Louis-Marie BARNIER
Laboratoire Genre,Travail et Mobilité, CNRS, NANTERRE.
lmbarnier@wanadoo.fr

La CGT et la formation professionnelle :
quel espace d’autonomie ?

Communication au colloque
« Cent ans après la Charte d’Amiens : La notion d’indépendance syndicale face à la transformations des pouvoirs. » Les 12 et 13 octobre 2006 à l’Université d’Amiens

Axe 2 : Processus de décision et de mise en oeuvre des politiques publiques : une intégration multiforme dans l’État ?

Au-delà du choix idéologique, le travail du sociologue s’attache à regarder les mécanismes sociaux dans lesquels s’enracinent les positionnements. C’est notamment la place du syndicalisme par rapport au travail qui nous semble fournir une des clés pour comprendre les processus à l’oeuvre.

Cette place du syndicalisme a pu être désignée (ROZENBLATT 1996) comme relevant d’un double processus intérieur / extérieur, permettant de donner aux salariés, par l’ouverture d’une perspective extérieure au travail et à la situation de domination, la possibilité d’élaborer un espace autonome. Ce qui nous intéresse ici est le fonctionnement de cette zone d’autonomie, à travers notamment sa relation avec le travail. Qu’est-ce qui se tisse autour des relations de travail, dans cette zone particulière ? Quelle indépendance syndicale est rendue possible par les rapports sociaux quotidiens tissés dans l’atelier ?

La lecture de la Charte d’Amiens nous fournit ici un premier indice : le syndicalisme projette le salarié dans un autre mode de relation sociale, basée sur l’« émancipation totale ». Il interroge donc les différentes dimensions de ce travail pour les subvertir. Sans couvrir tous les aspects du travail et de l’identité qu’il fournit, pointons juste ici quelques éléments de cette relation particulière dans le champ du travail. Le travail est avant tout un rapport social (VINCENT 1995), basé sur une activité productive mais dans le cadre d’un rapport de subordination. La relation de travail englobe alors une relation hiérarchique liée à l’organisation du travail, complétée par une opération de valorisation du travail. Le travail porte alors une contradiction fondamentale, puisque « Créateur (l’homme) se gagne, producteur de marchandise il se perd » (NAVILLE 1970 p 367).
C’est à travers ce fonctionnement, dans et hors du travail, comme expression et forme d’organisation de base du collectif de travail, que répond le syndicalisme à sa première tache historique, l’unification du sujet salarié. Ce sujet collectif permet de contrebalancer le déséquilibre du contrat de travail. La seconde tâche du syndicalisme, imbriquée dans la première, consiste à assigner un objectif à ce sujet, l’émancipation, et lui donne ainsi sa raison d’être. En intervenant dans cette relation de travail, le syndicalisme remet en cause les bases du contrat de travail. Il en conteste alors la forme la plus fondamentale, la propriété des moyens de production, comme l’indique clairement la Charte d’Amiens.

La formation professionnelle entre l’inscription dans le rapport salarial et l’émancipation

L’approche par une question précise permet d’éclairer cette question de la relation au travail qu’entretient le syndicalisme. Nous proposons de prendre le fil conducteur de la formation professionnelle, par l’approche démonstrative que permet celle-ci en ouvrant à une autre
dimension de la relation de travail. La prise en compte de l’individu représente une attention à la personne qui s’oppose à une lecture du contrat de travail comme la simple mise à disposition de temps. La formation professionnelle se réfère à des logiques différentes à celle de la simple production de marchandise, en introduisant au sein du travail la reproduction de la force de travail. Elle représente aussi un apport d’informations et de connaissances extérieures à l’entreprise. Par ces éléments, elle représente un facteur contradictoire au sein du contrat de travail.

