Ce texte est la conclusion du livre « Le syndicalisme, la politique et la grève (France et Europe, XIXe-XXIe siècles) », Arbre bleu éditions Nancy, 2011. Il a été présenté et discuté lors du séminaire « Politiques néolibérales et action syndicale » le 8 décembre 2010.

Depuis ses prémices, le syndicalisme français a traversé trois grands âges et semble aujourd’hui engagé dans une longue phase de transition le conduisant vers un quatrième moment de son parcours .
Chacune de ces périodes dessine ses traits en relation avec les grands temps sociaux traversés par le monde occidental depuis la fin du XVIIIe siècle . En effet, à l’instar de toutes les organisations humaines qui s’investissent dans l’espace de la cité, les syndicats accompagnent, s’adaptent, subissent et construisent les contours de l’univers dans lequel ils évoluent. La tension dialectique qui en découle engendre à chaque fois des formes particulières de militantisme, des types de structures, des modalités d’intervention et des rapports à la société qui entremêlent des éléments de tradition et de nouveauté. Une telle approche méthodologique fait ressortir une proposition de lecture de l’histoire du syndicalisme en quatre moments clés qui ne se superposent pas, mais s’enchaînent à la suite de processus d’installation d’une durée variable.
Le premier âge est celui de l’interdiction de l’organisation ouvrière à but revendicatif déclaré, qui court de la Révolution française aux dernières décennies du XIXe siècle. Les fonctions élémentaires du syndicalisme, celles de relais ou d’organisatrice de la pratique revendicative, sont assurées a minima par des structures anciennes ou émergentes, discrètes ou tolérées par les pouvoirs autoritaires en place. Mais l’inéluctable déploiement de l’industrialisation qui grossit les rangs du monde ouvrier rend plus prégnante la « question sociale » et confère progressivement au salariat de l’usine une place croissante dans la société en voie d’urbanisation accélérée. Ses capacités d’action et de regroupement revendicatif sont bientôt admises, avant de recevoir l’onction de la loi qui, alors que s’engage la deuxième révolution industrielle, autorise en 1884 la constitution de syndicats professionnels. Enfin, après la période tumultueuse de la Seconde Guerre mondiale et du gouvernement de Vichy, la IVe République ouvre la voie à l’institutionnalisation du syndicalisme. À la faveur de l’installation consolidée du salariat au cœur de la société productive, ses forces de contre-pouvoir progressent parallèlement vers une forme d’intégration approfondie, mais ambiguë, au fonctionnement de l’État social et à la régulation des rapports de production. La Ve République prolonge cette tendance de fond qui paraît s’essouffler dès lors que la croissance économique laisse place à une conjoncture critique.
Au tournant des XXe-XXIe siècles, le syndicalisme français hérite donc non seulement d’une série de traditions qui inspirent encore quelques-unes de ses principales caractéristiques, mais aussi des méandres tortueux et parfois maladroits de la construction d’une démocratie sociale à bien des égards fragile et incomplète. La crise qui secoue les organisations du monde du travail et la manière dont elles y répondent ou s’y adaptent paraît ouvrir la voie à un quatrième âge de leur histoire.

De la Révolution française à la loi de 1884 : un fait coupable progressivement toléré

En Europe occidentale, le syndicalisme est l’enfant d’un phénomène économique : l’industrialisation. Ses premiers pas riment généralement avec le rejet, par les élites politiques et économiques dominantes, des velléités d’organisation et de contestation du monde laborieux. Dans notre pays, cet avènement compliqué de l’organisation ouvrière est de surcroît profondément et durablement marqué par un événement d’exception qui bouleverse la société dans toutes ses dimensions : la Révolution française.
Dès le XVIe siècle et la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts prise par François Ier en août 1539, l’attitude coercitive du pouvoir à l’égard des velléités de contestation populaire s’inscrit comme une constante des pouvoirs en place . De ce point de vue, les hommes de 1789-1791 ne s’écartent pas de la tradition, même s’ils le font pour leur part au nom du ralliement au libéralisme économique.
Mais au-delà, ces années décisives, qui battent en brèche l’édifice politique, social et économique de l’Ancien régime, sont le théâtre de décisions législatives marquantes qui orientent de manière pérenne la construction du champ social national. Si la Révolution creuse, plus tôt en France que chez ses voisins, les fondations d’une démocratie politique libérale, elle contribue en revanche à façonner les contours des faiblesses de la démocratie sociale hexagonale .
Pour comprendre les racines de cette situation particulière, il faut s’arrêter plus précisément sur l’année 1791. Tout à leur dessein d’établir la « liberté du travail », les révolutionnaires étouffent durablement les corps intermédiaires entre l’individu et l’État. Le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 commence par éradiquer les corporations qui, depuis le Moyen Âge, ordonnaient et réglementaient l’univers des métiers . Quelques mois plus tard, la loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 le complète, avec la volonté déclarée, au nom du bonheur du plus grand nombre, d’empêcher la résurgence de structures susceptibles de défendre des groupes et des intérêts spécifiques. Dans son rapport du 14 juin 1791 devant l’Assemblée nationale, le député Le Chapelier affirme clairement qu’il ne doit rien subsister entre l’individu et la puissance publique :

« Il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation . »

En conséquence de ce principe général, l’article 2 de la loi pénalise les velléités de regroupements professionnels à caractère revendicatif :

« Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs . »

