Penser le travail avec celles et ceux qui le font
Au cœur du travail, et au-delà du travail, il y a l’activité. « Des êtres d’activité », c’est ce que nous sommes toutes et tous. Voilà ce que soutient l’approche ergologique du monde social, née au milieu des années 1980 dans une rencontre inédite entre des universitaires et des syndicalistes. Avec quelles implications ?
D’une demande adressée à une seule personne, ils et elles ont décidé de faire un exercice à plusieurs : Yves Baunay, Christine Castejon, Christine Eisenbeis, Jean Marie Francescon. Trois d’entre eux.elles sont membres du chantier travail de l’IR-FSU.
Ce texte est paru dans « TAF, travailler au futur », no3, septembre 2020, « Prendre soin du travail ».
Les contributeurs/trices
Leurs références à l’ergologie, ou à l’ergosensibilité, s’expérimentent dans des cadres de préoccupations divers, partiellement communes mais aussi très différentes : militantisme syndical, politique, associatif dans des milieux divers, recherche, pratique professionnelle, et plus largement vie sensible, concernée par l’art, le féminisme, les possibles de la retraite, le langage, le corps…
Table des matières
Q1 : Pendant les deux mois de confinement, on a entendu parler d’« héroïsme » des « invisibles ». Quelles vues avez-vous de cette période et quelles perspectives en tirez-vous ? 1
Q2 : Comment définissez-vous l’ergologie ? Par rapport à l’ergonomie qui est plus connue ? 2
Q3 : C’est pourquoi vous dites « au cœur et au-delà du travail » ? 3
Q4 : Comment mobilise-t-on ce point de vue dans une démarche collective ? 3
Q 5 : Vous voulez dire que la lutte des forestiers est caractéristique des questions contemporaines ? 4
Q6 : Comment est née la démarche ergologique ? 5
Q7 : Comment voyez-vous les années de développement qui ont suivi ? 6
Q8 : Compte tenu de l’origine de la démarche, où en est-elle du côté des syndicalistes ? 7
Q9 : Par quelles lectures, selon vous, commencer pour se familiariser avec l’ergologie ? 8
Q1 : Pendant les deux mois de confinement, on a entendu parler d’« héroïsme » des « invisibles ». Quelles vues avez-vous de cette période et quelles perspectives en tirez-vous ?
Pour qui s’intéresse au travail, et cela ne concerne pas que les proches de la démarche ergologique, la thématique des « travailleurs invisibles » qui tout à coup étaient présentés comme les héros du quotidien pouvait inspirer autant d’émotion que d’agacement et d’ailleurs bien d’autres sentiments. Ce n’est pas rien que, pendant quelques semaines, on ait – enfin ! – vu, entendu, au moins partiellement, que la terre tourne grâce à des personnes qui obstinément mettent dans la balance leurs savoirs bien sûr, tous leurs savoirs, académiques ou nés de l’expérience, mais aussi l’idée qu’ils et elles se font de leur métier, de leur engagement professionnel, militant, familial… Il arrive que ce qui est difficile à faire entendre en temps normal devienne lumineux en des temps hors normes. On l’a bien vu pour les personnels hospitaliers ou celui des Ehpad, si maltraités depuis des années. On relayait tout à coup leur plaisir et leur fierté d’avoir débordé l’insupportable tutelle administrative et financière, d’avoir chamboulé leur façon de travailler, réinventé les relations entre soignants, administratifs et autres personnels, sans distinction hiérarchique de compétences ou de savoirs. Souvenons-nous, plus généralement, de cette effervescence à parler des caissières, des éboueurs, des livreurs, de celles et ceux pour qui le télétravail était impossible. Mais sauf exceptions d’autant plus remarquables (on pense à ce document de Florence Aubenas sur les personnels des Ehpad par exemple), on sentait encore, d’où l’agacement, un intérêt resté superficiel. On le voyait dans la faible diversité des exemples, voire une certaine répétitivité dans le choix des interviewés. On a beaucoup entendu vanter, dans les médias, le télétravail, sans regard critique ni sur les conditions ni sur les moyens ni sur les effets concrets de ce mode d’organisation mis en place du jour au lendemain. On n’a pas entendu beaucoup parler de ce qu’inventaient par exemple les enseignants dans la relation pédagogique à distance. La sortie plus ou moins progressive du confinement a plutôt éteint les projecteurs et c’est dommage. Quand on sait qu’il est strictement impossible en temps normal de s’en tenir au travail prescrit, on ne peut qu’accueillir avec perplexité la mise en place d’un « protocole » de plus de 50 pages dans les établissements scolaires. Qu’ont pu en faire les professionnels ? Ce doit être une mine de situations inventives, cocasses, désastreuses, impossibles…De tout cela et de bien d’autres réalités du confinement et du non-confinement, nous n’avons pas appris grand-chose au total. Il reste ce que les un.es et les autres ont vécu. Les souvenirs, les récits, les surprises, les découvertes bonnes ou mauvaises, ce qui s’est inventé dans la tension, tout ce qui va alimenter le futur de ce passé tout récent.