Le mouvement historique pour l’émancipation des salariés s’est trouvé confronté à de multiples formes sociales s’inscrivant dans une problématique commune. Il s’est notamment saisi de la formation professionnelle pour affirmer dans le cadre professionnel sa croyance dans le développement humain à travers l’instruction permettant le dépassement de la condition salariale. La loi de 1971 sur la formation professionnelle a-t-elle produit plus qu’une inscription dans un rapport salarial réduit à sa dimension contractuelle, conduisant à une « relative intégration dans la subordination » (CASTEL 2006 p 521) ? A-t-elle été un facteur de renforcement du contrat de travail, ou d’émancipation vis-à-vis de cette relation de subordination ? Notre hypothèse est que l’enfermement dans la relation de travail, fondamentalement inégalitaire, qu’a consacré la loi de 1971, relevait d’un compromis dont il faut analyser les termes et qui laissait de côté la construction d’une émancipation collective. Nous proposons de rechercher du côté de la tradition du service public une autre logique répondant à ce besoin d’émancipation.

Les différentes formes d’attente sociale ne peuvent se considérer en dehors du contexte du travail, fait de compromis autour de l’organisation du travail, tout autant que d’un accord dans la reconnaissance de la valeur de ce même travail. Or la formation apparaît dans ce cadre comme un objet social spécifique. Relevant actuellement du temps de travail, elle est directement inféodée au pouvoir de décision de l’employeur. Dans le même temps, elle rejoint ces temps du travail où le salarié n’est plus assujetti à la partie fondamentale de sa situation de salarié : mettre sa force de travail à disposition de l’employeur. Et si « le temps de travail est un temps hétérogène » [SUPIOT 1995], ces temps ne sont pas égaux, constitués aussi bien de temps productif, de temps de pause et de repas avec leur dimension de socialisation, de temps hors travail de reconstitution de cette force de travail dans un cadre socialisé. Ce temps contradictoire de la formation ne peut trouver sens que dans la relation de travail prise dans sa plénitude, dans ses dimensions d’aliénation et d’émancipation. Le temps de formation est émancipateur, quand il soustrait au travail un temps non contraint à la production. Emancipateur quand il participe à la création d’espace d’autonomie autour de la constitution de collectifs de travail. Emancipateur enfin, par l’affirmation de l’individu comme être social au travail. Mais facteur d’aliénation quand il étend le contrôle de l’employeur à toute la personne. Les approches traditionnelles, centrées sur la formation comme objet social extrait du rapport social du travail, ne peuvent saisir cette contradiction inscrite au coeur du contrat de travail. Il nous semble que c’est pourtant là que gît la clé de la compréhension des années de structuration de la formation professionnelle en France. De même c’est dans la rupture avec ce compromis que doivent s’imaginer de nouvelles pistes pour la formation professionnelle.

Le compromis implicite de 1971

Deux évènements, non disjoints, ont provoqué la mise en chantier d’une nouvelle loi en 2001 sur la formation professionnelle : la volonté du MEDEF d’avancer dans la refonte des bases du droit du travail autour de la « refondation sociale », et la prise de conscience sociale de l’inégalité criante provoquée par le système de formation continue. Le débat, faute d’une analyse des mécanismes qui enferment la formation entre financiarisation du système et hégémonie de l’employeur, ne pouvait que contribuer au constat d’une formation inégalitaire.
Les objectifs mêmes de la formation en sont devenus opaques aux yeux de tous, au point que le seul objectif se résume aujourd’hui pour le salarié en une garantie contre le chômage.
Nous proposons de nous référer ici aux mécanismes d’origine de la formation professionnelle : l’inscription de cette formation, par le biais de la généralisation du stage d’entreprise, dans le cadre non seulement du contrat de travail mais aussi de l’entreprise. La Loi de 1971, renforçant les dispositifs antérieurs de 1957 et 1966, a en effet consacré ce stage en tant que support de la formation professionnelle. La nouvelle obligation de financement de la formation s’accompagnait de l’autorisation, pour l’employeur, de se dégager de cette obligation en formant lui-même ses employés. Le piège se refermait alors pour circonscrire l’ensemble dans le cadre de l’hégémonie de l’employeur : « La formation des salariés des entreprises industrielles a été clairement assujettie aux impératifs économiques. La loi de 1966 a officialisé cette orientation, donnant la priorité dans l’organisation des formations aux besoins de l’entreprise, au détriment des projets personnels éventuels des salariés » [TROGER 2001]. L’inscription complète de ce droit de la formation dans le Code du Travail, renvoie alors à la relation interne à l’entreprise : « Cette inscription dans le droit du travail délimitera l’espace dans lequel des pratiques, à l’origine diversement orientées, vont s’institutionnaliser » [TANGUY 1999].