À présent, et c’est une innovation cruciale, le libre contrat négocié d’homme à homme devient le principe de base des relations entre patrons et ouvriers. Il n’y a plus, comme auparavant, ni garantie ni régulation établie par des systèmes de contrainte « extérieurs à l’échange lui-même ». Les rapports sociaux contemporains prennent forme, avec « des individus atomisés, poursuivant chacun ou chacune ses propres intérêts ». Dans ce cadre, il paraît parfaitement naturel que s’instaurent des tensions : les employeurs veulent faire fructifier le principe de la libre entreprise, désormais solidement établi ; de son côté, l’univers laborieux ne peut que rechercher les modalités susceptibles de lui permettre d’obtenir le meilleur contrat possible. Or, la loi Le Chapelier prétend précisément empêcher l’épanouissement des relations conflictuelles inhérentes au lien salarial. Elle veut y parvenir en interdisant à la fois les regroupements de défense professionnels, nous venons de le souligner, mais également les actions revendicatives, qualifiées de « coalitions » .
Si ce texte législatif paraît, par ailleurs, établir une équivalence entre les interdictions faites aux patrons et celles imposées à leur personnel, il fonde en réalité un déséquilibre durable des relations sociales, au détriment quasi exclusif du monde du travail. En somme, la législation révolutionnaire « interdit toute forme d’association des ouvriers entre eux, des maîtres entre eux, entre maîtres et ouvriers, dans le double but d’éviter que ne se renforcent les corporations et d’empêcher la création de corps intermédiaires entre le citoyen et l’État ; les droits de réunion et de coalition sont prohibés aussi bien pour les maîtres que pour les ouvriers, mais, au regard des finalités, plus pour ceux-ci que pour ceux-là ».
Cette règle est d’autant plus vraie que les interdits édictés par la loi Le Chapelier sont complétés, en particulier, par l’arsenal répressif élaboré par le Ier Empire. Le régime napoléonien, tout à sa volonté de contrôler les individus , d’éliminer les contestations ou les subversions potentielles, se protège contre les structures collectives. Puisque les pratiques de dépassement du strict intérêt individuel paraissent constituer par nature de possibles menaces, le Code pénal de 1810 s’emploie à les contenir, voire à les éradiquer. Outre le durcissement de la pénalisation de l’acte gréviste, il soumet à l’agrément du gouvernement toute association de plus de vingt personnes en vue de « s’occuper, entre autre, d’un objet politique ».
Somme toute, entre la mise à mort de l’Ancien régime et les jeunes années du XIXe siècle, les différents pouvoirs politiques installent un dispositif législatif les plaçant en situation d’étouffer à leur guise les corps intermédiaires et les éventuels contre-pouvoirs. C’est singulièrement le cas lorsqu’ils s’adressent à des groupes sociaux soigneusement tenus dans les marges de la société, tels les ouvriers. Ce premier âge est en effet celui de la « condition prolétarienne », au cours duquel le peuple des chantiers, des ateliers et des premières usines est dépourvu de toute protection et se trouve en situation d’effrayante étrangeté par rapport aux catégories dominantes. Le mettre sous contrôle et étouffer ses élans revendicatifs priment sur l’élaboration de droits. Autrement dit, la « question sociale », évoquée très modestement et par parenthèses à partir des années 1830, n’est nullement prioritaire. D’ailleurs, en avril 1834, à la suite des insurrections ouvrières qui émaillent les débuts de la Monarchie de Juillet, telles celles des canuts lyonnais, une nouvelle loi aggrave les peines concernant les délits d’association .
Dans ce contexte de déni des libertés collectives, de salaires ne permettant rien d’autre que la reproduction de la force de travail, les stratégies de résistance des ouvriers sont donc principalement d’essence personnelle : on change individuellement d’entreprise pour se louer au plus offrant, on fuit la discipline de l’usine ou de l’atelier tant que le travail agricole le permet. Jusque dans les années 1870, l’ouvrier-paysan n’est pas une rareté, dans un pays qui s’industrialise à un rythme relativement lent, en particulier si on le compare à ses voisins britannique ou allemand .
S’il n’est pas légalement possible au monde du travail de se coordonner pour contrebalancer le pouvoir patronal, des regroupements ouvriers existent. Il s’agit, plus particulièrement, des compagnonnages et des sociétés de secours mutuels.
Les compagnonnages prennent leur source à la fin du Moyen Âge. Frédéric Le Play les définit comme des « sociétés formées entre ouvriers d’un même corps d’État dans un triple but d’instruction professionnelle, d’assurance mutuelle et de moralisation ». Elles se caractérisent par un goût aigu du secret et des rites à fondements religieux qui font de leurs affiliés « un groupe juré de frères, dont la qualité de membre était conférée par une cérémonie baptismale complexe, marquée par l’attribution de nouveaux noms et concrétisée dans la pratique par le rituel commun, les actes de charité mutuelle […] et la réglementation du métier ». Divisés en trois rites hostiles – les enfants de Salomon, ceux de maître Jacques et ceux de maître Soubise –, ces compagnonnages organisent une forme élémentaire de solidarité en apportant leur appui aux ouvriers qui vont de ville en ville pour faire leur tour de France. De surcroît, ils s’érigent parfois en structures de confrontation sociale : d’une part, ils organisent la mise en interdit des ateliers des patrons réservant à leurs ouvriers des conditions de labeur jugées médiocres ou insuffisamment favorables ; d’autre part, ils déclenchent quelquefois des grèves ou prennent en charge la gestion de leur pratique, une fois celles-ci lancées . À partir du XIXe siècle, rongé par ses rivalités, « ne correspondant plus aux catégories dominantes de salariés, souffrant de son caractère ésotérique, de ses archaïsmes et de son élitisme », le mouvement compagnonnique s’épuise.
Un autre type de structure permet aux ouvriers de s’associer, y compris à des fins revendicatives : les sociétés de secours mutuels, également vivaces ailleurs en Europe, comme en Belgique ou, surtout, en Angleterre, où elles ont été légalisées dès 1793 (Friendly Society Act). Rescapées de la loi Le Chapelier, tolérées sous le Consulat et l’Empire, reconnues officiellement par la IIe République, elles sont particulièrement influentes sous la Monarchie de Juillet et jusqu’au Second Empire, qui les observe de manière étroite, mais ne les voit pas forcément d’un mauvais œil puisqu’elles assurent au monde du labeur une protection minimale contre les accidents de la vie que l’État ne veut pas encore prendre en charge . Constitués sur une base professionnelle moins élitiste que les compagnonnages, il arrive à ces groupements de sortir de plus en plus souvent de leur strict rôle de filet social. De fait, ils abritent quelquefois en leur sein des sociétés de résistance à caractère clandestin. Cette « mutualité de combat » apporte son soutien à des grèves ouvrières, comme dans la région lyonnaise, très réceptive au mutuellisme .
Cela dit, tant en ce qui concerne les compagnonnages que les mutuelles et leurs appendices de résistance, leur dimension combative et revendicative ne constitue pas l’essentiel de leur activité. En la matière, leur influence peut d’ailleurs être considérée comme relativement réduite, si l’on s’en tient en particulier à une observation quantitative du nombre de conflits sociaux dans lesquels il est possible de trouver trace de leur présence . Mais de facto, tel n’est ni leur rôle ni leur raison d’être, et l’autorité publique y veille.
Au moins autant, si ce n’est davantage que ces associations permanentes, les mouvements revendicatifs paraissent constituer une école élémentaire de l’organisation ouvrière. En France sans doute plus qu’ailleurs en Europe occidentale, la grève est en effet, pour une part importante, la forme primitive de la prise de conscience de classe et de la cohésion professionnelle. Il en va ainsi ne serait-ce qu’en raison du fait que sa dépénalisation précède de vingt ans la légalisation des organisations à vocation revendicative . La pratique gréviste donne en outre naissance à des structures éphémères, telles les commissions de grève, qui préfigurent à leur manière les futurs groupements permanents du monde ouvrier. D’ailleurs, au moins de la fin du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres, la cessation du travail contribue régulièrement à faire éclore ou à renforcer la forme syndicale dans sa phase de jeunesse.
Au fond, pendant son premier âge, le mouvement ouvrier se construit à partir d’une double culture, qui marque avec persistance aussi bien ses manières d’appréhender les rapports sociaux que ses façons d’agir ou de penser. D’une part s’échafaude une sorte de culture souterraine, puisque les fonctions de défense du monde du travail, dévolues plus tard au syndicalisme, sont dans un premier temps assumées, pour l’essentiel de manière illégale et clandestine, par des organisations au mieux tolérées qui soutiennent la montée en puissance de l’activité gréviste. D’autre part se construit une culture de lutte, dans la mesure où jusqu’à la loi de 1884, il n’existe guère d’institutions permettant aux ouvriers d’exprimer leurs revendications sans recourir à l’affrontement. Par conséquent, prennent alors le dessus la pratique gréviste et les investissements politiques radicaux, à l’instar de la participation à l’avant-scène des journées révolutionnaires qui secouent le XIXe siècle (juillet 1830, février et juin 1848, Communes de Paris et de province en 1871). Dans une configuration sociale où, en droit, la grève précède d’assez loin le syndicat, les rites de la contestation s’ancrent plus précocement que ceux de la négociation, méthode que l’appareil d’État, et plus encore une large frange du patronat, prétendent en outre ignorer plus longtemps qu’ailleurs en Europe du Nord-Ouest.
Certes, en France, des structures d’ordre syndical sont tolérées avant leur autorisation légale. Le Second Empire à bout de souffle desserre l’étau répressif au cours des cinq ou six années qui précèdent sa disparition en 1870. Cela ouvre la voie à des initiatives favorisant l’émergence de regroupements de défense professionnelle.
Déjà, en 1862, les deux cents délégués ouvriers présents à l’Exposition universelle de Londres ont côtoyé notamment des syndicalistes anglais. Ce voyage a engendré deux manifestes, l’un dans la dynamique de l’Exposition, et l’autre le 17 février 1864, connu sous le nom de « Manifeste des Soixante ». Ce dernier, le plus marquant, se prononce pour une représentation ouvrière spécifique au Parlement, tout en réclamant une action autonome de la classe laborieuse, seule à même de défendre pleinement ses propres revendications.
Une nouvelle étape est franchie au moment de la préparation de l’Exposition universelle prévue à Paris en 1867. Le gouvernement décide d’y faire participer des délégués ouvriers. À cet effet, une commission ouvrière est désignée et travaille pendant deux ans. Elle se sépare seulement en 1868, en décidant de susciter la création de Chambres syndicales. De fait, le 2 février 1868, les ouvriers de Paris, anciens délégués à l’Exposition universelle, adressent au ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics un mémoire dans lequel ils réclament l’organisation de chambres syndicales ouvrières, semblables aux regroupements patronaux apparus depuis le début du XIXe siècle . Ledit ministre, de Forcade la Roquette, fait parvenir à Napoléon III, le 30 mars 1868, un rapport publié le lendemain dans le Moniteur, avec l’approbation de l’empereur. On y lit que :

« Les raisons de justice et d’égalité, invoquées par les délégations ouvrières pour former à leur tour des réunions analogues à celles des patrons, ont paru dignes d’être prises en considération, et, conformément aux intentions de Votre Majesté, les ouvriers de plusieurs professions ont pu se réunir librement et discuter les conditions de leurs syndicats.
En adoptant les mêmes règles pour les ouvriers que pour les patrons, l’administration n’aura pas à intervenir dans la formation des chambres syndicales. Elle ne serait amenée à les interdire que si, contrairement aux principes posés par l’Assemblée constituante dans la loi du 17 juin 1791, les chambres syndicales venaient porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, ou si elles s’éloignaient de leur but pour devenir, à un degré quelconque, des réunions politiques non autorisées par la loi . »

Le cadre est strict : les syndicats tolérés ne doivent manifestement pas se montrer trop actifs, trop revendicatifs, et ne pas se préoccuper d’autre chose que du champ professionnel, sous peine de subir les foudres d’une loi Le Chapelier demeurant une référence stable et menaçante. Pour autant, une centaine de chambres syndicales sont fondées au cours de l’été 1868 .
Ces regroupements ouvriers originels sont à forte tonalité communautaire, organisés à partir du métier. La solidarité interprofessionnelle est quasi inexistante. Seule compte l’entraide entre producteurs de la même spécialité, voire de la même localité. Pour l’essentiel, l’horizon s’arrête là, sauf, par exemple, pour quelques minorités agissantes qui se reconnaissent dans l’Association internationale des travailleurs née en 1864 et dont l’influence, bien que non négligeable, est régionalement inégale et touche surtout l’élite ouvrière.
Les organisations tolérées affichent en outre une dimension dominante de paix sociale. Ainsi les statuts des chambres syndicales d’avant la loi de 1884 insistent-ils, par exemple, sur l’abandon de la grève comme moyen de protection du salaire . Malgré tout, la tolérance administrative qu’instaure le Second Empire finissant apparaît fort sourcilleuse : les organisations ouvrières doivent généralement déposer leurs statuts, les noms et adresses de leurs administrateurs, soumettre l’ordre du jour de leurs réunions à l’autorité et accepter, lors de ces rassemblements, la présence d’un agent de police. De surcroît, elles ne sont pas à l’abri de la dissolution. La tolérance n’ouvrant nullement un droit, elle peut en effet cesser brusquement, y compris lorsque le régime de Louis-Napoléon Bonaparte laisse place à une IIIe République, le 4 septembre 1870. Ainsi, les années qui suivent la Commune de Paris de 1871 sont marquées par un regain répressif. En octobre 1872, le préfet de police de Paris dissout le Cercle de l’union syndicale ouvrière, fondé au mois de mai par vingt-trois associations ouvrières. Cinq ans plus tard, en juillet 1877, par simple décision du préfet du Rhône, les chambres syndicales de Lyon sont dissoutes . En somme, ces syndicats sont constamment suspendus au bon vouloir du pouvoir.
Cela favorise certainement une autre dimension structurelle des premiers militants ouvriers et du syndicalisme français : la longue méfiance à l’égard de l’appareil d’État, mais aussi des organisations politiques, même républicaines . Le premier, coercitif, peu enclin à octroyer aux ouvriers un espace de contestation, est naturellement perçu comme une extension du pouvoir patronal et un instrument essentiel de sa domination sur le monde du travail. En ce qui concerne les républicains, en qui d’ardents espoirs avaient été placés par des ouvriers sans droits, ils déçoivent assez rapidement : après la brève parenthèse de la République sociale de février à juin 1848 et l’octroi du suffrage universel masculin, c’est dans le sang des barricades que la IIe République anéantit les espérances populaires. Quant à la Troisième, quelques mois après sa naissance, elle écrase sans ménagement la Commune, puis présente avec Thiers un visage peu amène pour le peuple des ateliers et des usines.
Dès les premiers congrès ouvriers, la prise de distance vis-à-vis de l’expression étatique et partisane du champ politique apparaît donc tangible. En octobre 1876 à Paris, le premier du nom fait ainsi émerger la propension des participants à vouloir écarter l’intervention de l’État . Pour autant, cela ne va pas sans une certaine ambiguïté qui, là également, est une permanence de l’histoire syndicale : la défiance est proclamée, mais dès lors qu’une solution doit être apportée aux problèmes du monde du travail, la médiation des pouvoirs publics ou le recours à la loi sont plus qu’à leur tour réclamés. L’un des grands organes de presse de l’époque, qui observe les débats, le souligne non sans une certaine pertinence lorsqu’il commente l’état d’esprit des militants présents :

