Adresse à Sylvie Retailleau (Présidente de l’Université Paris Saclay) et Antoine Petit (Président directeur général du CNRS).

Les deux mois de confinement dus à la pandémie du COVID-19 ont vu l’exacerbation brutale des discriminations, et violences envers les femmes. Concernant l’enseignement supérieur et la recherche (ESR), des éditeurs, des associations etdes tribunes ont alerté sur la dégradation spécifique des conditions de travail des femmes scientifiques et ses prévisibles conséquences négatives sur leur avenir et leurs carrières, notamment pour les plus jeunes et les plus précaires.

Cette crise démontre-s’il en était encore besoin -combien les choix politiques qui ont prévalu jusqu’ici dans l’ESR, et qui seront aggravés par la loi de programmation de la recherche (LPPR) que la ministre Frédérique Vidal compte présenter au parlement en juillet, loin d’être une réponse à ces inégalités, en sont une des causes principales.

Comment pouvez-vous prétendre agir pour réduire les discriminations et les inégalités envers les femmes en défendant le système actuel de l’ESR et en soutenant son aggravation via la LPPR ?

Les violences sexistes, sexuelles et morales, au premier rang des inégalités et discriminations subies par les femmes.

Si elles ont dramatiquement explosé dans le cadre familial durant le confinement, elles sont une réalité à laquelle les femmes ont trop souvent à faire face également dans l’ESR. Une étude menée dans 159 pays sur plus de 30000 scientifiques révèle que les femmes sont 14,4 fois plus victimes de harcèlement sexuel au travail que les hommes [1]. Or, il est avéré que les trois facteurs les plus corrélés à ces violences sont (outre le genre) : travailler dans un univers à dominante masculine, être jeune, et avoir un emploi précaire [2]. Ainsi, en renforçant les rapports hiérarchiques par la généralisation des contrats précaires et le recul des postes permanents (contrats court terme, CDI de chantier, tenure tracks…), la LPPR augmenterait les risques de harcèlement sur les personnels précaires, et donc en particulier les femmes.

Les temps de vie des femmes de l’ESR, division sexuée du travail et double peine

Une enquête menée durant le confinement [3]montre que la majorité des femmes ont consacré plus de temps que leur compagnon, non seulement aux tâches domestiques mais également aux tâches éducatives au sein du foyer. Pour les femmes de l’ESR, qui assurent en moyenne plus de responsabilités dans les filières d’enseignement que leurs collègues hommes [4], la continuité pédagogique « à tout prix », dans la sphère familiale et dans la sphère professionnelle, a conduit le plus souvent, bien au delà du confinement, à une double peine. Plus sollicitées par ces tâches « pédagogiques », elles ont eu dans l’ESR, du côté recherche, à faire face à une pression qui n’a pas faibli. Les conséquences en sont spectaculaires comme le montre l’affaiblissementde la proportion des femmesdans les auteur.e.s de prépublications ainsi que dans la soumissionde nouveaux projets de recherche, depuis le début du confinement[5].

Normes masculines de réussite dans l’ESR et LPPR

Ambition, leadership, visibilité, excellence, disponibilité spatiale et temporelle, telle est la norme socialement construite des compétences valorisées et d’une carrière bien menée aujourd’hui dans l’ESR, tout un vocabulaire que l’on retrouve en bonne place dans la LPPR. Cette norme est intimement liée d’une part à l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale, qui est une des sources principales des inégalités entre femmes et hommes[6], et, d’autrepart, à des stéréotypes genrés. Les études de genre montrent en effet que les traits valorisés sont typiques d’une norme sociale inculquée aux hommes plutôt qu’aux femmes dès le plus jeune âge[7], alors qu’à l’inverse des traits de la norme sociale pour les femmes seraient de s’occuper d’autrui et de ne pas faire de bruit. Une opposition caricaturée pendant la pandémie où, bien que « ce qui a fait tenir d’abord la société, c’est une bande de femmes »[8] (enseignantes, soignantes, caissières etc), elles ont été exclues de la parole experte dans la plupart des medias, ce qui renvoie à une certaine invisibilité des femmes dans le milieu scientifique, toujours plus violente.

