Géraldine FARGES (dir.), Loïc SZERDAHELYI (dir.)
En quête d’enseignants Regards croisés sur l’attractivité d’un métier,
Presses Universitaires de Rennes, 2024.
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Quatre questions à Géraldine FARGES
Propos recueillis par Guy DREUX
En introduction de votre ouvrage, vous indiquez que votre intention est de « déconstruire » la notion d’attractivité, aujourd’hui largement utilisée pour désigner les difficultés de recrutement dans l’Education nationale. Qu’est-ce que cela signifie pratiquement ?Cela signifie que cette notion circule largement dans le débat national (prises de parole politiques, rapports et évaluations publics, articles de presse etc.) sans être interrogée. Or, de quoi parle-t-on précisément ? qui en parle et dans quel contexte ? à quoi renvoie l’attractivité dans ces discours ou dans ces textes ? sur quels faits ou quelles grandeurs numériques s’appuie-t-on ? quels repères temporels lui associe-t-on ? quels espaces professionnels, mais aussi quels espaces sociaux, sont concernés ? La plupart de ces questions étant largement sans réponses, le rôle des chercheuses et chercheurs nous a semblé essentiel pour y voir plus clair. Ainsi, le livre permet de déconstruire cette catégorie d’action publique qu’est « l’attractivité » des métiers de l’enseignement, en mobilisant divers angles d’approches et de méthodologies, afin de proposer des connaissances fondées sur la recherche pour ainsi reconstruire, via l’analyse, la complexité et la multidimensionnalité de la notion.
Vous déconstruisez mais vous relativisez aussi la crise actuelle d’attractivité dont souffrent les métiers de l’enseignement en rappelant que ce n’est pas la première fois que l’Education nationale a des difficultés à recruter des enseignants.
Tout à fait. Nous identifions trois périodes récentes qui ont été concernées par des problèmes de recrutement majeurs. La première s’étend de 1955 à 1965 environ, et concerne la période dite de la massification scolaire qui a créé de nombreux besoins d’enseignants et d’enseignantes, tout particulièrement dans les collèges et les lycées. La seconde concerne les années 1980, marquées par l’élévation des niveaux d’études dans le premier degré, qui a mécaniquement diminué le nombre de candidatures (d’autant plus que le marché du travail s’est ouvert plus largement aux femmes, en parallèle) et la création des baccalauréats professionnels dans le second degré qui a augmenté les besoins d’encadrement. La troisième concerne les années 2000 à aujourd’hui, où les besoins ne sont pas comblés à nouveau en raison d’une hausse du niveau d’études mais pas seulement : les conditions d’emploi et de travail détournent de nombreuses candidates et candidats de façon singulière par rapport aux périodes précédentes. Comme on le voit, ces trois périodes ont en commun d’être marquées par des tensions sur le « marché de l’emploi enseignant » mais se distinguent nettement en ce qui concerne le contexte éducatif et social dans lequel elles s’inscrivent.
On parle parfois de crise de la « vocation » ; quels ont pu être selon vous et rétrospectivement les conditions matérielles et morales d’expression de la « vocation » à enseigner ?
Ce point est développé dans l’ouvrage par Aksel Kilic qui interroge la profondeur historique de la notion de vocation, caution morale de longue date associée à l’entrée dans le métier d’enseignant et à son exercice. En ayant observé des maîtresses et maîtres en écoles primaires, elle montre que la vocation continue à faire sens parmi les personnels enseignants et qu’elle peut être considérée comme une « norme professionnelle » qu’il vaut mieux adopter pour s’intégrer dans la profession. Plus encore, elle observe que cette norme professionnelle est largement défensive : mettant en exergue un engagement personnel fort dans le métier, elle permet de revaloriser des personnels dont les salaires sont faibles et dont le statut social est perçu comme peu enviable.
Comment appréciez-vous le récent rapport de France Stratégie, Travailler dans la fonction publique : le défi de l’attractivité (décembre 2024) ?
Ce rapport me semble très important. De manière générale, il donne des éléments de cadrage statistique sur l’ensemble de la fonction publique en France, en tendance longue, qui sont précieux. Il permet aussi de comparer : le secteur public et le secteur privé, les secteurs de l’emploi public entre eux, il va aussi dans le détail des métiers (certains métiers étant particulièrement exposés à la concurrence public-privé). J’apprécie aussi l’intérêt porté aux filières de recrutement de la fonction publique dans l’enseignement supérieur (qui se tarissent) et à l’attractivité différentielle du secteur public en fonction des niveaux de diplômes des individus, ou en fonction de leur sexe. Sur les métiers de l’enseignement plus précisément, les analyses présentées dans ce rapport, tant sur les difficultés de recrutement, la progression des départs, que sur les conditions d’emploi et de travail, sont convergentes sur plusieurs points avec les travaux de recherche sur le sujet.
Ce rapport est une somme, qui objective le problème de recrutement et d’attractivité de la fonction publique par rapport au secteur privé et en donne des clés de compréhension, qui peuvent s’articuler avec des travaux de recherche en cours.
Ce qui m’interroge, et cela dépasse le cadre de ce rapport, ce sont les liens que les individus entretiennent avec le service public, et avec l’État plus généralement. En effet, dans les logiques de concurrence entre public et privé peuvent aussi entrer en jeu, pour les individus, des représentations du bien commun, de l’intérêt général, que l’on ne sait plus trop identifier dans les choix d’orientation professionnelle, les déroulements de carrière, ou même dans l’exercice ordinaire du métier, et qu’il serait temps, à mon avis, de réinterroger à la lumière des transformations récentes de la fonction publique en France.