« la nécessité de cette intervention [de l’État] se retrouve au fond de la plupart de leurs plans ; mais ils font de continuels efforts pour se le dissimuler à eux-mêmes, tant a été grande l’influence de Proudhon sur le personnel socialiste . »

La défiance à l’égard du champ politique organisé ressort également de ce congrès. Ce dernier exprime moins un rejet des partis, ou du parlementarisme en tant que tel, que la nécessité d’une représentation fiable et autonome des intérêts ouvriers qui se trouvent, par là même, singularisés. On rencontre là l’esprit du « Manifeste des Soixante » et du mouvement en faveur de candidatures ouvrières, vivace dès 1863-1864, mais alors largement cantonné à la capitale et sans grand effet sur la masse ouvrière. D’une certaine manière, le congrès de 1876 relance le débat. De fait, des discussions se déroulent sur l’éventualité de telles candidatures aux élections législatives. Un jury ouvrier est proposé pour sélectionner des candidats potentiels. Et de manière à prévenir toute compromission avec les partis « bourgeois », il est réclamé, de la part desdits candidats, la signature d’une démission en blanc. S’ils sont élus et ne donnent plus satisfaction à leurs mandataires, il sera ainsi possible de les contraindre à abandonner leur mandat. Enfin, il est affirmé qu’en tout état de cause, les chambres syndicales n’auront pas à se mêler de la préparation des élections, considérant que leur rôle est d’agir sur le terrain économique, dans l’espace de l’atelier, de l’usine ou du chantier .
Ce congrès de 1876, pourtant généralement jugé modéré dans ses prises de position, exprime donc un désir embryonnaire d’autonomie ouvrière. Après le retour des exilés de la Commune, cette dimension s’affirme davantage. Lors du congrès ouvrier de 1879, tenu à Marseille, la commission des résolutions, qui examine la « question politique », demande « qu’avant toute chose le prolétariat fasse une scission complète avec la bourgeoisie et se sépare d’elle sur tous les terrains à la fois : intellectuel, juridique, politique et économique ».
Pour cela, la capacité à fonder librement des structures professionnelles est indispensable. D’ailleurs, le congrès de 1876 n’avait pas manqué de le rappeler :

« Les travailleurs entendent faire eux-mêmes leurs propres affaires et ne réclament que la liberté de réunion et d’association comme le seul moyen d’équilibre dans la production et la consommation, les rapports entre le capital et le travail . »

C’est justement cette année-là, le 4 juillet 1876, que le député Lockroy et vingt-et-un de ses collègues déposent à la Chambre une « proposition de loi relative à la reconnaissance légale, à l’organisation et au fonctionnement des chambres syndicales patronales et ouvrières ». L’un de ses articles, obligeant les syndicats à déposer annuellement les noms et adresses de leurs membres, rencontre l’opposition du premier congrès ouvrier, où le délégué de la chambre syndicale des mécaniciens de Paris affirme qu’« au lieu de nous proposer la liberté, on nous offre de nouvelles chaînes qui, en devenant légales, n’en seront pas moins des chaînes ».
Quoi qu’il en soit, avec la dissolution de la Chambre en 1877, la proposition Lockroy ne vient pas en discussion. Mais ce n’est que partie remise, d’autant plus que l’essor du mouvement gréviste, très net au tournant des années 1870-1880, inquiète l’appareil d’État. En outre, le syndicalisme est en passe de devenir un fait social : en 1880, il existe en France 478 organisations ouvrières rassemblant 64 000 syndiqués ; l’année suivante, à Paris, quelque 150 organisations ouvrières avec plusieurs dizaines de milliers d’adhérents sont dénombrées . Certes, la fiabilité des chiffres peut être discutée ; en outre, ils paraissent de toute façon modestes, compte tenu d’une population ouvrière d’environ cinq millions d’individus. Mais la tendance est là, qui marque une dynamique de croissance du militantisme du monde des prolétaires.
Sans doute conscient de ces évolutions, soucieux à la fois de les formaliser et de les accompagner, le gouvernement dépose en novembre 1880 un nouveau projet, appelé à devenir, après modifications, la loi du 21 mars 1884. Au cours de ces années, la question syndicale ne quitte quasiment pas les bancs du Parlement.
Parvenu au terme de sa prime jeunesse et au seuil de son deuxième âge, le syndicalisme a d’ores et déjà acquis une part non négligeable des traits de sa maturité, tels que la recherche d’une démarche autonome, ou la distanciation corollaire vis-à-vis de l’État et des partis politiques. Il est également tiraillé entre, d’une part, l’espace de respiration que lui donnent la tolérance dont il bénéficie et la perspective de sa légalisation, et, d’autre part, l’ambiguïté portée par son intégration en germe à la société. En somme, les débats, les contradictions et les tensions récurrentes qui jalonnent la vie du salariat organisé prennent leurs racines au cours de ce premier âge.

De 1884 à la Seconde Guerre mondiale : la progression d’un fait social en voie de banalisation et d’intégration

Les débats auxquels donne lieu l’élaboration de la loi du 21 mars 1884 « relative à la création des syndicats professionnels » sont assez clairs en ce qui concerne les objectifs recherchés par ses promoteurs. Légaliser l’organisation ouvrière, pensent-ils couramment, revient à faciliter l’apprivoisement des modes d’action de l’univers laborieux.
Certes, les préventions n’ont pas encore disparu, loin s’en faut. En particulier, la crainte de voir les unions de syndicats dériver du champ professionnel vers le terrain politique est vive chez une frange d’élus conservateurs. Au fond, très tôt et d’une façon qui pourrait être qualifiée de lucide, certains ont compris l’illusion qu’il y a à croire que le terrain de la revendication sociale pourrait ne pas inévitablement rencontrer celui de la logique politique du système dans lequel elle se meut. Le sénateur Béranger l’exprime sans détour :

« Quel est l’intérêt de métier qui pourra être commun à des professions différentes ? Je défie qu’on puisse vous le dire. En réalité, il ne peut y avoir et il n’y en aura qu’un, celui qui résulte de la condition commune de tous les adhérents […]. Et comme cette condition commune, c’est d’appartenir également à la condition ouvrière, les vrais intérêts qu’on mettra en commun, ceux pour lesquels on s’associera afin d’en poursuivre le triomphe, ce seront des intérêts de classe, c’est-à-dire des intérêts politiques . »

Ces appréhensions ne suffisent cependant pas à chasser la perception du syndicat comme un instrument modérateur potentiel, capable de tempérer les ardeurs des plus combatifs et d’encadrer l’activité revendicative, à l’instar de ce que démontre l’exemple anglais, volontiers cité par les parlementaires soutenant le projet. Écoutons ainsi le député du Rhône Brialou, ancien ouvrier tisserand qui, en 1871, participa à la Commune lyonnaise :

« Ce qui facilite les grèves, c’est le manque d’organisation sérieuse qui livre la plupart du temps les corporations à la merci des coups de tête irréfléchis de quelques hommes inconséquents […]. Tandis qu’avec les syndicats, composés généralement des hommes les plus sérieux et les plus intelligents des corporations, vous pouvez être certains que tous les moyens de conciliation seront toujours employés jusqu’à la dernière extrémité . »

En ces débuts de deuxième révolution industrielle, alors que la « question sociale » gagne du terrain, sur fond de multiplication des usines, le souci d’intégration du monde ouvrier, dont les rangs grossissent inexorablement, n’est pas non plus totalement absent des motivations politiques. Tolain, l’inspirateur du « Manifeste des Soixante », devenu sénateur, exprime assez bien ce point de vue :

« Nous avons la conviction profonde que c’est dans les syndicats professionnels que se trouveront bientôt les plus puissants éléments de sécurité publique, de progrès industriel et de progrès social . »

