Published On: 4 avril 2022Categories: Interviews

Par l’analyse sociologique de trois fonctions de responsabilité dans l’institution scolaire (direction d’établissement scolaire et d’école, inspection primaire), Gilles Combaz fait l’état des lieux de la place qui y est donnée aux femmes. Il en ressort clairement que l’évolution positive de la féminisation de l’accès à ces postes est en réalité bien loin de signifier l’égalité.

Vanina MOZZICONACCI
Qu’est-ce qu’une éducation féministe? 
2022, Editions de La Sorbonne, 409 pages, 22€

Quatre questions à Gilles Combaz

Propos recueillis par Paul Devin

Au-delà du constat d’une amélioration réelle de l’accès des femmes aux postes à responsabilité, vous attirez notre attention sur les effets de leurre qu’il y aurait à se contenter de ce constat. En quoi les progrès de cette féminisation restent-t-ils paradoxaux ?

 

Le système éducatif français est très féminisé. Un rapport du ministère de l’éducation nationale daté de mars 2020 précise que 70 % des enseignants sont des femmes et, pour les personnels non enseignants, la part des femmes est de 77 %. Mais, plus on monte dans la hiérarchie et plus le pourcentage de femmes diminue. Il y a une différence assez nette entre l’encadrement intermédiaire et l’encadrement supérieur. Pour le premier cas, il y a quasiment l’équilibre : en 2020, la part des femmes est de 51,4% pour les chefs d’établissement du second degré, 54,7% pour les inspecteurs du primaire, 46,6% pour les inspecteurs du second degré. En revanche, la part des femmes n’est que de 34,4% pour les inspecteurs d’académie, 34,9% pour les inspecteurs généraux et 35,1 pour les recteurs.

Les statistiques nationales révèlent une progression importante de la part des femmes pour les trois types de postes étudiés entre 1998 et 2017. Mais, ces données masquent des inégalités qui se développent au cours de la carrière. Les travaux que j’ai menés montrent que les hommes accèdent à ces postes en étant plus jeunes que leurs collègues femmes. Ces dernières attendent le moment qu’elles jugent opportun pour se porter candidates, notamment, pour une partie d’entre elles, lorsqu’elles s’estiment suffisamment déchargées des tâches et des responsabilités familiales. Les hommes sont promus plus rapidement car dans les arbitrages qu’ils opèrent dans l’articulation des différents temps de vie, ils privilégient la carrière professionnelle. Ils sont également plus mobiles que les femmes et ceci constitue un atout majeur pour leur progression professionnelle. Ils obtiennent plus souvent que les femmes des postes à profils particuliers. Et, cela aussi contribue à ouvrir les perspectives d’évolution.

Par ailleurs, je me suis intéressé à la façon dont les femmes et les hommes perçoivent subjectivement les inégalités entre les sexes. Et, je montre que les femmes se montrent plus sensibles que les hommes aux inégalités, en particulier celles qui concernent l’accès aux postes à responsabilité. Mais, dans le même temps, elles éprouvent beaucoup de difficultés à exprimer ce type d’injustice lorsqu’on aborde leurs propres cas. Ceci rejoint la tendance déjà mise au jour par Sophie Richardot, Beate Collet et Alexandra Frenod dans l’enquête DYNEGAL. L’une des questions posées par ce résultat est de savoir s’il s’agit d’une forme de déni ou un moyen de protection comme si, personnellement, ces femmes ne se sentaient pas concernées. On peut aussi se demander cela ne s’apparente pas à une forme d’intériorisation de la domination au sens où ce phénomène a été étudié par le sociologue allemand Max Weber et par l’étude que Pierre Bourdieu a consacré à La domination masculine au sein de la société Kabyle.

Votre analyse de la répartition des postes de direction d’établissements ou d’école révèle une disparité géographique. Vous appelez à des recherches sur le sujet mais certains facteurs commencent-ils à apparaître ?