Si nous parvenons à ce que rien de ce que nous avons vécu ne soit étouffé, on verra qu’ont été bousculées au-delà de ce que nous avions imaginé des habitudes, des indifférences, des frontières… Si nous nous donnons les moyens, c’est-à-dire surtout le temps, de voir, de partager, de confronter, de construire, de refonder, les avancées communes peuvent être impressionnantes. En fait, le programme était le même avant la pandémie, mais nous sommes nombreux à en sortir avec un besoin de réflexivité accrue sur ce qui nous arrive, dans l’actualité et dans le long terme. C’est ce désir de réflexivité qu’il ne faut pas laisser éteindre. Il est, comme toujours, sous la menace du « prêt-à-penser », dont la règle n°1 est que tout est urgent, donc qu’il faut éviter de penser.
Q2 : Comment définissez-vous l’ergologie ? Par rapport à l’ergonomie qui est plus connue ?
L’ergologie est tout à la fois une démarche, un point de vue et un champ de recherche, de réflexion et de travail ouvert aux rencontres. Le terme lui-même « ergologie » veut dire simplement étude ou compréhension de l’activité humaine. Mais le champ est vaste ! L’ergonomie est l’une des sources de l’ergologie, avec sa découverte de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel (selon son vocabulaire consacré). Le travail prescrit est seulement l’anticipation du travail à faire. Mais chacune et chacun le fait à sa manière, parce que nous sommes tous différents et parce que des aléas se présentent en permanence, qu’il faut résoudre. L’ergonomie contribue à la transformation du travail en s’intéressant de très près aux solutions qui s’inventent dans le feu de l’action (elle vise l’obtention de trois qualités du travail : l’efficacité, le confort et la sécurité). D’autres disciplines, et de plus en plus, apportent un éclairage spécifique sur le travail tel qu’il se réalise. L’ergologie n’est pas une discipline supplémentaire mais un point de vue qui peut les traverser toutes si elles partagent cette question : qu’est-ce que cette « activité » de celui ou celle qui réalise le travail et comment se trame-t-elle ? Cette question, qui a porté la naissance de l’ergologie, a ensuite débordé la question du travail.
Q3 : C’est pourquoi vous dites « au cœur et au-delà du travail » ?
L’hypothèse ergologique est que nous sommes toutes et tous, en permanence, en train de faire des choix. Cette incessante discussion, souvent silencieuse et enfouie, avec nous-mêmes et avec les autres nous caractérise comme êtres humains.
Nous sommes confronté.es à des normes [1] qui nous précèdent et nous portons toutes et tous des valeurs forgées au fil du temps, pour partie héritées. Entre ces normes et ces valeurs enchevêtrées, nous inventons au jour le jour les façons de faire et de dire. Mais bon nombre de ces débats avec nous-mêmes, avec les autres, sont infiniment complexes. Ils le sont d’autant plus si nous ne pouvons leur donner ni espace ni visibilité. Cette société qui requiert de nous d’être toujours au maximum de nos « performances » physiques et intellectuelles est d’une violence terrible en ce qu’elle ne veut surtout pas que nous prenions conscience de ce que nous appelons, avec l’ergologie, nos « débats de normes et de valeurs ».