La loi de 1884 est en effet votée en plein processus d’installation de la « condition ouvrière ». Entre les dernières années du XIXe siècle et la veille de la Seconde Guerre mondiale, les droits du monde du travail progressent, des protections moins rudimentaires lui sont attribuées, tandis que le salaire commence timidement à donner droit à des prestations hors travail. Dans le cadre de cette intégration des ouvriers à la société, le pouvoir républicain considère que les syndicats ont leur rôle à jouer. Et en retour, leurs modes de contestation et d’organisation sont acceptés et tendent à se banaliser. La loi de 1864 dépénalisant la pratique gréviste et celle de 1884 contribuent à organiser la sortie du face à face sans témoins entre l’ouvrier et le patron, dans lequel la loi Le Chapelier avait voulu enfermer l’univers du labeur. Autrement dit, « une reconnaissance juridique du groupe des travailleurs comme interlocuteur collectif apparaît… ».
Le texte législatif crée un droit par lequel la France s’aligne sur ses principaux voisins d’Europe occidentale, où les décennies 1870-1880 voient s’installer solidement la reconnaissance du fait syndical, après de multiples oscillations de la législation. Mais en France comme ailleurs, ce droit ne va pas sans garde-fou .
Après que son premier article a notamment abrogé la loi Le Chapelier et les dispositions répressives du Code pénal, l’article 2 de la loi peut affirmer que :

« Les Syndicats ou Associations professionnelles, même de plus de vingt personnes exerçant la même profession, des métiers similaires, ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement sans autorisation du gouvernement. »

L’article 3 donne une définition volontairement corporatiste du syndicalisme, auquel il ne s’agit bien sûr nullement d’ouvrir les portes du champ politique :

« Les Syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. »

Plus largement, la loi « n’est pas allée jusqu’au bout de la logique de reconnaissance du social qu’elle impulsait à son corps défendant. En ne garantissant pas la liberté syndicale par des sanctions efficaces à l’encontre des employeurs réfractaires, en ne reconnaissant pas l’existence des unions de syndicats , elle a justifié le soupçon d’équivoque qui avait présidé à sa naissance dans le monde ouvrier. Il faudra une bonne dizaine d’années avant qu’il ne commence à se dissiper ». Ajoutons que le soupçon est également nourri par l’article 4 du texte, qui oblige les chambres syndicales à déposer leurs statuts et les noms de leurs administrateurs ou de leurs dirigeants en mairie et, à Paris, en préfecture. Cela conduit d’ailleurs plusieurs dizaines d’entre elles à « renoncer aux avantages juridiques que leur apporte la loi […] plutôt que de se plier aux obligations qu’elle entraîne », avec pour conséquence, en 1893 par exemple, la dissolution de trente-trois organisations parisiennes qui ne se sont pas mises en conformité avec la mesure législative.
De surcroît, se dégage rapidement une « conception restrictive de la loi ». La « doctrine admet que la législation syndicale ne concerne pas les fonctionnaires ». Sans compter qu’au cours des premières années qui suivent son application, la jurisprudence ne parvient pas à « empêcher les patrons de refuser l’embauchage de certains ouvriers pour le seul motif, expressément déclaré, qu’ils font partie d’un syndicat professionnel », au nom du « libre choix de [leur] personnel ».
Quoi qu’il en soit de ses défauts et autres insuffisances, la loi de 1884 constitue, replacée dans une perspective globale et de longue durée, un premier pilier d’importance sur le chemin du processus d’institutionnalisation du syndicalisme. Et très vite après son adoption, les autorités s’emploient à dissiper les préjugés qui l’entourent. C’est en effet sans doute conscient d’une certaine expectative syndicale, ainsi que de la grogne patronale, que le 25 août 1884, le ministre de l’Intérieur, Waldeck-Rousseau, diffuse une circulaire recommandant aux préfets une démarche prudente, propre à écarter les soupçons d’une volonté de surveillance de la part de l’appareil d’État. Une bonne dose de neutralité bienveillante leur est demandée :

« Quant à la création des syndicats, laissez l’initiative aux intéressés qui, mieux que vous, connaissent leurs besoins. Un empressement généreux mais imprudent ne manquerait pas d’exciter des méfiances. Abstenez-vous de toute démarche qui, mal interprétée, pourrait donner à croire que vous prenez parti pour les ouvriers contre les patrons ou pour les patrons contre les ouvriers. Il faut et il suffit que l’on sache que les syndicats professionnels ont toutes les sympathies de l’administration et que les fondateurs sont sûrs de trouver auprès de vous les renseignements qu’ils auraient à demander . »

En règle générale, les militants ouvriers s’emparent d’ailleurs sans tarder des marges de manœuvre inédites accolées à l’existence légale de l’organisation salariale. Le fait syndical commence véritablement à s’épanouir. Le regroupement par profession et par localité prédomine encore. Mais dès les années 1870-1880, plusieurs corps de métier commencent à se coordonner en créant des fédérations nationales, tels les chapeliers, les charpentiers ou les ouvriers du Livre. Après 1884, le mouvement s’accélère et gagne en particulier des secteurs économiquement aussi importants que les cheminots, le textile, le bâtiment ou les mines. Mais les premiers pas de ces regroupements sont compliqués et « leur structure nationale est assez fragile car elles manquent de bases locales et s’appuient chacune sur quelques secteurs régionaux seulement ».
Au cours de cette période éclot également la première structure nationale et interprofessionnelle : du 11 au 16 octobre 1886 se tient, à Lyon, le congrès constitutif de la Fédération nationale des syndicats et des groupements corporatifs de France. Cependant, celle-ci rassemble peu d’adhérents au cours de ses neuf années d’existence. Il faut dire notamment que fondée à l’initiative des partisans de Jules Guesde, « hostiles à toute autonomie syndicale », elle s’inscrit à contre-courant de la tendance à l’autonomie ouvrière qui gagne les militants ouvriers.
En février 1887 est par ailleurs inaugurée, avec l’appui des autorités municipales, la Bourse du travail de Paris, la première d’une longue liste . L’émergence et le succès de cette sorte de « maison des travailleurs » expriment un besoin de solidarité locale qui demeure fort, ainsi que la préoccupation du placement professionnel. Ces bourses ne restent cependant pas repliées sur elles-mêmes. Tout en contribuant au long et difficile processus de décloisonnement des métiers, elles s’organisent en réseau national, comme l’illustre en février 1892 la tenue du congrès constitutif de la Fédération nationale des Bourses du travail, qui en rassemble dix sur les quatorze alors existantes. Celui qui s’impose à sa tête, Fernand Pelloutier, devient en outre l’une des figures majeures du mouvement syndical fin de siècle .
Le syndicalisme chrétien n’attend, lui également, que peu de temps après le vote de la loi de 1884 pour s’installer dans le paysage militant national. C’est en effet en septembre 1887 que naît le premier syndicat de cette obédience, celui des Employés du commerce et de l’industrie .
En somme, si la solidarité à fondement local et professionnel conserve une prégnance majeure dans les modes d’organisation ouvrière, la préoccupation de rassembler la diversité du salariat industriel dans une même structure avance. La première initiative du genre, nous l’avons dit, a certes vite échoué sur l’écueil déjà aiguisé de la relation syndicat-parti. Pour autant, les syndicalistes conscients de la communauté d’intérêt que fonde la sujétion du travail au capital et de l’efficacité que peut représenter l’agrégation de l’univers laborieux au sein d’une même entité ne désarment pas. En septembre 1895, des délégués de vingt-six fédérations d’industrie ou de métier, de dix-huit Bourses du travail et de cent vingt-six chambres syndicales isolées, réunis en congrès à Limoges, créent la CGT. Ses débuts sont modestes :

« Elle ne possédait qu’un tout petit bureau au premier étage de la Bourse du Travail, rue du Château-d’Eau. Le particularisme syndical subsistait. Les organisations adhérentes ne payaient pas ou mal leurs cotisations […]. Faute d’autorité, le Conseil national administrait, mais il ne dirigeait pas . »