Notre interrogation porte non pas sur l’organisation de cette mainmise des employeurs sur la formation, mais sur l’acceptation par le mouvement ouvrier, mais plus largement par l’opinion publique, de cet état de fait. L’hypothèse avancée par Lucie TANGUY [2005] pour qui le mouvement de la formation permanente a été plus souvent porté par des intellectuels, notamment de courants humanistes, que par le mouvement ouvrier, appelle une deuxième série de questions : pourquoi le mouvement ouvrier a-t-il accepté de laisser ce champ aux employeurs ? Quels rapports envisager alors entre savoirs professionnels et système de formation ? Quelle spécificité de l’approche syndicale sur cette question qui, nous l’avons vu, intègre dans une même institutionnalisation des démarches d’origine diverses ?
C’est sur la valorisation de la qualification que s’est centrée l’intervention du mouvement ouvrier dans les périodes des années 50 – 70. La formation s’insère dans un cadre de reconnaissance du travail, de sa valeur, voire du risque d’obsolescence de la qualification. Le temps de formation valide la qualification et offre un cadre de valorisation. Le chemin parcouru par les représentants syndicaux sur le terrain de la formation professionnelle s’éclaire alors d’un autre jour : la formation participe à la valorisation du travail, elle ne peut alors qu’en recevoir la contrepartie dans le domaine de la qualification reconnue. L’employeur se trouve alors impliqué dans une relation de réciprocité. A la formation doit correspondre – plus ou moins mécaniquement – la reconnaissance de cette même formation. La gestion de la formation confiée à l’employeur ne peut que le convaincre encore plus de la reconnaître. Ce sont les termes de ce compromis implicite qu’il faut examiner, en étudiant d’abord comment l’employeur s’est emparé de ce terrain de la formation, puis le mécanisme de reconnaissance attendu en retour par les salariés.

Le champ libre de l’entreprise

« L’entente relative » [TANGUY 1999], ainsi peut être caractérisée la période qui entoure la mise en place du système actuel de formation. C’est l’idée du progrès partagé qui semble le mieux recouvrir cette époque : la formation professionnelle accompagne la croissance et profite à tous. La mise en chantier de la loi sur la formation de 1971, dite « fondatrice », débute en réalité avec la Loi Debré de 1959 dite « loi d’orientation sur la promotion sociale ». Par cette approche saint-simonienne du progrès qui profite à tous, se construit un monde consensuel d’intérêts partagés. La croissance des 50- 60, ne peut que profiter à tous.
Cette croissance, aux bénéfices de laquelle sont associées les classes populaires par le biais d’une hausse constante du niveau de vie, a aussi pour effet la création d’une large couche intermédiaire dans les entreprises, occasion sans cesse renouvelée d’une promotion sociale individuelle importante. Sur une base collective tout autant que par les opportunités individuelles crées, cette période est propice à donner un fondement tangible à ce consensus autour des bénéfices de la croissance. La formation professionnelle, en s’inscrivant dans l’idéologie du progrès technique bénéficiant à tous, offre le socle pour légitimer aussi bien l’élargissement de son bénéfice à tous, que les différenciations internes au groupe des salariés au nom de niveaux de formation différents. La CGT cite, pour le critiquer, le responsable du CNPF en 1971 pour qui la loi de 1971 permet de « maintenir apte (les salariés) à participer activement à la croissance, en leur apportant une compétence accrue » (brochure CGT 1972 p 22). C’est ce consensus qui conduit à confier sans conflit ni voix discordante la gestion de la formation au patronat.