Ce que nous soutenons c’est que, si on ne voit pas les autres, et si on ne se voit pas soi-même, comme des êtres qui font des choix en s’appuyant sur ce qui leur tient à cœur, on ne sait pas comment se crée du commun (ni de la divergence) et comment il pourrait se renforcer, s’en créer plus. La tendance que nous avons toutes et tous c’est de juger les autres à l’aune de nos propres débats. La démarche ergologique nous exerce à comprendre ce que chacun.e -y compris soi-même- met dans ses choix. Et mieux comprendre permet de discuter, de changer d’avis, de nuancer, de construire ensemble…
Bien sûr cela intéresse au premier chef les situations de travail mais la façon dont chacun.e se débat avec les normes et les valeurs est une affaire de vie, pas seulement de travail.
Q4 : Comment mobilise-t-on ce point de vue dans une démarche collective ?
Prenons un exemple.
L’un d’entre nous travaille en ce moment avec des syndicalistes mobilisés pour défendre l’Office National des Forêts (ONF) comme service public et à travers elle la forêt et le métier de garde-forestier. La forêt, depuis que les hommes en tirent la matière première qui contribue à leur existence (habitats et marine, outils, chauffage, vêtures, nourriture, papiers, chimie et pharmacie, etc.) est un lieu de conflit entre des intérêts divergents. La limite entre prédation et exploitation forestière pour les besoins humains est loin d’être évidente et stable. Les lois, ordonnances, décrets sont supposés guidés par les besoins d’une population et les règles de la sylviculture mais sont perméables depuis toujours à la voracité des structures de profits, d’autant que celles-ci s’abritent derrière la structuration de filières économiques qui ont aussi leurs (bonnes) raisons d’être. Depuis une vingtaine d’années, les garde-forestiers sont confrontés à l’injonction formulée en son temps par un des directeurs de l’ONF : « la forêt doit cracher du bois ! ». Or les gardes forestiers ne décident pas n’importe comment de faire couper du bois. Ils choisissent, parmi les arbres, ceux qui devront être abattus par les bûcherons. Une fois par semaine, en petite équipe, ils cheminent côte à côte dans une parcelle et toute décision de marquer un arbre (par un coup de marteau) résulte d’une évaluation des caractéristiques de l’arbre et de sa zone de croissance. Ils ont en tête le travail de préservation-sélection effectué par leurs prédécesseurs sur cette même parcelle jusqu’à deux siècles en arrière. Ils pensent aussi à ce que deviendra la parcelle dans le siècle à venir, compte-tenu de la résistance aux insectes et aux évolutions climatiques des espèces d’arbres qui y vivent. Chaque coup de marteau est l’expression d’un intense et invisible travail de réflexion qui s’appuie sur des savoirs individuels et collectifs, se partage et évolue en équipe. On comprend alors la brutalité ressentie de l’injonction citée plus haut par ces agents, dont l’État veut privatiser les fonctions. Ils travaillent depuis toujours pour préserver la pérennité des écosystèmes dont ils ont la charge. Un grand nombre d’entre eux a donc engagé la lutte contre une politique insupportable. Des suicides marquent tragiquement la longue période. Une lecture rapide de ce morceau bien actuel de notre histoire collective conclurait à dire que les agents défendent égoïstement leur seule corporation, que la filière bois ne défend que ses propres intérêts, que l’État sacrifie le public aux intérêts privés, en oubliant que l’État est lui-même un lieu où s’affrontent des perspectives différentes, etc. La démarche ergologique va essayer de faire dire (argumenter, préciser) à chacun ce qu’il défend pour ne plus réduire une discussion, aux multiples facettes et tenants, à des simplifications qui conduisent à l’impasse de ne plus pouvoir se parler. En fait nous voyons se structurer sous nos yeux un gigantesque débat de normes et de valeurs dont sont potentiellement parties prenantes des protagonistes très divers. Les associations de défense de la nature en font partie et appuient de plus en plus l’action des forestiers mais elles ont aussi leur propre perspective. Pour se faire comprendre, chacun doit apporter une vision fine de la réalité qu’il connaît. Bien sûr tout le monde n’est pas prêt à discuter, et même certains ne veulent surtout pas que l’horizon commun s’invite, mais faut-il au nom de ce constat oublier tous ceux qui sont prêts à le faire ? On se rend compte aussi que des contradictions ou des tensions traversent toutes les parties prenantes. On ne peut échapper à une réflexion collective de longue portée pour « penser la forêt », une réflexion qui va bousculer des pouvoirs, des suprématies, des expertises partielles, et dans laquelle personne n’est exempt de réexaminer ses propres positions.