Cette confédération historique prend véritablement son envol en septembre 1902, au cours de son congrès tenu à Montpellier. En effet, la Fédération des Bourses du travail, qui avait jusque-là soigneusement conservé son autonomie au sein de la centrale et continuait de tenir ses propres congrès, est dissoute. Deux sections confédérales sont mises en place : celle des fédérations d’industrie, de métier et de syndicats isolés, et celle de la Fédération des Bourses du Travail. C’est la « victoire du principe des fédérations nationales sur le localisme des bourses du travail » et de ceux qui, depuis la naissance de la CGT, réclament que « l’unité syndicale se réalise pleinement ».
Si le congrès de Montpellier met en effet un terme à la concurrence avec les Bourses du travail, cela ne signifie pas pour autant l’hégémonie du syndicalisme confédéré et le dépassement des identités de métier . En effet, de puissantes fédérations d’industrie tardent à se constituer ou à intégrer la CGT. Ainsi faut-il attendre 1907 pour que se crée en son sein une Fédération du Bâtiment, susceptible de résorber l’éparpillement de cette industrie en Fédérations de métiers ; la Fédération des mineurs, quant à elle, n’intègre la CGT qu’en 1908.
Déjà, la difficulté, voire l’impossibilité du mouvement syndical français à se vivre autrement que dans l’émiettement et le pluralisme est présente. Et lorsqu’à l’orée de la Première Guerre mondiale, la CGT réussit enfin à regrouper l’essentiel du monde ouvrier organisé, elle est à la veille de voir surgir de nouvelles rivalités, attisées par les divisions idéologiques et politiques qui, à partir de l’entre-deux-guerres, scandent l’histoire du syndicalisme.
En 1919 est fondée une première confédération concurrente, la CFTC, aux forces circonscrites mais à l’existence vite enracinée. Deux ans plus tard, la CGT elle-même se déchire, au point de connaître une première scission. Elle intervient sur fond de discorde politique, dans le cadre d’un après-guerre marqué par le rayonnement de la Révolution russe et la percée du communisme en France : en 1922, les militants proches du Parti communiste né au congrès de Tours de 1920 fondent la CGTU ; les syndicalistes qui se reconnaissent plutôt dans la SFIO maintenue ou qui craignent l’inféodation du syndicat au parti politique gardent les clés de la « vieille » CGT. Et si l’élan du Front populaire permet la réunification CGT-CGTU de mars 1936, elle s’avère de courte durée. Le 18 septembre 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale est engagée et que l’URSS a contracté un pacte avec l’Allemagne d’Hitler, le bureau confédéral de la CGT vote une déclaration de rupture avec les communistes qui ne condamnent pas les accords germano-soviétiques. Cela conduit à une scission de fait, par l’éviction des ex-unitaires, entérinée par la commission administrative confédérale du 26 septembre. Il faut ensuite attendre le 17 avril 1943 pour que les accords du Perreux permettent une nouvelle réunification .
Au cours de ce deuxième âge, le pluralisme organique du syndicalisme apparaît donc comme une donnée puissamment enracinée dans le paysage social français, jamais démentie jusqu’à nos jours.
Cette période est également cruciale parce que s’y cristallisent les valeurs, les principes qui constituent, sur la longue durée, le socle identitaire original du mouvement syndical de notre pays. La « charte d’Amiens » en résume brièvement la substance en lignes . Quelques grandes dimensions en ressortent : la défense des revendications immédiates ou, en d’autres termes, la gestion au quotidien de la souffrance ouvrière et des moyens de la soulager ; la volonté de renversement du système capitaliste, pour le remplacer par une nouvelle société dans laquelle les travailleurs s’approprieraient, avec leurs organisations, les moyens de production ; l’immersion autonome du fait syndical dans le champ politique. L’horizon proposé ici est à la fois celui du moment présent et celui de l’avenir. Autrement dit, le syndicalisme assume une double dimension de défenseur prosaïque des intérêts professionnels et de créateur d’utopies. Dépassant le cadre corporatiste que lui attribuait, comme un carcan, l’article 3 de la loi de 1884, il proclame avoir compris que « l’action des syndicats déborde presque inéluctablement les limites du terrain professionnel. Il leur apparaît, en effet, que leurs revendications butent sur des obstacles ne tenant pas uniquement aux conditions et relations de travail mais aux structures mêmes de la Société. S’interdire de les mettre en cause, c’est s’accommoder d’une situation où le possible est tôt atteint et reste très en deçà des aspirations ».
Sur le plan quantitatif, la légalisation et la banalisation du fait syndical ne marquent certes pas une ruée du monde ouvrier vers les organisations créées pour défendre leurs intérêts. Cependant, jusqu’à la veille de la Grande Guerre, le syndicalisme français, à l’instar de ses homologues ouest-européens, connaît une montée en puissance régulière et continue. En revanche, une fois la paix revenue, son destin numérique le distingue rapidement de celui de ses voisins :

Taux de syndicalisation en France, en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni de la fin du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale (en %)

France Allemagne Belgique Italie Pays-Bas Royaume-Uni
1892-94 3,07 2,2 —- —- 2,2 10,6
1900 4,78 5,7 3,9 —- —- 12,7
1905-07 7,36 10,2 —- 6,84 —- 11,9
1910 8,75 18,1 6,88 8,15 10,98 14,6
1914 8,98 16,9 9,93 9,59 13,78 23
1920 12,68 52,6 37,2 39,9 31,41 45,2
1923-26 9,04 29 33,29 —- 22,27 30,1
1930-33 8,45 33,7 35,05 —- 33,18 25,4
1937 38,8 —- —- —- 28,97 29,6

Le phénomène est manifeste, la Belle Époque, celle du tournant des XIXe-XXe siècles, est également un peu celle du mouvement ouvrier. À l’instar de l’activité revendicative , c’est le temps de son essor sur le vieux continent. Mais d’ores et déjà apparaît, en la matière, une tendance historique lourde du syndicalisme français : sa modestie quantitative. En effet, alors que dans les autres nations d’Europe occidentale, une propension au renforcement, puis à la consolidation numérique des structures syndicales se produit de l’orée du XXe siècle à l’entre-deux-guerres, la France reste à l’écart de cette situation quasi commune. Dès les années qui précèdent la Grande Guerre, elle semble avoir atteint une sorte d’étiage en présentant un taux de syndicalisation proche de 10 % qui, si l’on excepte l’éphémère éclaircie de l’immédiat après-guerre et la ruée syndicale de 1936-1937 produite par le Front populaire, n’est jamais démenti jusqu’au second conflit mondial.
Cela dit, la maigreur de ses rangs militants n’empêche pas le mouvement ouvrier français d’atteindre une reconnaissance croissante et une place grandissante dans la société industrielle. D’une part, l’intervention syndicale dans les rapports sociaux au sein de l’entreprise tend, bon an mal an, à se banaliser et, d’autre part, sa reconnaissance par l’appareil d’État se renforce.
En France, le patronat est d’essence combative et se résigne malaisément à accepter la contestation de son pouvoir absolu. Il n’hésite d’ailleurs pas à établir des « listes noires » et à se débarrasser des syndicalistes, actes qui sont d’ailleurs à la source de revendications de grève, particulièrement ente les années 1880 et 1930 . Malgré tout, les employeurs se résolvent progressivement à discuter avec les militants ouvriers, notamment pour mettre un terme aux grèves, menées de plus en plus fréquemment par les organisations du monde du travail . En somme, avec lenteur et réticences, mais comme souvent en matière de relations sociales, nécessité commence à faire œuvre de loi.
Pour sa part, le pouvoir politique étend le domaine de la syndicalisation, renforce le champ d’intervention juridique des organisations de travailleurs et permet peu à peu aux représentants des ouvriers de bénéficier d’une existence légale à l’intérieur même du lieu de production. La Première Guerre mondiale constitue un moment important dans cette évolution. Loin d’avoir entrepris d’attiser les braises de l’antipatriotisme, le mouvement syndical s’est largement rallié à l’Union sacrée et s’est impliqué dans son fonctionnement. Des syndicalistes siègent par exemple au sein d’organismes officiels chargés de participer à la gestion de l’effort de guerre et, en août-septembre 1917, il est accordé aux ouvriers des usines d’armement des délégués d’atelier, institution dont « la mise en place […] est foudroyante et générale… ». Si leur rôle est limité et ne survit guère à la fin des hostilités, il n’empêche que la représentation des salariés pose enfin un pied sur le sol jalousement gardé de l’espace de l’usine .
La conjoncture particulière que représente la conflagration mondiale forge donc les prémices accélérées de l’intégration accentuée du fait syndical au fonctionnement de la société. Au cours de ces moments charnières, les discours optimistes des promoteurs de la loi de 1884 paraissent trouver, d’une certaine manière, un début de concrétisation. Les organisations de salariés abandonnent, aux yeux de l’appareil d’État, les oripeaux d’un spectre menaçant et s’érigent en possibles partenaires dans la gestion du champ social. Cette dimension supplémentaire de l’intégration du syndicalisme connaît des étapes notables dans l’entre-deux-guerres. La loi du 25 mars 1919 sur les conventions collectives en fait partie. Si la pratique existait déjà , ces accords patronat-syndicat ne disposaient pas encore d’un cadre juridique contraignant. Avec ce texte, ils prennent un caractère impératif et, surtout pour ce qui nous intéresse, « la seconde nouveauté [de la loi] résulte de la reconnaissance au profit des syndicats du droit d’agir en justice en vue de faire appliquer la convention, par substitution, le cas échéant, aux individus lésés. Ceci équivaut à la reconnaissance d’un intérêt collectif dont le garant naturel est l’acteur collectif par excellence : le syndicat ». Face notamment à l’hostilité du patronat , il faut cependant attendre le Front populaire pour que l’usage de la négociation collective franchisse un palier déterminant. Autrement dit, il est raisonnable de se garder de surestimer, dans un premier temps, la fréquence de cette pratique ; il y a encore loin du collective bargaining à l’anglaise. La régulation des rapports sociaux demeure, en France, d’essence conflictuelle. Mais une marche supplémentaire vers la banalisation de la forme syndicale est gravie.
Une autre l’est au milieu des années 1920. Le gouvernement déclare en effet le 17 juin 1924, à propos des fonctionnaires et par la voix du président du Conseil du Cartel des gauches Édouard Herriot, qu’il « ne leur interdit pas l’organisation professionnelle. Il leur accorde donc le droit syndical ». Comme nous l’avons souligné précédemment, les employés de la puissance publique n’ont pas bénéficié immédiatement de la loi de 1884. Cela ne les a pas empêchés de se regrouper, mais en subissant régulièrement les foudres de leur employeur, peu enclin à se résoudre à admettre le mouvement syndical comme un interlocuteur légitime. Une circulaire qu’Édouard Herriot diffuse en août 1924 demande au contraire aux directeurs et chefs de service d’entretenir des relations professionnelles « avec tous les groupements professionnels ». Cependant, s’il y a une tolérance nouvelle, voire une reconnaissance politique du syndicalisme des personnels de l’État, il n’existe pas pour eux, jusqu’aux lendemains du second conflit mondial, de droit syndical à part entière, ni d’ailleurs de droit de grève .
Par ailleurs, au tournant des années 1920-1930, la démarche d’association des organisations de travailleurs à la dimension sociale encore très limitée de l’appareil d’État reprend. Lorsque les premières assurances sociales sont instituées par des lois de 1928 et 1930, des syndicats « réformistes » s’impliquent dans le système, au premier rang desquels la CGT confédérée, mais aussi la CFTC, au grand dam des syndicalistes unitaires proches du PCF. Certes, on est loin de l’effet de masse produit par l’investissement des syndicats allemands, dès le tournant des XIXe-XXe siècles, dans le système d’assurance-maladie bismarckien . En 1931, sur les 793 caisses d’assurances sociales recensées en France, 15 seulement sont des caisses syndicales . Pour autant, la modeste participation militante à cet embryon d’État social est une illustration supplémentaire de la progression certes lente et circonscrite, mais néanmoins réelle de l’intronisation du monde du travail organisé à des fonctions qui le mènent à s’intégrer au fonctionnement d’instruments érigés par le pouvoir politique.
Au terme de ce deuxième âge est donc déjà bien engagé le cheminement conduisant le syndicalisme à occuper la fonction de régulateur social, parallèlement à celle de contestation organisée et maîtrisée des conditions de production ou, plus largement, de la physionomie inégalitaire de la société. Son institutionnalisation prochaine se construit pierre après pierre, et l’édifice prend forme de plus en plus nettement à mesure qu’approche la Seconde Guerre mondiale.
Le Front populaire, dans la foulée de la vague de grèves sans précédent de mai-juin 1936, représente à cet égard un ultime palier essentiel. Ainsi la loi du 24 juin 1936 sur les conventions collectives assoit-elle l’institution des délégués du personnel. Il est en effet prévu que toute convention collective devra consacrer un article à la liberté syndicale et un autre à la mise en place des délégués du personnel dans les entreprises industrielles de plus de dix salariés . Ceux-ci détiennent une fonction de porte-parole en matière de salaires, de conditions de travail, d’hygiène et de sécurité. En revanche, selon une constante de notre histoire, ils ne disposent d’aucune forme de pouvoir contraignant. L’objectif semble d’abord d’organiser l’apaisement social, après un printemps 1936 agité .
Durant ce même moment du Front populaire, la politique contractuelle prend en outre véritablement son essor. De juin 1936 à mars 1938, 5 702 conventions collectives sont enregistrées, contre 2 343 au cours des quinze années 1919-1933 . Il s’agit là d’une manifestation de plus de la banalisation du syndicalisme, celle-ci ayant été en l’occurrence certainement précipitée par un patronat quelque peu effrayé par la pratique des grèves avec occupation. Il se convainc donc davantage qu’auparavant de l’utilité qu’il peut y avoir à reconnaître la fiabilité de l’interlocuteur militant organisé .
Les années 1938-1944 ouvrent une parenthèse aux allures tragiques dans ce processus de transition vers l’institutionnalisation du syndicalisme. Le gouvernement Daladier déconstruit certaines grandes réformes sociales du Front populaire, en particulier en matière de durée du travail, et inflige, avec la répression qui suit la grève généralisée du 30 novembre 1938, une défaite paralysante à la CGT .
Bien plus sûrement encore, le gouvernement de Vichy s’emploie à étouffer la pratique gréviste et le fait syndical. Le 16 août 1940, une loi dissout tous les « groupements généraux rassemblant à l’échelle nationale les organisations professionnelles et ouvrières » : les syndicats de salariés et de patrons disparaissent. Le 9 novembre, René Belin, ancien secrétaire de la CGT et ministre de la Production industrielle et du Travail, signe le décret portant dissolution de la CGT, de la CFTC et des organismes patronaux. Jusqu’à la Libération, le mouvement ouvrier est divisé entre un syndicalisme clandestin qui s’intègre à la Résistance et un syndicalisme « légal » institué par la Charte du travail de 1941, qui met de surcroît la grève hors-la-loi . Bref, en quelque mois, l’histoire du syndicalisme fait un bond en arrière le ramenant à la situation d’avant 1884.
Cette parenthèse refermée, la reconstruction qui suit le départ de l’occupant allemand et l’effondrement de son appendice vichyste conduit à une reprise accélérée du cours de l’histoire du syndicalisme. Un troisième âge éclot.