Maître de l’utilisation de ce fond, l’employeur décide qui il envoie en formation, à quelle date, mais surtout sur quels objectifs de formation. Mais plus largement, c’est dans le champ de la marchandise que se trouve inscrite la formation professionnelle. Le stage, par sa forme normalisée dans le cadre de la convention, devient objet d’échange portant sur un temps donné, un lieu, un contenu, un processus, toutes formes mesurables. Il a représenté le vecteur de la financiarisation de la formation devenue alors un secteur prospère [COPERNIC 2005]. Le VIème plan fixait dans l’exposé de ses motifs l’objectif de « faire fonctionner un véritable marché de la formation professionnelle » (cité in CGT brochure 1972 p 87). La convention de stage inscrit la formation dans un cadre normé et marchandisable. Il « renforce le système souple dont le patronat a besoin dans des préoccupations étroitement utilitaristes », estime dès 1972 la CGT (Brochure p 19). La consécration de la forme du stage par la Loi de 1971 accompagne donc l’inscription de la Formation professionnelle dans le champ de l’entreprise. Elle traduit la volonté par les employeurs de prendre en charge cette dimension de renouvellement de la force de travail.
La loi de 1971 met deux garde-fous à la gestion autonome du patronat. La loi inaugure des Fonds de gestion paritaire financés par les entreprises qui souhaitent se dégager de leur obligation de formation par cette simple taxe. Ces Fonds d’Assurance – Formation représentent un essai avorté de gestion paritaire. Ce choix renvoie vers l’espace contractuel paritaire, plutôt qu’entre les mains de l’administration, la gestion de ce fond, ce que ni le patronat, ni les syndicats ne prendront en charge (SANTELMAN 2001 p 89). D’autre part, les plans de formations sont désormais présentés au sein des Comité d’entreprise. De fait dans ces deux domaines, la loi ne laisse qu’un rôle subalterne aux organisations syndicales, rôle consultatif dans le cas des Comités d’Etablissement, rôle limité au seul contrôle lointain des fonds pour les FAF.

Faut-il s’appuyer sur le seul désintérêt des syndicats pour cette question ? Ce sont certes des acteurs extérieurs au mouvement ouvrier, qui ont pour certains croisé sa route lors de la Résistance ou sur le terrain des entreprises, cadres intellectuels qui conceptualisent cette forme d’approche du savoir [TANGUY 2001]. Mais la non-prise en compte automatique de la formation dans la classification du salarié limitait sérieusement l’intérêt de s’investir dans ce terrain difficile. L’impossibilité, la plupart du temps, de participer activement à l’élaboration des plans de formation fermait la porte à un investissement plus important.

Le compromis implicite de 1970-1971 : la reconnaissance automatique

Aux yeux du mouvement ouvrier, ce terrain libre laissé à l’initiative du patronat doit recevoir une contrepartie. « La CGT ne saurait trop insister sur la nécessité de considérer les connaissances acquises dans un organisme public ou conventionné, sanctionné par un diplôme, comme une garantie de classification, donc de rémunération » (Mémorandum juillet 1970). Le fruit de la croissance n’a pas été qu’un slogan durant ces années d’expansion économique. La hausse générale des niveaux de vie se traduit par des évolutions collectives et individuelles importantes à l’intérieur des grilles de classification. Un compromis implicite se dégage ici : en laissant l’employeur décider des actes de formation qu’il finance lui-même, la pression sera forte pour que la reconnaissance de la hausse de qualification accompagne cette formation qu’il a lui-même financée.

Et de fait, la formation professionnelle consacre la distinction de certaines catégories et fonde leur reconnaissance par des éléments objectifs. BERET et DUPRAY relativisent la portée de la formation comme apport de connaissance justifiant les parcours professionnels : « Les dimensions de durée et de certification de la formation continue ne trouvent quasiment plus d’écho dans la rémunération. C’est au contraire la récurrence des formations suivies qui fait valeur et qui tend, de plus en plus, à se concentrer sur les individus que l’entreprise veut distinguer des autres et dont elle souhaite renforcer la collaboration » [1998]. Le deuxième terme du compromis pourrait s’exprimer ainsi : la formation offre au monde ouvrier une référence permettant de légitimer la classification autour des qualifications, par le temps quantifiable dont le stage constitue la base.
La double insertion dans l’entreprise et dans la forme marchande inscrit la formation professionnelle dans ce cadre strict du contrat de travail. La formation professionnelle participe avec d’autres mécanismes pour assurer à la classe ouvrière « une relative intégration dans la subordination » (CASTEL 2006 p 556). Mais si nous refusons le « désenchantement du monde social, réduit à une unidimensionnalité sans transcendance » (CASTEL p 582), reste à tracer de nouvelles pistes répondant à la nécessité de l’émancipation.