La place des femmes dans l’ESR, inégalités et discriminations systémiques

Les chiffres sur la répartition hommes/femmes dans l’ESR et dans les filières scientifiques sont éloquents : les femmes sont concentrées dans les fonctions les moins rémunérées et les moins visibles dans toutes les sections et corps de métier [9]. Plus on regarde les catégories hautes, plus le nombre de femmes chute. Ce phénomène dit de « tuyau percé » existe déjà dans les études supérieures : alors qu’elles sont majoritaires à l’obtention du baccalauréat et dans les filières universitaires, les femmes deviennent minoritaires dans les filières dites d’excellence, master et doctorat. Mesurées par les statistiques officielles, ces inégalités perdurent et s’aggravent, provoquées et entretenues par le paradigme de l’excellence et du chacun pour soi de la politique de l’ESR et de la LPPR. En particulier, si l’excellence nécessaire de la recherche est soulignée dans la LPPR, qu’en est-il des autres missions de l’ESR dont l’enseignement, la diffusion des connaissances, l’organisation du collectif ? Là aussi, le constat est brutal : ces travaux, souvent faiblement reconnus, sont en majeure partie pris en charge par les femmes. Les discours ministériels comme les messages de la présidente de Paris Saclay n’ont pourtant pas manqué depuis le début de l’épidémie du COVID-19, mettant en avant la continuité pédagogique, seule mission de l’université qui soit apparue aujourd’hui prioritaire, avec une attention proclamée par les mêmes aux étudiant.e.s décrocheur.se.s. Que dire de cette attitude qui relève de la problématique générale de dévoilement de métiers et d’acteurs et actrices jusqu’alors « invisibilisés » ? Les valeurs effectives de cette université d’excellence à deux vitesses, de cette course à l’excellence seraient elles prises à rebours ? La relance de la LPPR par notre ministre prouve qu’il n’en est rien !

Que faire ? La LPPR n’est pas la solution, elle est le problème

Des mesures ont été et sont mises en place depuis des années afin de réduire ces inégalités ; cependant force est de constater qu’elles manquent le plus souvent leur objectif ou font montre d’hypocrisie[10, 11], ne remettant pas en question les causes systémiques de ces inégalités. Il est parfois mis en avant le fait que les femmes peuvent faire « comme les hommes » et s’adapter à la compétition permanente et au management défaillant qui sont la norme ; or il faut remettre cet environnement en question et reconnaître qu’il fait du mal également aux hommes quoi qu’ils y soient en moyenne mieux préparés par la société. Et chercher des solutions alternatives. Par exemple remettre en avant le collectif et la collaboration plutôt que l’individuel et la compétition. Ce changement de paradigme, bénéfique pour l’ESR de façon générale, serait plus propice à l’insertion et à la réussite des femmes. Repenser les critères de sélection qui actuellement favorisent des candidats compétitifs reléguant l’enseignement et la collaboration au second plan et maximisent bibliométrie et réseau. Mais aucune mesure ne peut permettre de lutter efficacement contre la surenchère compétitive sans une augmentation tangible du nombre de postes : la pénurie favorise la compétition et même les bonnes intentions se transforment en comportements toxiques. Enfin, l’âge auquel les femmes scientifiques peuvent espérer obtenir un poste permanent joue un rôle important. Tant qu’elles n’ont pas cette sécurité, la précarité les expose davantage à la discrimination et au harcèlement. Du fait du sexisme structurel de la société dans son ensemble, il est plus difficile pour elles que pour leurs homologues masculins d’accorder leur vie privée avec une vie professionnelle trop longtemps précaire. Favoriser un recrutement rapide permet d’apporter la sécurité et la stabilité nécessaire à un épanouissement professionnel (et personnel) des femmes dans l’ESR.

[1] Cf Gender Gap in Science –A Global Approach to the Gender Gap in Mathematical, Computing and Bnatural Sciences – How to Measure it, How to Reduce it (janvier 2020) :https://gendergapinscience.files.wordpress.com/2020/02/final_report_20200204-1.pdf

[2] Le Défenseur des Droits, « Enquête sur le harcèlement sexuel au travail » :https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/ddd_etu_20140301_harcelement_sexuel_synthese.pdf
[3] Rapport de l’enquête UGICT-CGT : http://www.ugict.cgt.fr/ugict/presse/rapport-enquete-trepid
[4] Nature, 28 Mai 2020 : »The pandemic and the female academic » : https://www.nature.com/articles/d41586-020-01135-9
[5] Nature, 20 Mai 2020 : « Are women publishing less during the pandemic ? Here’s what the data say »https://www.nature.com/articles/d41586-020-01294-9
[6] Rapport publié par Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/201218/egalite-femmes-hommes-le-rapport-que-le-cese-refuse?onglet=full
[7]Sophie Lhenry, « Les enseignantes-chercheuses et les normes masculines de réussite », in Pascale Molinier, Rebecca Rogers (dir.), Les femmes dans le monde académique, perspectives comparatives, PUR, 2016, 107-117.
[8]Christiane Taubira, https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-13-avril-2020
[9] Introduction à l’atelier Inégalités femmes-hommes dans l’ESR du 5 mars 2020à Orsay : https://universiteouvertedotorg.files.wordpress.com/2020/06/introduction-c3a0-latelier-inc3a9galitc3a9s-femmes-dans-lesr-orsay-5-mars-2020-.pdf
[10] E. Lemercier, « À l’université : les dessous d’un consensus apparent », Travail Genre et Société, https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2015-2-page-175.htm
[11] Sophie Pochic, « Course à l’excellence et inégalités sexuées dans les organisations académiques », La vie de la recherche scientifique, Sncs Fsu, 2018 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-0196226