe arrondissements.
N’oublions pas que l’Eglise catholique a la main mise à la fin de l’Empire sur la moitié au moins des écoles. Il faut libérer le citoyen de cette emprise, en appliquant une laïcité qui est souvent de combat. Pour l’essentiel, l’œuvre de la Commune, ou plutôt des quelques municipalités communales d’arrondissement en pointe, est en somme une entreprise de « décléricalisation » de l’école.
A ce propos, il faut bien préciser ce qu’on doit entendre alors par école « libre ». Ce n’est pas l’école confessionnelle. Il y a en gros à Paris 80.000 places dans l’école publique, à peu près autant dans les écoles dites libres : dans un cas comme dans l’autre, il y a partage par moitié entre écoles catholiques et écoles laïques. Les écoles libres (entendons bien, non publiques) sont tout aussi bien et même plus souvent laïques que religieuses. Louise Michel est institutrice dans une école «libre», y donne un enseignement évidemment laïque, et certainement républicain.

Vous insistez sur la laïcité en indiquant que la Commune devance les grandes lois de la IIIe République. Mais on dit parfois que la Commune a fait mieux que la IIIe République. La gratuité de l’enseignement secondaire, exemple souvent cité, apparaît dans des projets de la Commune alors que Ferry maintiendra un système qui reste largement ségrégatif.
Parler de gratuité n’est alors qu’un vœux pieux, tout comme d’obligation : dans les milieux populaires de toute façon, si l’on souhaite que les enfants aient un minimum d’instruction, il faut aussi qu’ils commencent à travailler le plus tôt possible pour participer à l’entretien de la famille.
Quant à la ségrégation, c’est un mot que je trouve bien excessif. Il y a certes l’école du peuple, et une autre école pour les élites. Mais il faut commencer par le commencement et l’école de Ferry est en soi un formidable progrès au regard de la situation précédente. L’essentiel est alors de donner la possibilité aux enfants du peuple de tous profiter del’instruction. On verra ensuite à parfaire l’œuvre.

La liberté d’enseignement au XIXe siècle correspond, vous l’avez rappelé, à la liberté de chacun d’enseigner ce qu’il veut ou ce qu’il se sent capable d’enseigner. Dans le cadre de la Commune, qu’est-ce qui l’emporte : l’idée d’une unification de toutes les écoles, ou, esprit communaliste oblige, liberté des localités pour organiser leurs écoles ?
Les républicains (et probablement Ferry), auraient souhaité unifier l’éducation, hors de toute influence confessionnelle. Ferry, qui voulait une société « sans Dieu et sans Roi », entendait la fonder sur une école en tout cas « neutre » par rapport à toutes les croyances. Sa politique sera souple. Les communards républicains ont procédé beaucoup plus agressivement et mené une laïcité unificatrice véritablement de combat, mais aux résultats très limités.
Pour répondre à votre seconde question, rappelons que la Commune a été pour une large part une révolte pour les « droits de Paris », et en particulier ses droits municipaux. Il n’y aura même plus de maire de Paris, mais une assemblée communale. Dans ce cadre, les vingt arrondissements de la capitale disposent eux aussi de leurs « libertés municipales ». Ce sont donc eux qui procèdent aux réformes. Dans les IIIe, XIe, XIVe arrondissements, on chasse les congréganistes des écoles. Parfois, notamment dans le XXe arrondissement où officie Couturier, nouvel instituteur particulièrement virulent, l’opération tourne à un combat réellement antireligieux, mais c’est rare. Dans le XIIe arrondissement, Victoire Tinayre, belle figure de militante républicaine socialiste, inspectrice des écoles primaires de l’arrondissement, procède avec douceur et prudence, et se heurte aux ambitions d’un petit satrape local qui prétend s’approprier le logement des religieuses expulsées.
On songe également à une décléricalisation des hôpitaux où ce sont les sœurs catholiques qui font fonction d’infirmières ; ce ne sera pas réellement commencé.
Les municipalités populaires, si anticléricales qu’elles se soient montrées, ne s’en prennent pas pour autant aux églises. Il est vrai que dans bien des cas, des prêtres ont été malmenés. Mais les églises, qui appartiennent à la ville, donc au peuple, sont transformées en clubs. La plupart du temps, le peuple tolère qu’on y dise la messe le matin, mais, par une espèce de « simultaneum », il y tient le soir ses réunions.

