Marie-Hélène LuçonPar Marie-Hélène Luçon, animatrice du chantier « travail et syndicalisme » de l’institut de recherche de la FSU
La crise sanitaire que nous vivons a ceci de particulier qu’elle opère un effet de loupe et fait apparaître de façon encore plus saillante bien des choses qui existaient déjà et se trouvaient connues de tous mais qui n’apparaissaient pas sur la scène publique avec une telle acuité.

Nous savions tous qu’il existait des inégalités sociales mais nous ne savions pas ce que signifie être confiné à plusieurs dans un espace restreint, avec un frigo « qui devient la principale occupation » dit une mère de six enfants patientant, parmi bien d’autres, dans une file d’attente pour obtenir de l’aide alimentaire. De même, l’enseignement à distance a révélé – alors que cela était dénoncé depuis longtemps par les syndicats – la réalité de la fracture numérique et l’inégalité des situations face aux apprentissages scolaires selon que les parents sont en mesure d’accompagner ou non leur enfant. Dans un autre registre, la généralisation du travail à distance a mis en évidence la difficulté, déjà soulignée par les analystes du travail, d’articuler les différentes sphères de vie, privées et professionnelles, en particulier lorsque le travail se fait à la maison, et a fait apparaître, plus que jamais, les enjeux, en termes de santé au travail, du droit à la déconnexion.

Le constat est que cette crise accélère les prises de conscience et constitue un véritable laboratoire d’expériences. Pour donner un dernier exemple : hier encore, les théories du care (« soin » en français), étaient plus ou moins bien connues en France [1], ou du moins connues d’un cercle relativement restreint. Aujourd’hui le mot « soin » est dans toutes les bouches et sous toutes les plumes : on applaudit les soignant.e.s, on invite chacun à prendre soin de lui (to take care) comme des autres. C’est sur cette dimension de la crise que nous voudrions insister, sur ce qu’elle nous révèle de nous-même et de nos relations avec les autres. En quoi finalement le soin (care) est-il porteur d’alternatives sociales ?

Tous vulnérables

La première leçon que l’on peut tirer de cette crise sanitaire est celle de la vulnérabilité humaine. Celle-ci n’a rien d’accidentelle, même si elle prend, en l’occurrence, la forme d’un virus qui peut nous atteindre dans nos corps, mais aussi à travers nos proches s’ils viennent à être malades, voire à décéder. Elle est le lot de l’humanité, et, au-delà de l’humanité, la caractéristique principale du vivant en général. C’est cette vulnérabilité qui nécessite que l’on prenne soin de soi et des autres ainsi que de notre environnement. Faute de soins, le vivant dépérit.

Mais cette vulnérabilité qui constitue le fond de l’humanité ne doit pas masquer d’autres vulnérabilités que nous pourrions qualifier d’acquises et qui sont tributaires des structures sociales. La crise sanitaire le révèle : on est plus vulnérable si on est précaire, sans domicile fixe, si on est une personne âgée, vivant en EPHAD, ou isolée. La vulnérabilité peut prendre des formes multiples dont la vulnérabilité économique. C’est pourquoi, la reconnaissance des droits sociaux et économiques va de pair avec cette anthropologie de la vulnérabilité qui trouve, dans la défense de l’Etat-providence et des services publiques, un prolongement. Un Etat peut, ainsi, être lui-même pourvoyeur de care, c’est-à-dire attentif à tout ce qui permet de « maintenir, perpétuer et réparer ”notre monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » [2].

Tous reliés

La seconde leçon de cette crise sanitaire concerne la façon dont nous sommes tous interdépendants. Une épidémie éclate dans un pays et se répand à la faveur des échanges touristiques et commerciaux. Elle devient une pandémie qui ébranle les systèmes économiques du monde entier : elle met en évidence notre interdépendance sur le plan économique. Mais ce n’est qu’un aspect. Le principe de la distanciation sociale, outre le fait qu’il révèle l’importance de nos relations avec les autres pour nos vies, à ceci de particulier qu’il souligne l’interdépendance de soi et des autres de sorte que se protéger soi est en même temps protéger les autres : il n’y a pas entre les deux d’oppositions, ceci parce que les individus sont fondamentalement interconnectés. Nous soulignons ce fait car il met un terme à une anthropologie où le moi est conçu comme séparé des autres, et où le lien social est pensé comme un lien purement formel s’établissant entre des individus indépendants, modèle anthropologique qui correspond à celui qui sous-tend le néo-libéralisme. La reconnaissance du fait que nous sommes interdépendants permet, au contraire, de refonder la solidarité sociale et de démontrer, en l’occurrence, sans qu’il y ait nécessairement d’opposition entre l’individuel et le collectif, les enjeux à la fois éthiques, politiques et économiques qu’il y a à se préoccuper de la santé des personnes, des inégalités socio-économiques, et des problématiques environnementales à l’échelle mondiale.

Politique du care contre société du soin [3]

Il y aurait cependant un danger à réduire le care à ces formules de politesse ou à ces gestes par lesquels s’expriment notre bienveillance à l’égard d’autrui ou encore « notre souci des autres », c’est-à-dire à réduire le care à la sollicitude et aux bons sentiments. Non pas que cette éthique n’ait pas d’importance à l’échelle inter-individuelle, loin de là, mais, ce que nous apprend la crise sanitaire, ce sont les responsabilités politiques en matière de care c’est-à-dire dans la façon de se soucier ou non du sort réel des personnes, présentes et à venir.