Pour plusieurs départements, j’ai relevé des écarts importants en faveur des hommes pour la direction d’école élémentaire : département du Nord (23,3 %, contre 7,1 % pour les femmes), département du Rhône (19,5 %, contre 5 % pour les femmes), département du Maine-et-Loire (24,4 %, contre 11 % pour les femmes). Pour l’inspection dans le premier degré, nous relevons une tendance inverse. L’annuaire publié en 2019 par le syndicat UNSA Éducation révèle une surreprésentation des inspectrices du primaire pour les académies suivantes : Aix-Marseille (38 femmes sur 60), Créteil (58 sur 96), Paris (24 sur 34) et Versailles (84 sur 121). Par ailleurs, le Bilan social de 2016 du ministère de l’éducation montre que les femmes sont comparativement plus nombreuses parmi les chefs d’établissement du second degré dans les académies de Lille et de Versailles. À chaque fois que cela a été possible, j’ai tenté d’étudier les relations dialectiques qui existent entre ce que propose l’institution et l’attitude des femmes et des hommes à l’égard des opportunités offertes. Faute d’étayage empirique suffisant, j’ai laissé de côté les politiques de recrutement développées localement. Dans chaque académie, il existe désormais une mission dédiée à l’égalité entre les sexes (filles-garçons pour les élèves et femmes-hommes pour les personnels de l’Éducation nationale). Le cadrage national qui est notamment impulsé à travers les différentes conventions interministérielles signées depuis 1984 donne lieu à un travail de reformulation en fonction des spécificités locales (caractéristiques démographiques, bassin d’emploi, etc.). Les orientations qui en résultent dépendent aussi des interactions complexes qui se tissent entre les différents partenaires concernés au niveau de l’académie et du département. À cet égard, il ne faut pas mésestimer l’apport des structures associatives et des mouvements militants féministes entre autres. Leur influence varie sans doute de façon importante selon les lieux concernés. Ajoutons que les différentes régions françaises n’exercent pas la même attractivité auprès des postulants. Pour les chefs d’établissement du second degré, Marlaine Cacouault-Bitaud [1] a montré que les grandes métropoles – notamment la région parisienne – attiraient davantage les femmes séparées ou divorcées souhaitant bénéficier d’un environnement culturel stimulant. Si c’était possible du point de vue empirique, il serait également très pertinent d’étudier la manière dont sont nommés les personnels sur des postes jugés sensibles. La teneur des propos tenus par plusieurs chefs d’établissement que j’ai eu l’occasion d’interroger révèle la persistance du stéréotype selon lequel l’autorité est une qualité « naturellement » masculine. Par conséquent, il semble préférable, pour ces personnes, que la direction d’un lycée ou d’un collège jugé difficile soit assurée par un homme à poigne.

Les obstacles à l’égalité entre les femmes et les hommes semblent sensiblement différents quand il s’agit du recrutement, de la progression de carrière ou de la mobilité. Faudrait-il en conclure à la nécessité de stratégies égalitaires spécifiques selon les moments de la carrière ?

Il n’est pas certain que les obstacles à l’égalité entre les femmes et les hommes diffèrent sensiblement selon les étapes de la carrière. J’ai considéré que le déroulement de la carrière professionnelle ne peut pas être totalement déconnecté des responsabilités et des tâches assumées par ailleurs : investissement dans la sphère domestique, éducation des enfants, choix opérés en matière de vie personnelle (mariage, célibat, etc.), importance des activités extraprofessionnelles (syndicales, politiques, culturelles, etc.). Ces univers sont étroitement intriqués et, selon les personnes, les priorités données ne sont pas identiques et les arbitrages qui en découlent n’interviennent pas nécessairement au même moment pour chacun. Le déroulement de la carrière professionnelle représente l’une des dimensions d’une dynamique biographique qui l’englobe. L’importance qui lui est accordée varie sensiblement selon les individus et les opportunités qui se présentent. J’ai fait l’hypothèse que les « choix » réalisés par une majorité de femmes en faveur de leur implication dans la sphère familiale et domestique freinent leur progression professionnelle. Et, cela peut intervenir à toutes les étapes. Pour le recrutement, les femmes accèdent plus tardivement aux postes. Elles sont moins mobiles que les hommes en raison des complications familiales que de fréquents changements imposent.