De la Seconde Guerre mondiale au tournant des années 1970-1980 : l’institutionnalisation d’un contre-pouvoir intégré

L’après-guerre et les Trente Glorieuses installent le syndicalisme en contre-pouvoir institutionnel, à « dimension “gouvernante” ».
Cette période est celle du triomphe de la « condition salariale » : en Europe occidentale, les États sociaux placent en leur centre ceux qui vendent leur force de travail, leur offre des garanties contre les accidents de l’existence, leur accorde des droits d’une extension jusqu’alors inconnue . Cela implique notamment d’offrir aux organisations de défense du salariat un rayonnement reconnu et garanti par l’appareil d’État. La réalisation de cette étape cruciale passe en particulier par deux dimensions complémentaires : la légitimation accomplie du fait syndical dans l’espace public, politique de la cité ; la légalisation juridique de sa présence dans l’espace privé du lieu de travail.
La reconnaissance officielle pleine et entière de l’exercice du droit syndical dans l’espace public intervient pour l’essentiel dans les moments d’effervescence sociale de la reconstruction d’après-guerre, marqués par la naissance d’une nouvelle République. En l’espace de deux années, le syndicalisme se voit affublé de ses titres de noblesse institutionnelle, qui le placent en situation de disposer d’une légitimité sans précédent, mais renforcent aussi la tension entre son essence contestataire et sa fonction de régulation.
Le programme du CNR, élaboré avec le concours des représentants syndicaux et adopté en mars 1944, avait placé en deuxième position des mesures sociales « à appliquer dès la libération du territoire », tout juste après le « droit au travail et le droit au repos », la reconnaissance du fait syndical : « La reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale », tel est le projet consensuel des organisations partie prenante de la Résistance.
Les actes ne tardent pas. Le 22 juillet 1944 à Alger, l’Assemblée consultative provisoire vote à l’unanimité le rétablissement des libertés syndicales. Une fois la libération du territoire métropolitain achevée, la mise en application initiale de la déclaration de principe du CNR est rapidement matérialisée, d’abord par l’ordonnance du 22 février 1945 sur les comités d’entreprise . Sa préparation et son contenu sont d’ailleurs particulièrement instructifs. À un moment où le champ social, en ruines en ces lendemains de guerre mondiale, doit être rebâti, l’enjeu consiste particulièrement à déterminer quelle place, quel pouvoir, donc quelle puissance accorder aux représentants des salariés, au sein même du périmètre concret de déploiement du procès de travail. Or, l’exposé des motifs de l’ordonnance est à cet égard sans équivoque :

« Ces comités ne sont pas dans le domaine économique des organes de décision. Il a semblé indispensable de laisser au chef d’entreprise qui a devant la nation la responsabilité de l’affaire qu’il dirige, une autorité correspondant à sa responsabilité. Les comités d’entreprise seront donc consultatifs, sauf en ce qui concerne la gestion des œuvres sociales de l’entreprise . »

Sont donc tracées d’emblée les limites du contre-pouvoir syndical. La règle énoncée ici ne connaîtra pas réellement d’exception efficiente par la suite ; elle peut être traduite de la sorte : le salariat organisé dispose des moyens légaux d’équilibrer pour une part le pouvoir patronal, voire de s’insurger contre son éventuel exercice exagérément autoritaire, mais certainement pas de contester directement et en profondeur la suprématie de ses décisions sur l’essentiel. Autrement dit, il n’est nullement question de laisser les représentants des salariés influer sur les choix stratégiques qui engagent l’entreprise et encore moins d’offrir le signal, d’une manière ou d’une autre, d’une modification en profondeur du système d’exploitation capitaliste. D’ailleurs, l’idée d’un droit de veto en matière économique pour les comités d’entreprise, souvent évoquée dans les programmes de la gauche jusqu’en 1981, n’a jamais été mise en pratique et semble de nos jours abandonnée.
En 1945, le syndicalisme entre donc dans une phase d’acquisition d’une légitimité aux dimensions inédites qui, pour autant, ne doit aucunement aller jusqu’à lui octroyer les moyens de perturber outre mesure l’ordre établi du système dominant. Au contraire, il ne va pas tarder à se trouver placé en situation d’auxiliaire indispensable à ce dernier dans la gestion du progrès et de son indispensable corollaire, la paix sociale ou, pour le moins, la contestation contrôlée.
La reconnaissance du fait syndical trouve une première forme d’aboutissement dans son institutionnalisation. En effet, le préambule de la constitution de la IVe République (1946), repris par celle de la Ve République (1958), grave dans le marbre des tables de la loi fondamentale le droit de se syndiquer :

« Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. »

Après avoir, dans l’alinéa suivant, également érigé le droit de grève en droit constitutionnel , le préambule de la constitution légitime, en théorie, l’implication du salariat, par le biais de ses mandataires, au fonctionnement économique et social de l’entreprise :

« Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »

Cette déclaration de principe peine cependant à trouver une dimension pratique. En effet, le champ d’action accordé aux comités d’entreprise, que nous venons d’évoquer, tend à contredire ces lignes. De plus, les syndicats ne disposent pas encore d’une existence légale épanouie dans l’entreprise.
Pour autant, désormais adoubé par le champ politique, le mouvement syndical dispose de larges prérogatives et commence à prendre pleinement part au fonctionnement des différentes mailles de l’État social (protection sociale, assurance chômage, caisses de retraite, etc.), que les partis politiques qui se réclament du monde du travail – le PCF et le PS-SFIO – ont d’ailleurs amplement contribué à tisser par leur participation aux gouvernements tripartites. Cette participation des syndicats, d’ailleurs appelée à s’élargir, avec le temps, à la gestion commune de « pans entiers de l’administration économique et sociale (l’emploi, la formation professionnelle, la Sécurité sociale) », peut mener à les assimiler « implicitement à des institutions publiques ». Cette situation est naturellement susceptible de nourrir une forme de solidarité, voire d’identification des organisations de salariés aux structures dominantes, à commencer par l’appareil d’État lui-même. En retour, cela ne peut que compliquer la capacité du mouvement syndical à faire vivre, sans arrière-pensées, sa dimension de contre-pouvoir.
Pour ce qui concerne la reconnaissance du syndicalisme dans l’espace privé de l’entreprise, elle est bien plus longue à se dessiner. Certes, nous l’avons constaté, des progrès ont été observés en 1917 et en 1936. Mais les délégués institués alors l’étaient en tant que représentants du personnel, et non en vertu d’un droit de cité, en tant que telles, de leurs organisations. En d’autres termes, ces élus ne constituaient pas l’expression de la reconnaissance de la légitimité du syndicat dans l’espace de travail.
Après la guerre, de nouvelles étapes sont franchies. Il est ainsi reconnu au syndicat un droit de représentation dans les comités d’entreprise. Puis la loi du 16 avril 1946 évoque des « emplacements obligatoires destinés aux communications syndicales », tandis que celle du 27 avril 1956 sanctionne les pratiques discriminatoires en matière de libre exercice du droit syndical .
Malgré tout, là encore, la logique d’ensemble s’est fort peu déplacée. La conception dominante « continue à envisager le droit syndical comme la consécration d’une liberté publique d’essence individuelle, non comme un droit pour le syndicat d’exister au niveau de l’entreprise ». D’ailleurs, les syndicalistes qui siègent au sein de comités d’entreprise ou portent la parole de leurs camarades le sont en tant que salariés de leur établissement. Leur légitimité provient d’un processus électoral interne à l’espace de production ; elle ne découle pas de l’appartenance à une institution à laquelle le droit de désigner de manière souveraine ses propres représentants continue de rencontrer l’hostilité patronale : « L’exercice de l’action syndicale à l’intérieur de l’entreprise enlèverait manifestement à cette dernière le caractère qu’elle doit conserver d’être exclusivement un lieu de travail où la neutralité est essentielle », écrit par exemple le patronat de la métallurgie en 1950.
Pour forcer plus complètement les portes entrouvertes de cet espace privé, les syndicats se trouvent contraints d’attendre une vague de grèves d’un niveau jamais atteint en France, celle du printemps 1968. C’est en effet dans le relevé de conclusions de Grenelle du 27 mai 1968, destiné à calmer l’agitation sociale, que figure une annexe spéciale sur le droit syndical dans l’entreprise. S’y trouve notamment inscrit l’engagement du gouvernement de présenter un projet de loi en ce sens, après de nouvelles discussions entre les syndicats et le patronat. Et de fait, sept mois plus tard, la loi du 27 décembre 1968 entérine enfin officiellement la présence et l’activité militantes dans l’entreprise.
L’article initial de ce texte énonce ainsi le principe général selon lequel « l’exercice du droit syndical est reconnu dans toutes les entreprises […]. Les syndicats professionnels peuvent s’organiser librement dans toutes les entreprises ». En particulier, parallèlement aux institutions élues (délégués du personnel, comités d’entreprise), il peut exister une institution proprement syndicale : le délégué du même nom, choisi par sa propre organisation, seule source de sa légitimité. À quelques encablures de l’achèvement des Trente Glorieuses, le fait syndical occupe donc le dernier espace d’investigation qui lui manquait pour parfaire sa fonction de contre-pouvoir institutionnalisé.
Il faut cependant souligner que la philosophie de cette loi est amplement identique à celle de l’ordonnance de 1945 sur les comités d’entreprise, et même, pour remonter encore plus loin, aux fondements de la loi de 1884. Tout d’abord, un peu dans le même ordre d’idées que le texte sur les comités d’entreprise, la loi de 1968 accroît également la capacité d’intervention militante, dans la mesure même où « la faculté officiellement ouverte désormais aux syndicats représentatifs de constituer des sections syndicales et de désigner des délégués syndicaux au sein de l’entreprise ouvre ainsi une nouvelle brèche dans l’exercice du pouvoir patronal ». Mais, comme le stipule l’exposé des motifs du texte voté par le Parlement, « sans pour autant remettre en question la nécessaire autorité du chef d’entreprise ». Une nouvelle fois, le législateur, cette autre facette de l’appareil d’État, prend soin de préserver la substance de l’ordre économique. Il ne s’agit pas de le remettre en cause d’une quelconque façon, ni de renforcer outrageusement des corps intermédiaires traditionnellement regardés avec méfiance par le pouvoir politique et qu’il ne saurait donc guère concevable d’imposer aux patrons à l’intérieur de leur entreprise, où le titre de propriété leur confère l’essentiel des pouvoirs. La pérennité de cette économie générale a pu faire écrire récemment encore qu’en « France, le pouvoir du chef d’entreprise reste total. Il n’y a aucun contre-pouvoir ».
D’autre part, dans le sillage des arguments des promoteurs de la loi légalisant le fait syndical en 1884, ceux qui soutiennent le principe contenu dans celle de décembre 1968 accordent aux organisations de salariés une dimension régulatrice. Comme l’écrit le rapport présenté trois ans plus tôt sur le sujet au Conseil économique et social :

« […] le pouvoir syndical demande à être reconnu comme tel, non pour remplacer les autres mais pour être considéré comme un partenaire à part entière et tirer de cette reconnaissance le droit de faire son métier comme les autres pouvoirs font le leur … »

On ne saurait mieux dire que le syndicalisme n’existe pas pour attiser les braises de la contestation de l’ordre économique et social, mais plutôt pour participer à la construction d’un équilibre susceptible de le rendre moins inégalitaire, donc acceptable, sinon recommandable.
Quoi qu’il en soit, l’œuvre législative sur laquelle repose le fait syndical est désormais fermement élaborée. Le dernier grand pilier qui lui manquait est établi. Intégrés à l’espace public, acceptés à l’intérieur du lieu de production, libérés des dernières entraves ou insuffisances légales à leur épanouissement généralisé, les syndicats parviennent à étendre notablement leur périmètre de rassemblement du salariat. Les ouvriers demeurent certes leur bastion de prédilection, mais le secteur tertiaire en expansion (fonctionnaires, employés, puis cadres) rejoint de plus en plus massivement leurs rangs. En somme, à la faveur de la croissance économique des Trente Glorieuses, en France comme en Europe occidentale, le syndicalisme connaît son apogée numérique.

Taux de syndicalisation en France, en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à la fin des Trente Glorieuses (en %)

France Allemagne
Belgique Italie Pays-Bas Royaume-Uni
1947-49 43,4 29,1 40,89 54,5 29,89 44,5
1952-57 23,9 37,2 57,04 50,3 37,7 44,5
1960-61 20,5 37,1 60,83 32,5 42,26 43,1
1964-65 20,1 36,5 59,68 31,9 40,98 44,2
1970-71 22,9 36,3 65,48 35,7 38,67 47,1