Q5 : Vous voulez dire que la lutte des forestiers est caractéristique des questions contemporaines ?
Tout à fait. Elle est assez représentative de la façon dont aujourd’hui beaucoup, mais encore trop peu, commencent à poser les questions en essayant d’articuler les différents enjeux. La recherche ergologique, en quelque sorte, est appelée par la complexité des problématiques humaines. Mais on voit bien que les intentions ne suffisent pas.
Toute construction commune –cela vaut pour le travail, l’exercice politique ou n’importe quel projet- suppose la rencontre d’une diversité considérable de points de vue portés par divers acteurs, tous des êtres complexes. On ne voit pas comment entretenir ou créer du collectif pourrait être facile ! La coopération n’exclut a priori ni le conflit ni la tension. Prenons l’exemple de ce dossier sur l’ergologie. Il aurait été plus simple de s’en tenir à quelques définitions déjà écrites et reconnues. Moins dynamisant, moins excitant, mais plus « économique », en temps et en énergie. Avec ce critère, il n’y a pas beaucoup d’endroits où l’on prend le temps de s’interroger sur la constante injonction à faire vite. On est souvent malheureux de prendre des raccourcis mais on les prend, persuadés qu’on ne peut pas faire autrement. Et ce n’est pas la seule raison de préférer l’assurance du déjà pensé. Après tout, on n’est jamais certain de faire mieux. Il y a aussi de la modestie à s’abriter derrière plus savant que soi. Mais de cette façon on désapprend à inventer de la pensée. Au contraire, de ce travail collectif de réponse à des questions sur l’ergologie, il restera un article plus ou moins « réussi » mais il restera aussi, invisible lors de la lecture, ce qui se sera construit au fil de l’écriture et qui aura d’autres conséquences, d’autres développements.
Plus on se soumet à la spirale de l’urgence qui empêche de réfléchir à plusieurs et plus on rétrécit la portée de ce qu’on fait.
La démarche ergologique assume donc le fait que chaque situation étant spécifique, chaque « entité collective » [2] étant unique, il faut chaque fois créer les conditions d’une écoute mutuelle et d’un travail réellement commun. C’est pourquoi nous parlons de « dispositifs à 3 pôles ». Dans les échanges, chacun.e apporte son expérience (l’un des pôles, chacun.e ayant la sienne), ses connaissances (un autre pôle, là aussi « distribué », tous les participant.es en ont), et prend à cœur un troisième pôle : l’attention à la rencontre [3]. Nous sommes toutes et tous des êtres capables de mobiliser des savoirs, de reconnaître aussi que nous ne savons pas ou mal (des insavoirs), et nous pouvons construire un projet commun à partir de cela, dans la conscience d’être toutes et tous à égalité parce que nous sommes faits des mêmes ingrédients d’humanité.
Q6 : Comment est née la démarche ergologique ?