Le service public comme solution

Ce n’est pas tant l’inscription de la formation dans le cadre salarial qui s’oppose à la dimension d’émancipation, mais la négation des dimensions subversives de la formation professionnelle.

L’émancipation ne peut en effet s’entendre que comme une démarche collective intégrant l’ensemble des composantes d’un groupe social, le réunifiant autour d’un objectif commun. La lutte contre les inégalités internes au groupe, participe à la construction d’un sujet unifié et capable d’intervenir. L’émancipation doit aussi s’appuyer sur l’esprit critique, questionnant les termes de « l’idéologie dominante » régnant dans l’entreprise et à travers laquelle se posent les questions du travail. La dimension d’éducation permanente répond à cette exigence. L’émancipation enfin repose sur la reconnaissance de la place de l’individu et de son apport dans la division du travail. Cette reconnaissance de la qualification individuelle dans ses multiples dimensions et intégrant l’histoire de chacun se comprend ici comme validation par la formation professionnelle. Ce sont ces missions que la formation professionnelle se voit confier dès son origine, confirmant la relation étroite qu’elle entretient avec la perspective de l’émancipation dans l’imaginaire ouvrier. L’émancipation relève d’un processus, où l’éducation joue un rôle fondamental. Tout en reprenant à son compte l’édification des Lumières, le mouvement ouvrier s’ouvre sur une autre problématique : la possession du savoir sur la matière, la connaissance des rapports sociaux « dévoilés » pour mieux les faire évoluer.

C’est le paradigme du service public qui nous semble rassembler le mieux les différents éléments de réponse. Les missions dédiées à un tel organisme apparaissent effectivement de son ressort dès lors que ce service public s’entend comme un lieu où ne s’applique pas la loi de la marchandise, avec ses obligation de rentabilité. Trois espaces sociaux sont alors questionnés dans cette démarche, l’Etat, l’Ecole et le travail compris comme trois lieux de confrontation entre ce désir d’émancipation et les rapports sociaux.

Trois missions pour la formation professionnelle

C’est dans trois domaines différents que nous proposons de questionner l’ancien équilibre de la formation professionnelle insérée dans l’entreprise.

La réponse à l’inégalité sociale est la première des tâches imparties à la Formation professionnelle. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici le constat général de l’inégalité en matière d’accès à la formation, de nombreux rapports et études ont créé les bases d’un consensus autour de ce constat (PERY 2000, LICHTENBERGER 2001). Mais la loi de 1971 ne se donnait pas pour tâche de répondre à ces questions. Pour la CGT par exemple (Brochure 1972), la « main-d’oeuvre féminine » figure parmi les « autres catégories ayant des problèmes spécifiques », et si pour cette organisation, « les femmes qui ne peuvent pas cumuler la vie familiale et un travail salarié sont les plus nombreuses », l’absence de qualification professionnelle est aussi un handicap. Des facilités particulières d’accès doivent être donc créées. Dans ce dispositif, ce n’est pas à l’éducation permanente de répondre à ces injustices. La CGT note ainsi en 1972 « La ségrégation scolaire notamment est maintenue puisqu’aucune mesure sérieuse n’est prise pour enrayer les retards scolaires et pour réinsérer les jeunes victimes de ces retards dans des filières normales de formation. Cette carence entretenue des filières initiales conduit ensuite à considérer la formation continue comme un palliatif aux lacunes enregistrées dès l’entrée dans la vie active » (Brochure p 19). L’intervention étatique dans le domaine de la formation pourrait ainsi s’entendre comme une réponse à la différenciation sociale : donner à tous une seconde chance après une situation d’échec à l’école. La tradition républicaine confie à l’Etat la tâche de contrebalancer – partiellement – l’inégalité sociale. C’est ainsi que l’impôt sur le revenu par son caractère dégressif permet de réduire un écart de revenu qu’aucune loi ne limite.