La décision de confiner « quoiqu’il en coûte » sur le plan économique peut être considérée comme une décision pertinente sur le plan éthique en ce qu’elle fait prévaloir l’intérêt des personnes sur les intérêts économiques immédiats. Néanmoins, la mise en évidence des défauts de prévoyance ne serait-ce que par rapport à la question des masques nous montre ce que devrait être une vraie politique de care à l’échelle non seulement nationale mais également mondiale, laquelle supposerait non seulement d’anticiper les risques – ces derniers l’avaient été – mais de faire ce qu’il faut pour les prévenir [4].

Si un Etat peut être pourvoyeur de care, il peut aussi y avoir des ruptures dans la chaîne du care. C’est pourquoi la question « que s’est-il passé qui explique que l’on en soit arrivé là ? », n’a rien d’accessoire. La réponse à cette question, qui relève d’une logique de prévention des risques, et donc, selon notre point de vue d’une logique de care, souligne ce qui fait la portée critique et politique du care. Elle oblige, en effet, à remonter la chaîne des dysfonctionnements, à analyser les organisations sociales et politiques, ainsi que les modalités de prises de décision – gouverner c’est prévoir -, non pas pour rechercher des bouc-émissaires, mais pour établir les responsabilités et pour empêcher que la situation ne se reproduise. C’est cette dimension critique qui interdit de réduire le care aux « bons sentiments ». Elle requiert, en effet, des compétences à la fois théoriques et méthodologiques en même temps qu’elle s’inscrit dans des contextes marqués par des rapports de pouvoir qui ne vont pas sans conflits. Le care n’a donc rien à voir avec « le monde des bisounours », c’est-à-dire un monde fondé sur la bienveillance exclusive et l’évitement du conflit. Ceux et celles qui siègent dans les CHSCT en font quotidiennement l’expérience.

Care et démocratie

Il y a donc une conflictualité propre au care qui fait que là où le droit à la critique n’est pas reconnu, où le statut des personnes n’est pas protégé, comme ce fut le cas en Chine avec la répression et la disparition des premiers lanceurs d’alerte, il ne peut pas y avoir de politique du care digne de ce nom, pas plus qu’il ne peut y en avoir là où la parole n’est pas écoutée ( la parole des soignant.e.s et des urgentistes par exemple à propos de la situation de l’hôpital public), c’est-à-dire là où il n’y a pas de véritable dialogue social mais une communication essentiellement descendante et paternaliste. Une telle politique ne peut donc se déployer de manière pleinement efficace qu’au sein d’institutions authentiquement démocratiques, dans lesquelles la parole des acteurs sur le terrain est prise en considération, l’attention aux personnes posée comme exigence et contrôlée dans sa mise en œuvre effective. Cette crise, qui est en même temps une crise sociale et politique, est ainsi une invitation, à parfaire la démocratie.


Conclusion

En mettant en évidence les enjeux à la fois éthique, politique, et économique de la santé, la crise sanitaire actuelle révèle l’urgence de la mise en place d’une véritable politique du care, c’est-à-dire soucieuse de la situation des personnes, non seulement sur le plan sanitaire mais également du point de vue économique et social, sous peine de voir se reproduire des phénomènes de même nature (pandémies non maîtrisées, catastrophes sociales liées aux changements climatiques). Elle est une invitation à refonder l’Etat social, à perfectionner la démocratie, et à entrer dans la logique de la prévention des risques à la fois sanitaires et environnementaux à l’échelle mondiale. Comme toute crise, celle-ci met l’humanité à la croisée des chemins et, s’il fallait résumer les termes de l’alternative dont cette crise est porteuse, elle pourrait s’exprimer de la façon suivante : « Le risque ou le care ? » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Joan Tronto [5].

[1Les théories du care renvoient à un courant de pensée qui s’est développé dans le cadre du mouvement féministe nord-américain avec deux figures importantes, celles de Carol Gilligan (Une voix différente : pour une éthique du care, 1982) et de Joan Tronto (Un monde vulnérable : pour une politique du care, 2009). Le point de départ de ces théories est une étude des activités de soins, lesquelles ont été historiquement et généralement dévolues aux femmes, dont ces auteures ont montré la portée à la fois éthique, anthropologique et politique.

[2Joan Tronto, Un monde Vulnérable : pour une politique du care, trad.fr, ed.la découverte, Paris, 2009, p.143

[3Ce titre fait allusion au titre d’un article rédigé par Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman, à la suite des réactions parfois vives et méprisantes suscitées par les propos de Martine Aubry invitant à mettre la construction d’une société du soin mutuel au cœur du programme politique du Parti socialiste. ( https://www.lemonde.fr/politique/article/2010/05/14/la-societe-du-care-de-martine-aubry-fait-debat_1351784_823448.html ; https://blogs.mediapart.fr/sandra-laugier/blog/210410/politique-du-care-contre-societe-du-soin)

[4Le Monde, 14 Avril 2020, « Nous ne sommes pas à la hauteur de l’épidémie », entretien avec William Dab, ancien directeur général de la santé.

[5Joan Tronto, Le risque ou le care  ? Paris, PUF, 2012