On parle de plusieurs étapes, forcément, et d’une généalogie qui n’est que partiellement visible. Partie haute de l’iceberg, il faut évoquer le rôle essentiel d’Yves Schwartz qui, jeune philosophe sorti de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, s’est intéressé à une question qui était absente des champs de recherche, celle du travail. Sa thèse Expérience et connaissance du travail pose explicitement les questions auxquelles Yves Schwartz a décidé de se confronter, en n’étant déjà plus tout à fait seul lorsqu’il la soutient en 1986. Le titre condense le défi : on ne peut pas penser le travail sans ceux et celles qui le font. Mais comment organiser la rencontre entre, si vous voulez, « professionnels du concept », c’est à dire des mondes académiques et savants dans la diversité des disciplines universitaires et des approches, et les travailleurs, divers eux aussi de par leurs métiers, leurs qualifications et de par leur place dans le procès de travail, si éloignés de ce milieu ? Au-delà des considérations formelles, et en bannissant toute démagogie d’un côté ou de l’autre ?
Il fallait expérimenter, chercher. Or, au début des années 1980, alors qu’il élaborait sa thèse, une demande syndicale de formation est déposée auprès d’une équipe d’universitaires de l’Université d’Aix-en-Provence, de différentes disciplines. Elle visait à comprendre et à étudier les mutations du travail. Le monde du travail, notamment industriel, connaissait de nombreuses et d’importantes transformations (techniques, sociologiques). Les militants ouvriers (au sens le plus classique du terme) s’interrogeaient fortement, et avec inquiétudes, sur l’introduction de ce qu’on appelait alors les nouvelles technologies. Sa sociologie « bougeait » ; on parlait de montée de « catégories ITC » (Ingénieurs, Cadres, Techniciens).
L’occasion d’une expérimentation est saisie de part et d’autre.
Les participants (une seule femme sur 15 [4]), des syndicalistes, mêlés avec des universitaires, vont croiser leurs savoir avec les leurs, sans prépondérances ni surplomb de l’un sur l’autre, sans confondre les apports, et penser ensemble le travail. Ils vont se confronter à l’ignorance qu’ils ont tous de ce qu’est le travail. À son inconnu.
Cette expérience a donné lieu à un ouvrage collectif L’Homme producteur qui mérite encore lecture. L’expérience et son analyse, reprise dans le livre, pourrait être considéré comme l’acte fondateur de la démarche ergologique. Pierre Trinquet, technicien du BTP devenu docteur en sociologie, a eu cette phrase « On parlait du travail avec les travailleurs, considérés à l’égal des chercheurs. ». C’était comme un début de réalisation de ce que Ivar Oddone [5] appelait « communauté scientifique élargie ».
Assez vite le stage est devenu une formation de niveau bac + 5 à « l’analyse pluridisciplinaire des situations de travail » (APST). Un diplôme auquel on pouvait accéder soit en formation initiale soit en formation continue même sans le bac. Entendons bien : il ne s’agissait pas seulement pour les participants de valider des acquis mais de contribuer à penser le travail, ce qui veut dire inventer de nouvelles façons de le penser !
Q7 : Comment voyez-vous les années de développement qui ont suivi ?
D’abord une importante ouverture du champ de questions. Au fil des années, des stages, des expériences, des échanges, y compris internationaux [6], la focale sur le travail s’est élargie à l’ensemble de l’activité humaine dont le travail est une des modalités déterminantes, constitutive de la personne et de la société humaine mais qui est loin d’en englober tous les aspects.
Le terme d’ergologie s’est imposé pour parler de la tentative de comprendre l’activité humaine sous toutes ses formes, dans toutes ses composantes. C’est là un concept d’« activité » original, spécifique à l’ergologie [7].
Lors d’un colloque qui s’est tenu en 2017 avec près de 400 participants au fil des trois journées, on a pu voir que la démarche est portée par des collectifs autonomes, épars, sans label car il n’en existe pas, qui se sont en partie découverts mutuellement. Certains, individus ou collectifs, se réclament peu explicitement de l’ergologie mais toujours s’interrogent sur l’activité et le plus souvent sur l’activité – de travail ; puisque celui-ci est foncier dans la construction sociale et dans la constitution des êtres. Ces acteurs sont pour certains éloignés de toute théorisation. Et c’est plutôt en cultivant, sans la combler, cette naïveté première qu’un chemin plus théorique se fraie. Dans l’altérité des partenaires le goût s’y prend. Et puis il y a les nombreux cousinages avec des recherches venant d’autres horizons… Il existe aussi des voies universitaires, appelées à se renforcer [8].
