Sandrine GARCIA
Enseignants : de la vocation à au désenchantement
La Dispute, 2023.
Cinq questions à Sandrine GARCIA
Propos recueillis par Guy DREUX
Vous avez décidé de travailler sur un sujet « marginal », très minoritaire statistiquement : les démissions des professeurs des écoles. Quel est l’intérêt de travailler sur un sujet qui, a priori, semble si particulier ?
En fait, il m’a semblé que travailler sur les démissions, phénomène encore marginal, pouvait nous apprendre des choses sur les conditions de travail « ordinaires ». En effet, il ne va pas de soi que dans le contexte du marché du travail actuel, ne pas partir soit un choix et signifie une satisfaction professionnelle plus grande… Et l’enquête menée avec Géraldine Farges, qui la dirigeait et qui était financée par la DEPP, nous a montré, échantillon quantitatif représentatif à l’appui, qu’en effet, il y a environ 30 % d’enseignants qui sont en poste et ne partent pas, sans doute pour des raisons matérielles (ils ont besoin de gagner leur vie, ont des enfants à charge, des traites à payer, etc.), et à peu près autant qui sont à la fois satisfaits tout en rencontrant de fortes tensions. Les caractéristiques des enseignants qui ont démissionné montrent qu’en effet, ils avaient des ressources pour démissionner et en particulier, un conjoint gagnant bien sa vie, un ancien métier qu’ils pouvaient reprendre (pour ceux qui étaient en reconversion), des relations leur permettant de trouver vite un autre emploi, etc.
Nous n’avons pas trouvé de différences significatives entre ceux qui démissionnaient et ceux qui étaient fortement insatisfaits, sinon ces différences de ressources pour démissionner.
Peut-on lister et hiérarchiser les motifs de ces démissions ?
Les conditions de travail trop lourdes, d’abord, une formation, qui au moment de l’enquête, était à mi-temps en formation, à mi-temps en école, ce qui ne leur permettait absolument pas de consacrer le temps nécessaire à la préparation de la classe, pourtant décisive pour que les choses se passent au mieux, le suivi des élèves à besoins particuliers, les élèves en situation de handicap avec un comportement perturbateurs sont déterminants.
Les professeurs des écoles ont aussi d’autres attentes en termes de formation : qu’elle leur permette davantage de démarrer « clés » en main alors qu’on leur disait trop souvent, en tous cas au moment de l’enquête, qu’ils devaient faire leurs supports eux-mêmes ou ne pas utiliser un support complet (mais plutôt l’articuler avec d’autres), etc. Les prescriptions sont trop fortes par rapport aux moyens dont ils disposent pour commencer : ils auraient davantage besoin de séances classiques, mais « sûres » (en termes de gestion du temps, des progrès des élèves, etc), que d’être autant livrés à eux-mêmes, d’autant plus qu’ils n’ont pas décemment le temps aujourd’hui d’être cet enseignant qui est en même temps chercheur qui a été un modèle pendant longtemps (le praticien réflexif). La réflexivité est toujours utile et elle est nécessaire, mais il faut d’abord donner les moyens de la sécurité.
Existe-t-il un lien entre la fréquence de ces démissions et les types d’établissement ? Autrement dit, ce phénomène est-il directement lié à des conditions de travail particulières ou particulièrement dégradées, ce serait alors un phénomène circonscrit, ou présente-t-il un caractère plus général ?
On retrouve des constantes : classes nombreuses, niveaux multiples, élèves en situation de handicap au comportement perturbateur ou élèves au comportement perturbateur (mais pas nécessairement en situation de handicap). La loi 2005 a beaucoup dégradé les conditions de travail en obligeant les enseignants à différencier encore plus qu’ils ne le faisaient déjà à cause de l’hétérogénéité des niveaux des acquis scolaires ; elle met souvent les enseignants dans des situations très difficiles où il faut assurer à la fois des enseignements (c’est quand même la mission de l’école) et gérer des comportements perturbateurs. Dans la mesure où elle a été mise en œuvre dans un contexte de restriction budgétaire qui a conduit à un nombre élevé d’élèves par classe, cette loi ne pouvait pas donner de bons résultats car elle complexifie le travail, alors que rien n’est allégé pour compenser par ailleurs. Elle contribue donc directement aux difficultés des enseignants. Et même avec des moyens il y a des situations où l’inclusion n’a aucun intérêt car les élèves concernés ne peuvent pas en profiter, cependant ils « perturbent » la classe et « nuisent » aux conditions d’enseignement (et donc les autres élèves en pâtissent). Le problème c’est l’idéologie du tout inclusif, plutôt qu’une prise en compte des contraintes pratiques qui transforment en cauchemar les plus belles intentions. Dans certains cas cela peut fonctionner, dans d’autres cas non. Tout dépend des moyens ET des caractéristiques de la situation de handicap. Si un élève hurle et court partout, même avec des moyens il posera des problèmes et sera une cause de stress. Mais ce n’est pas toujours le cas.
Quelle réaction l’administration de l’Education nationale a-t-elle face à ces démissions ?
L’administration est souvent indifférente, nos enquêtés et enquêtées ont vécu à cette occasion une réactivation d’un sentiment souvent vécu pendant le temps où ils étaient encore en poste de n’être, selon leurs termes, « qu’un numéro », de ne pas compter, de ne pas exister. Ils n’ont souvent pas eu de discussions, pas pu expliquer la détresse dans laquelle ils ont été plongés du fait des conditions de travail, d’une formation qui ne les outille pas et qui de toutes façons, ne devrait pas être à mi-temps si un autre mi-temps est déjà occupé par la classe.
Comment appréciez-vous le récent rapport de France Stratégie, Travailler dans la fonction publique : le défi de l’attractivité (décembre 2024) ?
Il y a beaucoup de constats et d’analyses intéressants, mais ce n’est pas la première fois que je lis dans des rapports officiels des constats tout à fait réalistes et documentés sur les évolutions en cours et cela n’a aucun effet. Il ne va rien se passer car les logiques de rationalisation budgétaires sont plus fortes que tous les avertissements qui ont pu être ou qui seront donnés, y compris par des institutions officielles. La réponse politique et le rapport le montre bien, c’est la contractualisation.
Donc oui, ce rapport souligne la perte d’attractivité du métier, ce que des travaux universitaires documentent déjà depuis un certain temps… Ceux de Frédéric Charles, Florence Legendre et d’autres membres de leur équipe sont très précis sur les évolutions à la fois de l’attractivité du métier et des conditions de travail….
Il souligne aussi les effets de la loi 2019 sur l’augmentation du recours aux contractuels, tout en précisant que le but n’était pas de dégrader les carrières… En même temps, il est assez rare qu’une loi se présente comme ayant pour objectif de dégrader les carrières ou les conditions de travail des professionnels quels qu’ils soient… L’esprit de la loi de transformation de la Fonction Publique, c’est quand même de rapprocher le secteur privé et le secteur public et certaines conséquences étaient inévitables.
Ce rapport est précieux pour les données qu’il apporte sur la Fonction publique et ses grandes tendances, d’un point de vue statistique. Après, il ne changera pas la donne et restera probablement sans effets.