Les logiciels mangent le monde. En transposant nos vies et nos métiers en chiffres, ils sont l’outil de la finance et du nouveau management public.
Le numérique, l’éléphant dans la pièce ?
Christine Eisenbeis, directrice de recherche à l’Inria, membre du bureau national du SNCS.
Maxence Guesdon, ingénieur de recherche à l’Inria, SNESUP
Ce texte est publié dans la revue VRS (Vie de la recherche scientifique), 396, janvier-avril 2014, page 40.
Les logiciels mangent le monde. En transposant nos vies et nos métiers en chiffres, ils sont l’outil de la finance et du nouveau management public.
Les réseaux sociaux permettent le travail collaboratif ou de nouvelles formes de résistance (Réseau éducation sans frontières, RESF) mais aussi le contrôle de nos vies privées. Toute organisation est priée de produire des indicateurs, pourvu qu’ils soient calculables, au mépris de leur pertinence. Les systèmes d’information automatisent le travail de gestion mais remettent en cause notre travail. Ils nous prennent le temps que nous passons à les nourrir avec toujours davantage de données (formulaires, missions, gestion du temps, etc.), ils sont insatiables. Le numérique est comme l’éléphant dans la pièce : si énorme qu’on n’ose le bousculer, si présent qu’on manque de recul pour l’observer et le discuter.
La mise en place des systèmes d’information, souvent externalisée, coûte du temps, de l’argent, du stress. En quinze ans, l’Inria n’a toujours pas réussi à stabiliser le sien. « Cette situation ne laisse pas de surprendre, étant donnée la spécialité de l’établissement » dit le rapport de la Cour des comptes de décembre 2013. Quant au rapport d’activités annuel de l’Inria, il revient désormais à nourrir un logiciel « presse-boutons ». « Utilisez les listes à puces plutôt que la forme rédigée », « chaque module doit pouvoir être lu de façon autonome », lit-on dans son mode d’emploi. Le discours est en morceaux. Le rapport est « pré-rempli » grâce aux bases de données que l’on a nourries au cours de l’année, jusqu’à la liste de publications extraite automatiquement de la base d’archives ouvertes Hal. « […]on ne veut que des informations, si possible standardisées, on interdit le récit où subsisteraient comme des traces “les mains du potier”. »(1)
Il ne s’agit plus de ra-conter notre travail mais de nourrir un système qui nous compte. La philosophe Antoinette Rouvroy parle de « gouvernementalité algorithmique »(2), « un mode de gouvernement par les nombres, substituant à la prise en compte des situations de vie une réalité algorithmique qui offre peu de prises dans le monde réel parce qu’elle n’a « plus aucun contact avec le monde qu’elle est censée représenter ». Dévoiler cette réalité, l’expliciter, la comprendre pour la critiquer, et exploiter les méthodes coopératives, contributives et collaboratives qu’elle
permet ; penser le numérique plutôt que de laisser Google et Microsoft le penser pour nous ; enseigner la science informatique au plus tôt à l’école pour que chacun en domine les enjeux. Autant de questions capitales à mettre en débat dans notre fédération et nos syndicats. •
[1] Roland Gori, La dignité de penser, éd. Les liens qui libèrent
[2] Antoinette Rouvroy, « Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit comme puissance. »
http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/43