Tout cela manque certainement de visibilité globale mais n’est-ce pas inhérent au chemin qu’il a fallu parcourir ? La naissance de l’ergologie, qui ne se nommait pas encore ainsi, -mais ne naît-on pas avant d’être nommé ?- a eu lieu dans un contexte fortement marqué dans le monde des sciences sociales par « le marxisme », par ce que Lucien Sève appellera plus tard la « Pensée-Marx ». Apports incontestables pour penser la société (pas assez l’Homme, dira-t-il). Mais où l’on sentait aussi que s’ouvraient des chantiers où le marxisme devait se confronter à de nouvelles questions, s’il voulait répondre aux exigences du temps. Ce qui tout de même est son ambition ! Et puis on l’a vu plus haut, c’est aussi la matérialité des transformations des procès de travail qui a poussé à des rencontres et des interrogations de part et d’autre. Seulement, les chemins de la rencontre des savoirs et des expériences demandent du temps. Former des concepts, construire des dispositifs est sinueux, pas linéaire.
Q8 : Compte tenu de l’origine de la démarche, où en est-elle du côté des syndicalistes ?
Vous avez raison de parler des syndicalistes et non du syndicalisme. On en parle souvent au singulier alors que la diversité que nous ne cessons d’évoquer est manifeste dans ce domaine. Les syndicalistes qui ont contribué à la naissance de la démarche puis ceux qui participent à son élargissement appartiennent à des organisations diverses mais toutes et tous vous diront, on peut en faire le pari, que si la rencontre avec l’activité au sens ergologique a été décisive pour eux ou elles-mêmes il est rare qu’ils, qu’elles aient réussi à partager leur découverte. Beaucoup de syndicalistes se sont d’ailleurs, au début, reconvertis à l’intervention ergonomique. Peut-être les difficultés inhérentes à la nature innovante de la démarche ergologique font-elles qu’elle n’a pas infusé suffisamment et pas aussi vite que nous aurions pu le croire et l’espérer. Entre autres, elle n’a pas irrigué largement et en profondeur le mouvement syndical, du moins apparemment et directement. Constatons au passage que c’est bien pire dans les milieux politiques. Non seulement la démarche ergologique ne les a pour ainsi dire pas atteints mais c’est vrai plus généralement de la question du travail. Problème : la crise du politique explique-t-elle son désintérêt à l’égard de 30 ans de recherches sur le travail ou l’absence de réflexion sur le travail explique-t-elle, au moins en partie, la crise du politique ? Vous aurez compris que nous soutenons le second point de vue.
Au moins peut-on dire que dans le champ syndical, la question du travail a beaucoup évolué en 30 ans et les apports en ce sens de l’approche ergologique, même s’ils ne sont pas toujours identifiés, sont incontestables. A l’intérieur des organisations elles-mêmes, le débat sur le travail s’est fait une place avec des outils, des enquêtes, des expériences. Tout ce qu’ont construit les CHSCT [9], désormais supprimés dans le privé et en voie de l’être dans le public, y est sans doute pour beaucoup. Les syndicalistes sont de plus en plus nombreux à faire la différence entre « travail prescrit » et « travail réel », à parler de façon spécifique d’« emploi », de « métier », de « conditions de travail », de « sens du travail ». Mais toutes ces formulations tournent autour de « ce quelque chose » qu’Alain Wisner [10] appelait « la tache aveugle » : le concept d’activité.
Partir de l’activité pour construire l’action suppose un changement de paradigme, de posture, que certains syndicalistes ont entrepris : non, les collègues ne sont pas forcément des « victimes » qu’il faudrait « mobiliser », ce sont des êtres d’activité qui arbitrent, décident, élaborent des stratégies, à chaque seconde de leur vie. Sans la notion d’activité qui anime le travail, celui-ci est encore trop facilement réductible à de fausses évidences ou à des jugements très englobants, parfois même tétanisants, tels que le diagnostic de « souffrance au travail ».