De même l’école républicaine s’est vue attribuer dès son origine, et d’autant plus après la dernière guerre, de donner une chance à toute personne, quelque soit son milieu d’origine, de pouvoir accéder à la place qui lui revient selon son mérite. C’est à l’intervention publique de tenter de rétablir, a posteriori, une situation jugée socialement inadmissible. Si d’autres services publics répondent à des besoins sociaux immédiats, tels que l’eau, les transports, l’habitat, il s’agit ici d’une mission de réparation vis-à-vis d’une situation créée.
« Rétablir l’égalité en répandant les lumières », proposait déjà CONDORCET (1792). L’Education permanente a représenté l’approche la plus conceptualisée de cette idée de développement de la raison. C’est aussi l’idée citoyenne de permettre à tous d’accéder au savoir. Accéder à une formation générale permettant de conceptualiser son activité, de la situer dans un cadre général, donnant le cadre d’analyse pour comprendre – et transformer – le monde. « Nous pensons que la formation continue ne doit pas se limiter à l’activité professionnelle, mais tout en incluant la profession comme élément de culture, offrir toute possibilité aux travailleurs de se cultiver dans tous les domaines de l’éducation permanente » (brochure CGT 1972 p 88). La formation professionnelle représente un apport de connaissances abstraites dans un cadre de travail concret, où les idées sont rarement échangées. Elle contribue à donner des cadres conceptuels de pensée sur l’activité qui peuvent s’élargir aux autres domaines de la société. « En participant au développement personnel de l’élève, l’enseignement des disciplines générales contribue à créer des conditions de motivation et d’implication fondamentales pour le développement des apprentissages. » (KIRSCH 2005).

L’émancipation repose enfin sur la prise en compte de l’individu dans le collectif. La promotion sociale a représenté une reconnaissance contradictoire, reposant sur la négation de l’identité collective pour lui substituer l’objectif de la promotion individuelle. L’entreprise ne valide que ce qui, de la part de l’individu, est directement lié à son intérêt. Elle ne reconnaît ainsi l’initiative individuelle que dans la mesure où elle peut canaliser celle-ci, l’inféoder à ses objectifs, voire orienter ce dynamisme en un investissement individuel supplémentaire en faveur de l’entreprise. La déconnection de la formation du parcours prévu dans l’entreprise ouvre la voie à la prise en compte des souhaits individuels.
Ces trois dimensions de la réponse aux inégalités, de l’éducation permanente et de la prise en compte de l’individu trouvent un autre type de réponse dans le cadre de la proposition du service public.

Le paradigme du service public

L’alternative à la mainmise patronale sur la formation a été avancée notamment par la CGT, non sans flous et hésitations, à travers la proposition du développement d’un service public de la formation professionnelle. La CGT propose « la mise en place d’une organisation conduisant l’Etat et les pouvoirs publics à assumer leur pleine responsabilité et dans lesquels pourront s’inscrire les systèmes conventionnels » (Mémorandum juillet 1970). Plus précisément, « La formation et le perfectionnement professionnel doivent relever d’un service public sous la responsabilité de l’Education nationale » (Brochure CGT mai 1972).

La première partie nous a montré comment l’enfermement dans le cadre du travail subordonné ne permet pas de répondre à ces dimensions émancipatrices, même conçues comme des besoins sociaux élémentaires. Emerge, de la part de la CGT, la proposition de se tourner vers le service public conçu comme espace non marchand. La réponse aux inégalités sociales, la promotion d’une éducation populaire citoyenne et la création d’un champ hors de la sphère marchande figurent parmi les missions justifiant l’intervention de la force publique. Mais plus fondamentalement, l’appel au service public amène à faire intervenir une tierce – personne, l’Etat, dans la relation inégalitaire du contrat de travail. Lui incombe la rectification des inégalités sociales, la reconnaissance de l’individu, dimensions niées par l’inféodation dans le cadre du contrat de travail. Cet appel à l’aide revient à confier à l’Etat la tâche de participer à la création de l’espace de liberté déjà cité comme tache du syndicalisme. Trois domaines, l’Etat, l’école et le travail sont ici mobilisés, de façon différentes, pour intégrer la formation continue à un projet émancipateur.

