La fin du « wokisme » ?
Au lendemain des élections américaines, certains propos médiatiques ou politiques se sont félicités du retour d’un bon sens populaire capable de mettre à bas le « wokisme ». Même les plus modérés d’entre eux se sont demandé si l’attention portée aux discriminations de classe, de genre et de race n’avait pas été trop loin, faisant naître une fracture culturelle avec le « pays réel » et facilitant la prise de pouvoir par l’extrême-droite.
Le paradoxe est que cette réaction n’a pas été produite par celles et ceux qui ont cherché à conscientiser ces discriminations et leurs causes, celles et ceux qui sont désignés comme « wokistes », mais par celles et ceux qui n’ont eu de cesse de les dénoncer par la caricature.
Susciter un état de conscience
L’intention de la « wokeness[1] » est d’éveiller aux conséquences des dominations sociales, raciales et genrées, de susciter un état de conscience des inégalités et des discriminations qu’elles produisent. Qu’il soit légitime d’interroger les stratégies de cet éveil et d’en réfléchir les limites ne peut aujourd’hui masquer ce que sont les fondements de la lutte antiwoke : un conservatisme réactionnaire attaché à faire perdurer les dominations par intérêt ou aveuglement.
Le discours antiwoke présuppose l’existence d’une volonté politique et idéologique de « déstabilisation de la civilisation » et « de remise en cause de l’humanisme[2] » que l’analyse ne parvient pas à constater[3]. Les preuves supposées d’un envahissement des sciences sociales universitaires ne reposent que sur la répétition en boucle de rares excès mais ne témoignent en rien de la réalité des recherches et des enseignements. Les scandales dénoncés à propos de l’éducation à l’égalité filles-garçons se fondent sur des mensonges et des diffamations. Quant aux médias, qui pourrait croire aujourd’hui à leur invasion par une idéologie « woke » ?
La « déconstruction » a été brandie comme une volonté d’effacement de la culture occidentale alors qu’elle n’est que la légitime activité intellectuelle d’une interrogation des effets des dominations sur la pensée, soucieuse d’en identifier les influences. Cette remise en cause des dominations ne conduit pas au relativisme mais vise au contraire à ce que nous puissions refonder un universel libéré de ses dévoiements inégalitaires. Face au constat de l’absence d’une égalité effective, on devrait au contraire se réjouir d’un travail qui contribue à la constituer dans la réalité et non dans la seule promesse discursive.
Quant au risque d’effacement de la question sociale derrière une prépondérance communautaire, l’analyse intersectionnelle[4] offre l’outil qui permet de dépasser l’impasse identitaire en articulant les dominations de classe, de genre et de race pour mieux dénoncer l’injustice sociale.
Les effets de la construction du mythe du wokisme sont ceux d’une polarisation extrême des débats dont l’intention est de préserver un aveuglement sur la réalité des discriminations. C’est la vieille stratégie réactionnaire qui brandit la menace et la peur pour mieux maintenir l’ordre des pouvoirs. Il nous faut résister à cette polarisation, fonder nos discours sur la reconnaissance de la complexité et du pluralisme en nous préservant de l’usage de la radicalisation du propos, de l’outrance des analyses ou de l’instrumentalisation des faits. C’est d’autant plus essentiel qu’une bonne part du débat médiatique actuel donne raison à celui qui impose son propos à coup de clash, d’invective et d’outrance.
L’annonce d’un temps qui serait désormais venu, celui d’un nécessaire renoncement aux luttes contre les discriminations, doit nous garder de toute vision idéaliste des progrès engagés. Non qu’il s’agisse de les nier ou de les minorer, mais pour que nous en percevions bien la fragilité. L’image séductrice de l’homme blanc, fort, violent, dominateur est loin d’avoir été éradiquée des mentalités. Elle n’est pas la figure unique du risque dominateur, mais les élections américaines viennent de nous montrer la persistance de sa prégnance.
[1] L’usage de l’anglicisme permet d’en retrouver le sens originel que les connotations du terme « wokisme » ont largement déformé.
[2] Jean-Michel BLANQUER, Le Monde, 23 septembre 2021
[3] Alain POLICAR, Le wokisme n’existe pas, Le Bord de l’Eau, 2024
[4] Sirma BILGE, Patricia COLLINS, Intersectionnalité, une introduction, Éditions Amsterdam, 2023
Éléonore LÉPINARD, Sarah MAZOUZ, Pour l’intersectionnalité, Anamosa, 2021
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 12 novembre 2024
Paul Devin, président de l’IR.FSU