Il faut faire face à cette injonction, devenue tellement écrasante, même dans le mouvement syndical, celle de l’urgence, du « c’est pour hier ». Elle l’est dans les pratiques de tous ordres, professionnels, managériaux, militants. Pourtant, nous avons toutes et tous fait l’expérience que les temps de vacance, de détour, les temps flottants de rêverie et même de sommeil nous aident à résoudre les difficultés. On voit bien que l’« activité » s’y construit aussi. Alors pourquoi ne pas prendre le temps de s’interroger sur cette expérience commune ? On ne sortira pas de la spirale étouffante de l’urgence sans interroger le travail syndical lui-même, les modèles implicites sur lesquels il fonctionne.
Q9 : Par quelles lectures, selon vous, commencer pour se familiariser avec l’ergologie ?
Il n’y a pas de porte d’entrée qui vaille pour tout le monde. C’est à partir des questions qu’on se pose déjà, ou qu’on est tout près de se poser, que l’approche ergologique peut attirer l’attention. La bibliographie jointe à ce dossier propose plusieurs entrées en matière. Mais on peut trouver dans Le manifeste pour un ergo-engagement exactement ce que le titre indique : une sorte de déclaration formulant les convictions (on a envie de dire « la » conviction, celle que nous sommes tous des êtres d’activité, et ses conséquences) qui animent ceux et celles qui s’intéressent à la démarche. Ce manifeste a été d’abord publié dans l’un des nombreux ouvrages collectifs auxquels ont contribué des porteurs et porteuses de la démarche L’Activité en Dialogues, entretiens sur l’activité humaine (II) sous la direction d’Yves Schwartz et Louis Durrive, et on le trouve en accès libre sur plusieurs sites.
[1] Ce terme vient de la philosophie de Georges Canguilhem.
[2] L’approche ergologique parle d’ « entités collectives relativement pertinentes » plutôt que de collectifs de travail pour indiquer la très grande plasticité des organisations dans lesquelles le collectif n’est pas forcément là où on le voit.
[3] Le dispositif à trois pôles prend souvent la forme de « Groupes de rencontre du travail ». Dans les pratiques d’intervention, le 3ème pôle est expressément garanti par l’intervenant extérieur mais l’objectif est qu’il imprègne le « travail au futur ».
[4] Aucune femme dans l’équipe enseignante…Autant dire toute une époque !
[5] Médecin à la Fiat à Turin, co-auteur de Redécouvrir l’expérience ouvrière, republié récemment sous le titre « Redécouvrir l’expérience du travail ». Ivar Oddone est l’un des trois « médecins atypiques », selon l’expression d’Yves Schwartz, qui ont porté, chacun à leur manière, un profond renouvellement du concept de santé, à la base de la perspective ergologique. Les deux autres sont Georges Canguilhem et Alain Wisner.
[6] Il existe une Société Internationale d’Ergologie, qui publie la revue Ergologia, et un réseau international Ergologie, Travail et Développement.
[7] Un ouvrage peut être éclairant à ce sujet c’est L’activité en théories qui met côte à côte des définitions de l’activité issues d’approches différentes.
[8] Le master d’ergologie d’Aix en Provence, décisif pour le développement de la démarche, était trop original pour ne pas faire les frais des réformes visant la « normalisation » des diplômes universitaires. Cela dit beaucoup de la prétendue « excellence universitaire » visée par les pouvoirs successifs. Le diplôme n’existe plus en tant que tel, mêmes si des modules survivent à ce stade dans le cursus de philosophie. Mais par exemple un diplôme universitaire en relation avec l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (APHM) est en voie de création.
[9] Comité Hygiène, Sécurité, Conditions de Travail.
[10] Médecin, fondateur du Laboratoire d’ergonomie du CNAM dans les années 1960.