Un tel service public de la formation professionnelle inscrirait la formation dans le champ de l’Ecole plutôt que dans celui de l’entreprise. La difficulté vient alors du rapport spécifique à l’Ecole entretenu par la classe ouvrière. Une partie de la direction de la CGT est composée d’ouvriers qualifiés dont le parcours relève plus de la formation professionnelle que de l’éducation générale. Par ailleurs, un certain nombre de dirigeants de la CGT sont sortis du système scolaire très tôt et ne veulent pas revivre un nouvel échec à travers la formation professionnelle. Il existe donc un certain ressentiment ouvrier face à l’école. La formalisation du savoir renvoie à un autre modèle, scolaire, universitaire, intellectuel, que celui du monde ouvrier qui produit sa propre culture et son mode de connaissance pratique. Les militants rencontrés reprennent souvent à leur compte le rôle de l’Ecole qui opère, suivant les termes de BOURDIEU, « l’action magique de consécration », et « participe, notamment au pouvoir de nomination qu’elle exerce, au monopole de la violence symbolique légitime qui appartient à l’Etat » (1989 p 165). Une autre approche, que propose Paul SANTELMAN, met en avant le savoir conceptualisé tel que peut le fournir un système de formation qui complète le savoir pratique mis en oeuvre dans les activités productives (2001). Il s’agit alors, dans ce processus de rapprochement qui, pour lui, caractérise la période, « de rééquilibrer et d’alimenter chacun de ces deux champs ».

La distance au travail qu’imposerait un service public de la formation professionnelle est la deuxième difficulté qu’il faut lever. Le principal argument avancé pour maintenir la formation professionnelle dans le cadre de l’entreprise, repose sur son lien intrinsèque avec la pratique du métier. « C’est dans les ateliers du peintre comme de l’artisan ou du manufacturier, que l’art proprement dit doit être enseigné par l’exercice même de l’art », disait déjà Condorcet en 1792. Un dirigeant de la CGT résume ainsi l’approche de sa confédération : « La formation professionnelle est du domaine du travail » (entretien février 2006). Le lien avec l’entreprise est aussi une garantie de son élévation au niveau d’un droit, comme l’explique N. MAGGI-GERMAIN : « La FP, quand elle se présente comme un lien avec l’exercice de son métier, doit s’intégrer dans le temps de travail. A cet égard, il est intéressant de noter que l’implantation de la FPC est indissociable, au plan historique, de l’émergence d’un droit à la Formation professionnelle continue ». [1999] La forme stage intégrée dans le fonctionnement de l’entreprise participe de la même idée : la connaissance professionnelle est dans l’entreprise.

Mais surtout, le travail est réduit ici au geste, acquis dans l’apprentissage du métier. Le travail est un support de rapport social (VINCENT 1995). Suivant ce même auteur, le travail a fait l’objet par le mouvement ouvrier d’une sacralisation, l’isolant de sons sens social. « Le procès de travail est de moins en moins une confrontation entre des homes et des outils pour devenir un ensemble de combinaisons mobiles entre des homes et des flux matériels automatisé, c’est-à-dire un procès de production qui repose sur le travail abstrait » (VINCENT 1987 p 31). Qui pourrait prétendre que le travail, comme rapport social, s’apprendrait, comme une théorie, à l’école ou dans un centre de formation ? Mais comment oublier que les stages de formation professionnelle représentent justement l’effort d’extraire les salariés de leur situation de production pour permettre l’acquisition de savoirs abstraits ? Pourquoi ce temps hors travail devrait-il néanmoins s’effectuer dans l’entreprise, lieu de subordination à l’employeur ?