Plutôt que des stratégies égalitaires spécifiques selon le moment de la carrière, il convient d’adopter des dispositifs permettant un suivi de tout l’itinéraire professionnel. Ceci pourrait sans doute relever en grande partie des services des ressources humaines dans chaque académie.

Vous avez interrogé des femmes et des hommes exerçant des responsabilités d’encadrement et vous avez constaté une représentation genrée du rôle.
Au-delà de la singularité des personnalités, une plus forte féminisation des cadres serait-elle plus à même de rompre avec les conceptions autoritaires au profit de conceptions plus fédératrices et médiatrices ?

Tout au long de mon ouvrage, la notion de féminisation a été entendue au sens quantitatif du terme (en renvoyant à l’augmentation du nombre de femmes aux postes concernés par notre étude). Mais comme le fait justement remarquer Claude Zaïdman [2], la féminisation peut également être analysée du point de vue des transformations qualitatives qu’induit une présence accrue des femmes dans telle ou telle profession. À cet égard, la perspective que nous avons ouverte à propos des chefs d’établissement du second degré mérite d’être développée. Nous avons montré que les femmes et les hommes interrogés dans le cadre de notre enquête ne définissent pas de la même manière leur rôle [3]. Une part des femmes met l’accent sur les aspects relationnels du métier à travers des expressions telles que : “ médiateur, fédérateur, régulateur, négociateur ou arbitre ” utilisées pour définir leur rôle ; un peu moins souvent elles se dépeignent sous les traits d’un “ chef d’orchestre ”. Par contraste, les hommes se définissent plus souvent comme des “ chefs d’entreprise ” ou des “ managers ” mais aussi, pour d’autres, comme des “ animateurs ”, des “ catalyseurs ” ou des “ coordinateurs ”. Ces représentations peuvent-elles correspondre à des pratiques professionnelles réellement différentes ? Seule une enquête ethnographique, telle qu’elle a été menée par Anne Barrère [4], permettrait d’apporter des connaissances nouvelles dans ce domaine. Néanmoins, il n’est pas certain que l’augmentation significative du nombre de femmes qui accèdent aux postes de responsabilité étudiés contribue à l’émergence de conceptions plus fédératrices et moins autoritaires. À l’image de ce qui a été observé pour la haute fonction publique [5], une partie des femmes que nous avons interrogées s’inscrivent dans des modèles de carrière masculins (priorité à l’investissement professionnel, quasi-absence de responsabilités familiales, mobilité géographique importante, etc.). Les conceptions de ces femmes traduisent un rapport traditionnel à l’autorité.

[1Marlaine CACOUAULT-BIDAUT, La direction des collèges et des lycées : une affaire d’hommes ? Genre et inégalités dans l’Education nationale, l’Harmattan, 2008.

[2Claude ZAÏDMAN, La notion de féminisation : de la description statistique à l’analyse des comportements, Les Cahiers du CEDREF, 2007, nº 15, p. 229-239.

[3Marlaine CACOUAULT, Gilles COMBAZ, Hommes et femmes dans les postes de direction des établissements secondaires : quels enjeux institutionnels et sociaux ? Revue française de pédagogie, n°158, 2007, pp.5-20.

[4Anne BARRÈRE, Sociologie des chefs d’établissement : les managers de la République, 2006 Presses universitaires de France.

[5Catherine MARRY, Laure BERENI, Alban JACQUEMART, Sophie POCHIC, Anne REVILLARD, Le plafond de verre et l’État : la construction des inégalités de genre dans la fonction publique, 2017 Armand Colin.