Laïcité : « Ne craignez pas d’être taxés de modérés »
C’est avec ces mots que, le 27 mai 1904, lors des débats qui élaborèrent la loi de séparation, Aristide Briand demanda aux députés de garder leur sang-froid. Le contexte pourtant était celui d’une violente immixtion pontificale dans la politique française. « Une provocation » avait dit Jaurès à la une de l’Humanité du 17 mai. Mais si Briand appela à la modération, ce n’est pas parce qu’il tenait à épargner le pape ou qu’il lui reconnaissait le droit d’intervenir dans la politique française, c’est parce qu’il voulait réussir à asseoir la future loi de 1905 sur un consensus suffisant pour lui donner une force politique réelle.
La laïcité suscite souvent une ardeur des débats qui la conduit au paradoxe. Comme si l’attachement aux valeurs de la République se mesurait à l’intransigeance des discours, certains en viennent parfois à défendre la cohésion autour des valeurs républicaines par des propos qui ne peuvent au contraire que séparer et exclure.
Nul doute que nos valeurs démocratiques ne peuvent admettre les principes de terreur portés par les extrémismes islamistes. Nul doute que nous devons les combattre avec détermination. Mais cette détermination ne peut en rien justifier, au nom de l’urgence, que nous nous livrions à quelque amalgame qui voudrait que, pour défendre la laïcité, nous nous mettions à contrer ses principes mêmes. L’énoncé simple et clair de l’article premier de la loi de 1905 garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. Comment pourrions-nous prétendre en faire l’arme même d’une réduction de cette liberté en acceptant que soient stigmatisés, au nom de leur foi religieuse, ceux-là même pour qui la promesse d’égalité se heurtait déjà à la discrimination raciale ?
Le principe de laïcité affirme le droit d’exprimer les plus vives critiques sur la religion (par exemple en la considérant avec Marx comme un « bonheur illusoire » qui éloigne le peuple du « bonheur réel »). Mais ce principe affirme conjointement l’impossibilité de contrevenir à la liberté de conscience y compris dans l’exigence que personne ne puisse « être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses » comme l’affirmait la déclaration de 1789. Ce n’est certainement pas le trait de la période actuelle et de ses débats que d’assurer que nul ne soit inquiété. Et cela, quand bien même il ne contrevient en rien à l’ordre public. Car le discours est suspicieux, insidieux. Il nourrit la confusion entre les extrémistes qui prônent et agissent la terreur et les musulmans qui en sont pourtant les victimes, comme nous et dans certains pays bien davantage que nous.
Un tel discours ouvre la porte à celles et ceux qui pensent que la violence radicale est inscrite dans l’esprit même de la religion musulmane et cherchent ainsi à essentialiser une prétendue fracture de civilisation pour justifier leurs conceptions de la politique migratoire, voire leurs sentiments racistes.
Dans l’esprit de la loi de 1905, vouloir la liberté de croyance nécessite la neutralité de l’État, la séparation des affaires religieuses et de l’action publique. Il ne doit y avoir qu’une exception à cela, fondée par l’article 10 de la déclaration de 1789 : le trouble à l’ordre de la loi. Pour le reste, vouloir au prétexte de sécurité, contrôler administrativement la vie des cultes ou des associations relève justement d’une incohérence avec l’esprit de séparation. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de défendre ici quelque laxisme : ainsi nous ne devons avoir nulle tolérance pour ceux qui endoctrinent les enfants, pour ceux qui asservissent les femmes, pour ceux qui menacent la démocratie. Mais cela ne doit pas nous conduire à accepter une instrumentalisation idéologique ou politicienne qui réduirait nos libertés fondamentales, accréditerait des visions discriminantes et, au prétexte de lutte contre le séparatisme, augmenterait davantage encore les clivages au sein de notre société.
Aristide Briand avait raison, quand les principes de la République sont attaqués, il faut savoir garder son sang-froid. Parce que, dans l’exaspération des réactions, le risque est grand qu’au prétexte de défendre les valeurs républicaines nous ne fassions que les affaiblir.
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 15 décembre 2020
Paul Devin, président de l’IR.FSU