C’est enfin, voire surtout, la relation avec l’Etat qui se trouve à nouveau posée ici pour le syndicalisme. Pour la CGT, l’accord de 1970 place « le patronat et le pouvoir politique devant leurs responsabilités respectives, l’un pour assurer dans l’entreprise les conditions de l’exercice effectif de ce nouveau droit et la reconnaissance en termes de requalification, classification, rémunération des efforts accomplis et des acquis obtenus par le salarié, l’autre pour adopter les garanties collectives et développer le service public de formation nécessaires » (De LESCURE 2005 p102). L’appel à l’Etat est donc un positionnement central de la CGT dans ce domaine. La relation établie pourtant par cette centrale syndicale est ambivalente, elle mêle méfiance (Etat instrument de la répression), appel au secours (quand la partie employeur refuse de négocier, ou quand il s’agit s’assurer les éléments du salaire socialisé), désillusion (quand la partie employeur trouve une légitimation de sa position)… La tradition anarcho-syndicaliste est surtout marquée, comme le montre la Charte d’Amiens, par l’option stratégique de la grève générale plutôt que par la prise du pouvoir d’Etat. Dans le domaine de la formation professionnelle, la référence au service public renvoie à une autre dimension, celle de la force publique imposant le droit commun en niant les frontières de l’entreprises. L’intervention de l’Etat en matière de droit du travail n’est pas nouvelle, elle se perpétue lors du processus d’extension des conventions et accords collectifs de branche à qui l’Etat donne alors force de loi. Une valorisation commune des formations pourrait s’envisager dans ce contexte par la fixation de niveaux communs réglementaires d’emplois et de salaires.

Conclusion : appel à l’invention sociale

L’élaboration par la CGT de ce projet alternatif d’une formation professionnelle dans un cadre public, confrontée à la volonté patronale de préserver le domaine de l’entreprise et notamment de la valorisation du travail qui reste de sa totale autonomie, s’est réduite à un service public qui propose ses formations en parallèle voire en concurrence avec les formations effectuées dans le cadre de l’entreprise. La place marginale de l’appareil public de formation professionnelle, notamment l’AFPA, quasi exclusivement consacré à la formation des chômeurs (hormis le CNAM) consacre l’échec de cette proposition. Nous avons vu que ce refus d’imposer une autre approche de la formation s’est doublé, pour le syndicalisme en général et ici pour la CGT, de l’élaboration d’un compromis autour de la valorisation du travail. Si ce compromis a longtemps trouvé écho du fait de l’expansion économique qui s’est accompagnée d’une hausse générale des salaires, il montre aujourd’hui sa faiblesse notamment au vu des inégalités révélées. Aussi faut-il interroger les bases de constitution de la formation professionnelle, le stage intégré dans le temps de travail et dans l’entreprise. Le résultat inégalitaire en matière de formation, tout comme la faillite des tâches historiques liées à l’émancipation, leur sont indissolublement liées.

La nécessité pour le syndicalisme d’être présent dans la relation de travail a pu se traduire à travers le compromis fordien par la priorité donnée au salaire. La globalisation de l’approche syndicale durant cette période affirmait le dépassement des différenciations individuelles par l’unification autour de la question du salaire collectif voire du salaire socialisé [FRIOT 1998]. La rupture avec cette période s’est traduite par un déracinement syndical. La nécessité pour le syndicalisme de retrouver un lien avec le milieu de travail, dans une période marquée par la montée de l’individualisation des salaires et des parcours, a pu le conduire à privilégier la qualification individuelle sur la qualification collective. La formation professionnelle, à travers la construction d’un « droit individuel à la formation », exprimerait cette nouvelle posture d’un syndicalisme trop extérieur au travail pour pouvoir lui proposer un espace d’autonomie. C’est parce que le mouvement syndical doit garder son objectif de participer à « l’émancipation intégrale du salariat » telle que le citait la Charte d’Amiens, que s’impose plus que jamais la construction de cette espace d’autonomie. Mais quelle place donner à l’Etat, et au paradigme de citoyenneté qu’il sous-tend, dans l’élaboration de cet espace d’autonomie ?

Bibliographie

BARNIER Louis-Marie, « Service public ou service privé ? La valorisation du travail dans le transport aérien », thèse de doctorat, soutenance prévue en novembre 2005, Nanterre, 460 p.

BERET Pierre et DUPRAY Arnaud, La Formation professionnelle continue : de l’accumulation de compétences à la validation de performances, Formation-Emploi N°63 1998 p 61 – 80

BOURDIEU Pierre, La noblesse d’Etat, grandes écoles et esprit de corps, éd. De Minuit, 1989, 570 p.

CASTEL Robert, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Folio 2006, 813 p.

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