Le crime abject dont a été victime Samuel Paty n’est pas né de la négligence coupable d’un renoncement à l’enseignement des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.
Ceux qui l’affirment sont habités de volontés d’instrumentalisation indignes, mêlées d’une ignorance, parfois feinte, de la réalité quotidienne du travail des enseignants.
L’action de l’école ne se pose pas dans les termes d’un choix binaire entre un laxisme complice et une tolérance zéro mais dans l’incontournable complexité de l’éducation. Elle ne pourra jamais échapper à ce qui constitue cette complexité : la lente et progressive appropriation des connaissances, l’expérience du partage de la culture commune, la découverte des vertus nécessaires du doute et de l’examen critique, la conviction de la nécessaire exigence avec laquelle doit s’exercer le jugement du citoyen.
Les donneurs de leçons qui expliquent aujourd’hui sur les plateaux de télévision qu’il suffirait d’enjoindre les élèves au respect des valeurs feignent d’ignorer qu’une démocratie ne vit pas d’une obéissance contrainte aux principes qui la fondent mais d’une adhésion formée par la pensée et par le travail intellectuel nécessaire à la déconstruction des préjugés et des dogmes comme au refus de l’ignorance et de la propagande. Ce qui fonde la liberté en démocratie, ce qui en fait à la fois sa force et sa complexité, c’est justement le devoir de donner à chacune et chacun, par l’éducation, la possibilité de soumettre cette liberté à l’épreuve continue de la raison. De cette conception de la liberté, l’école est le creuset.
Nous ne pourrons pas nier que des situations de renoncements aient pu exister, parfois nées de l’usure du quotidien, parfois du déni mais vouloir s’en servir pour considérer que l’école ou l’université aient pu devenir la « matrice intellectuelle » d’une fragmentation de notre société procède justement de cette forme insidieuse de rhétorique que la volonté éducatrice cherche à déconstruire par la raison et le jugement critique.
Défendre l’universalisme des droits suppose que l’on renonce à vouloir en faire la stratégie d’une domination hégémonique. Et vouloir montrer que cette domination est plurielle, vouloir analyser comment elle s’inscrit dans l’interaction des discriminations de classe, de race, de genre et de toute autre catégorisation ne menace en rien l’universalisme des droits. Rien ne peut légitimer qu’on puisse opposer l’universalité des droits et la diversité des personnes et des sociétés.
Le travail de l’enseignant est justement celui-là : faire partager une culture commune qui convainc à la fois de l’universalité des droits et de la manière avec laquelle l’histoire humaine n’a cessé de la dénier dans la réalité de discriminations organisées au service de minorités dominantes. Et cela, l’école doit le faire dans le respect d’une diversité que certains peuvent toujours tenter de nier au prétexte d’une certaine vision de l’universalité mais qui n’en est pas moins réelle, incontournable et que le principe d’égalité ne contraint pas à nier mais justement à reconnaître. Qui pourrait croire qu’en agissant ainsi, l’école serait coupable de bafouer les valeurs républicaines ?
Le paradoxe le plus affligeant est que ceux-là même qui expriment de continuelles suspicions sur la détermination de l’école publique à construire les valeurs d’une république démocratique sont souvent ceux qui ont soutenu des politiques qui, au prétexte de la nécessité de réduire la dépense publique, n’ont fait que renforcer les inégalités et les exclusions.
Ceux qui veulent aujourd’hui nous faire croire que les habitants des quartiers populaires voudraient en chasser la République, oublient-ils que ce sont les institutions républicaines qui en sont parties ? Dans combien de quartiers ne reste-t-il plus que l’école publique pour assurer la présence continuelle de la République ? Oserait-on alors continuer à l’accuser de négligence quand tant d’équipes se battent seules et parfois jusqu’à l’épuisement pour que se traduise au quotidien la réalité des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ?
Paul Devin
Président de l’IR-FSU