Les communards sont aussi intervenus sur les pratiques et les contenus de l’enseignement.
Je veux insister sur le fait que ce qu’entend réaliser en ce domaine de l’éducation la Commune n’est rien d’autre en somme que le programme des républicains à la fin de l’Empire, celui que formule Gambetta à Belleville lors des élections de 1869. Ici 1871 n’invente guère. La Commune a procédé seulement de manière vigoureuse, quelquefois brutale. Il n’y a que peu de réalisation en ce temps trop court. Il faudra dix ans, de 1880 à 1889, pour que s’opère – et encore partiellement – la laïcisation du personnel décidée par Ferry.

Il semble que l’enseignement professionnel a souvent été évoqué pendant la Commune comme une préoccupation importante.
C’était une préoccupation essentielle, et elle fait partie du programme des républicains des années 1860. L’idée est déjà présente en 1848, et figure dans le manifeste des instituteurs socialistes de 1849. Un républicain très modéré, Anthime Corbon y a consacré notamment une longue brochure, fort bien documentée en 1865. Ici encore, le temps a manqué. On n’a fait que confisquer l’école des Jésuites de la rue Lhomond, qui d’ailleurs s’occupait déjà d’enseignement professionnel.

La Commission Travail de la Commune se montre soucieuse de ce que nous appellerions aujourd’hui l’orientation scolaire: «Elle [la Commission Travail] a encore mission de procéder à une enquête générale sur le travail et l’échange, afin d’établir une statistique industrielle et commerciale sincère, qui permette de diriger l’éducation professionnelle de telle sorte que, tout en respectant les aptitudes naturelles de l’enfant, on évite de jeter inutilement vers telle ou telle branche d’industrie plus de bras que n’en comportent ses besoins et qu’ainsi puisse disparaître enfin la concurrence anarchique et ruineuse que se font en ce moment les travailleurs, au bénéfice des capitalistes. »
C’est resté à l’état de projet, au demeurant fort intéressant, mais daté. L’enseignement doit-il donner une culture générale ou préparer à un métier ? La question se pose encore aujourd’hui. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1871, on n’entend pas faire de différence entre travail intellectuel et travail manuel. Tout manieur d’outil doit savoir écrire un livre, dit un élu de la Commune. Et probablement inversement…

En quoi la pédagogie est-elle renouvelée sous la Commune ? On évoque souvent la promotion de la « méthode expérimentale ».
Le terme, d’origine médicale et scientifique, a été en effet repris dans les Congrès de l’Internationale, par le pédagogue Paul Robin et il est à la mode dans certains milieux républicains. Il faut entendre par là « éducation intégrale », celle que voudrait réaliser en effet la Commission du Travail et de l’Echange, celle qui justement sache ne pas séparer travail intellectuel et travail manuel, donnant un enseignement d’abord général ou mieux « intégral », suivi dans un second temps d’un enseignement plus spécialisé, d’initiation aux métiers selon les capacités des enfants. Vaste projet, que Robin, directeur de l’orphelinat de Cempuis, s’efforcera d’appliquer après 1880, mais qu’aucune réforme de l’enseignement n’est, à ce jour, que je sache, parvenue à réaliser vraiment.

Comment qualifieriez-vous les inspirations philosophiques et politiques des communards ? Sont-ce les écrits de Proudhon, les congrès de l’Internationale qui les ont les plus influencés en matière d’éducation ? D’autres encore ?
De telles références, trop précises, ne valent en réalité que pour quelques militants. L’influence de Proudhon est en tout cas en 1871 bien moindre que ce qu’on en a dit trop souvent. Les militants de l’Internationale, d’obédiences d’ailleurs très diverses, sont influents, mais seulement dans quelques quartiers, principalement celui des Batignolles, où la municipalité est dirigée par Benoît Malon. Un instituteur libre, Rama, y est à la tête de la Commission locale de l’enseignement. Son programme est évidemment celui d’une éducation expérimentale et intégrale. On ne sait ni comment ni s’il a tenté de l’appliquer. Une Louise Michel n’a guère d’autre pédagogie que son amour profond des enfants dont elle a la charge et son dévouement inconditionnel à la République. Sous la Commune d’ailleurs, elle n’enseigne pas, elle entend combattre.
Une fois encore, il y a eu en 1871 de multiples projets en tous domaines, notamment de réforme de l’enseignement. On n’a pas eu le temps, sauf rarissimes exceptions, de mettre vraiment quoi que ce soit en œuvre. Cela doit nous convaincre de ne pas trop idéaliser cette période. Louise Michel avait pour sa part bien compris que la défense contre Versailles était la priorité absolue du moment.