La distinction entre une Europe du Nord-Ouest où dominent des systèmes de cogestion pacifiée des relations sociales, accompagnés de taux de syndicalisation élevés, et une Europe du Sud marquée par une régulation conflictuelle des relations sociales , assortie d’une moindre adhésion aux organisations de salariés, ressort certes de manière relativement évidente du tableau qui précède. Cela dit, la tendance française à un syndicalisme sans adhérents, ou solidement rassembleur par brèves vagues circonstancielles (telles celles de 1919-1920 ou du Front populaire), connaît un long moment d’interruption. En effet, si l’on met à part le nouveau pic exceptionnel et de facture classique des années d’effervescence de l’après-guerre, le taux de syndicalisation se stabilise, pendant trois décennies, au double de ce qu’il était avant-guerre et de ce qu’il deviendra à partir des années 1980. Pour la première fois, « les estimations font état d’un développement ininterrompu jusqu’en 1976 », puis d’un « maintien du taux de syndicalisation jusqu’en 1978 », situé entre le cinquième et le quart du salariat. Manifestement, si une culture de l’avant-garde éclairée et déterminée imprègne l’histoire du syndicalisme français , l’étroitesse des taux de syndicalisation n’apparaît pas comme une fatalité. En outre, le pluralisme qui ne cesse de croître durant cette période ne constitue pas un obstacle à l’adhésion : la scission de la CGT en 1947, qui donne naissance à la CGT-FO et au renforcement du syndicalisme autonome (telle la FEN), puis celle de la CFTC en 1964 qui engendre la CFDT, paraissent alors davantage contribuer à élargir l’offre syndicale que constituer un frein au rassemblement du salariat.
Toujours est-il que le bilan global de cette trentaine d’années est assez clair. De l’après-guerre à la fin de la croissance économique, l’achèvement du processus d’inscription du monde du travail au cœur de la société contribue à parachever l’intégration du syndicalisme aux mécanismes de régulation de la société. Un double mouvement complémentaire s’ensuit : les organisations de salariés disposent d’une force participative inédite au système qui, en retour, les cantonne beaucoup plus qu’auparavant dans une posture de compromis ou d’échange fordien.
Cette logique n’exclut cependant pas les tensions sociales. La culture du rapport de forces l’emporte toujours, en France, sur la régulation négociée à l’allemande . Mais avec sa démarche propre, cette pratique du conflit contribue tout autant à la dynamique des changements provoqués par les Trente Glorieuses. Ici comme ailleurs, elle concoure à en amortir les effets trop brusques et peut rendre moins disharmonieux le partage des bénéfices de la croissance, contribuant ainsi à rendre acceptables les métamorphoses du procès de production, y compris lorsqu’elles s’accompagnent d’une intensification de la charge de travail induite par la recherche d’une productivité accrue. Au moins jusqu’au printemps 1968, au cours duquel la parole et les revendications portées par les travailleurs font ressortir les pesanteurs des termes de cet échange , ce système paraît convenablement fonctionner.
Cette situation nourrit une transition, sinon une inversion, dans la hiérarchie des valeurs portées par le syndicalisme français. Attaché au tournant des XIXe-XXe siècles à tenir les deux bouts qu’il percevait comme inséparables d’une même corde, c’est-à-dire la revendication quotidienne et l’utopie révolutionnaire, il se trouve, à partir des années 1950-1960, clairement associé à la gestion de la société et au fonctionnement maîtrisé de l’ordre économique. Les charges occupées dans ces domaines deviennent une caractéristique fondamentale de l’activité syndicale. Pour reprendre les concepts de Pierre Rosanvallon, la dimension d’« agence sociale » du salariat organisé est en passe de prendre inexorablement le pas sur son caractère de « mouvement social » : les services bureaucratiques rendus aux travailleurs tendent lentement mais sûrement à l’emporter sur la volonté de contestation par l’action directe (grèves, manifestations) . Cela n’implique pas alors le renoncement à la fonction de contre-pouvoir du syndicalisme, d’ailleurs utile, on l’aura compris, à la bonne marche de la société telle qu’elle se reconstruit après la Seconde Guerre mondiale. Mais les formes de la contestation elles-mêmes apparaissent de plus en plus contrôlées, encadrées, régulées et ritualisées, à l’instar de la pratique gréviste, qui privilégie de plus en plus la forme revendicative des journées d’action .
La CGT, pourtant volontiers présentée par une frange de l’historiographie comme l’archétype d’un archaïsme contestataire nourri par son étroite relation avec le PCF , n’échappe pas à ce raisonnement. À l’instar, d’ailleurs, de son parti frère, cette confédération porte certes d’intenses capacités de critique et de mise sous tension du système. Mais comme lui également, elle ne force jamais vraiment le verrou de la porte légaliste derrière laquelle elle paraît s’être enfermée à double tour. Excepté peut-être en 1947-1948, où la CGT attise les braises d’une vague de grèves d’ampleur nationale qui s’accompagne d’actions de sabotage (dans les mines ou les chemins de fer) et tourne quelquefois à l’affrontement sanglant avec les forces de répression du pouvoir , elle s’emploie la plupart du temps à ne pas franchir les frontières de la légalité républicaine. Elle exprime d’ailleurs par la suite, à de multiples reprises, son attachement à cette dernière, comme lorsqu’elle se joint le 28 mai 1958, à l’occasion des événements d’Algérie, à la manifestation politique de défense républicaine .
Au fond, il y a là fort loin d’une logique autonome de renversement des catégories institutionnelles pour au moins une double raison. D’une part, au cours de la guerre froide, si la CGT cherche quelquefois à déstabiliser des gouvernements ayant choisi l’alliance avec les États-Unis contre l’URSS, pour satisfaire une partie de la stratégie des grèves souhaitée par le PCF , cela intervient sans perspective concrète de prise du pouvoir, y compris dans les années d’après-guerre, à un moment où la CGT et le PCF n’ont pourtant jamais représenté et rassemblé aussi largement le monde du travail . À l’image de ce dernier, qui voit sa situation s’améliorer au cours des années 1950-1960, le parti et « son » syndicat s’identifient profondément à la République. D’autre part, la dynamique de relations privilégiées entre la plus vieille confédération française et le parti né au congrès de Tours place la CGT dans l’obligation de sacrifier la perspective d’un projet utopique autonome , que le syndicalisme français n’est somme toute parvenu que très brièvement à porter, à la « Belle Époque » du syndicalisme d’action directe.
Le légalisme intrinsèque de la première confédération française, mais aussi plus largement de l’ensemble du mouvement syndical, éclate de manière spectaculaire au moment même où le consensus progressiste des Trente Glorieuses est attaqué de plein fouet.
En mai-juin 1968, la CGT participe activement à la poussée de fièvre sociale la plus spectaculaire de notre histoire, sur fond de remise en cause de la nature du système socio-économique. Elle se montre cependant peu à l’aise avec les formes et le contenu moins classiques qu’à l’accoutumée de la contestation. Ainsi, elle a du mal à se reconnaître dans certaines revendications non quantitatives qui posent avec force le problème du procès de production, des hiérarchies, de l’ordre de l’usine, et ouvrent le débat sur l’autogestion, devenu le but du mouvement dans près d’une entreprise sur cinq . Sa jeune concurrente syndicale, la CFDT, fille du processus de déconfessionnalisation de la CFTC, paraît en revanche davantage se refléter dans la teneur de ce mouvement de société qui conteste énergiquement le pouvoir en place. Cela lui est d’autant plus commode qu’elle est familière du débat sur l’autogestion et que, depuis 1965, elle préconise d’établir un lien serré entre les mouvements revendicatifs et la dimension politique du contexte dans lequel ils s’expriment .
Cela dit, quelle que soit l’intensité de son identification aux événements, aucune organisation syndicale représentative n’est absente des pourparlers de Grenelle, appelés par le gouvernement Pompidou dans l’espoir d’apaiser la dimension sociale de la crise. La vague de grèves la plus massive et la plus singulière des XIXe-XXe siècles s’apprête alors à franchir une première mais timide étape vers sa résorption, dans le cadre d’une mise en scène qui rappelle la tradition désormais classique des sommets sociaux entamée en juin 1936 avec Léon Blum, déjà pour mettre un terme aux grèves avec occupation des locaux. D’ailleurs, les syndicats, au premier rang desquels la CGT, semblent plus à l’aise dans cet exercice d’application conformiste des formes de leur institutionnalisation que face à un mouvement dépassant la logique de Front populaire qui, pour la centrale de Georges Séguy, détermine largement ses orientations et ses modes de raisonnement depuis trois décennies . Mieux qu’un historien du temps présent, c’est peut-être un caricaturiste contemporain des événements qui a le mieux synthétisé l’apparent paradoxe du moment : « La CGT oui ! La chienlit… non ! », fait dire Siné au général de Gaulle dans le premier numéro de L’Enragé, publié en plein cœur des événements. Traduit en langage historique, le raccourci est tout aussi saisissant : la confédération du syndicalisme d’action directe s’est muée en pilier des institutions républicaines.
De manière profonde, Mai 68 pose au syndicalisme français une série de questions appelées à prendre une acuité grandissante. Comment concilier l’institutionnalisation avec le cap du changement de société que le syndicalisme s’est fixé à lui-même par la construction, au tournant des XIXe-XXe siècles, d’un corpus de valeurs que la rhétorique des organisations de salariés ne renie nullement ? Quel rapport au pouvoir, à l’État, donc au champ politique ? Quel projet de société autonome, et d’ailleurs, le syndicalisme en a-t-il encore un ? Enfin, quelle relation à l’utopie ?
Les tensions que ne peuvent manquer de produire ces interrogations en chaîne ont été masquées, en période de prospérité, par le « compromis fordien ». En effet, dans la mesure où, en échange de gains de productivité nourrissant la croissance du capitalisme, le monde du travail connaissait un mouvement de progression quasi ininterrompu de son niveau de vie, la flamme de ces problèmes restait éteinte, ou tout au moins endormie. Avec l’entrée en crise économique et le repli de l’État social qui bientôt l’accompagne, cette série d’interrogations ne tarde pas à se trouver projetée sans détours à l’avant-scène et à se rappeler au bon souvenir du mouvement syndical, le forçant à clarifier sa position. Là résident certainement les raisons de fond pour lesquelles, depuis quelque trois décennies, le syndicalisme français connaît une crise aigue et semble engagé dans un épisode de transition, susceptible de l’entraîner vers un quatrième moment de son évolution historique biséculaire.

Depuis le crépuscule du XXe siècle : l’âge de la cogestion ou le triomphe du syndicalisme d’accompagnement ?

La seconde moitié des années 1970, celle des premiers effets concrètement ressentis par le corps social de la médiocre conjoncture économique française, européenne et mondiale, engage une transformation en profondeur du capitalisme et du statut accordé au travail dans l’ensemble du monde occidental. La situation du salariat se fragilise, entraînant avec elle le vacillement des organisations chargées de le défendre, soumises à un nouveau contexte marqué par la déconstruction de l’édifice forgé par les réformes de la Libération et par les Trente Glorieuses.
D’abord, « l’effritement de la condition salariale » s’engage à un rythme soutenu. L’emploi se précarise, un chômage durable s’installe. Les droits et les protections, que l’économie de croissance et le relatif consensus de l’après-guerre autour de l’idée de progrès social avaient semblé rendre solides, paraissent désormais vulnérables, voire réversibles. Dans ce contexte, se dessine rapidement une « déstabilisation des stables. Une partie de la classe ouvrière intégrée et des salariés de la petite classe moyenne est menacée de basculement ». Alors que l’évolution de longue durée, y compris depuis le XIXe siècle, les avait presque continûment dirigées vers une bonification, puis une consolidation de leurs conditions d’existence, ces catégories se trouvent emportées dans un tourbillon qui semble inexorablement produire de « l’insécurité sociale ». C’est ainsi la clientèle traditionnelle de masse du syndicalisme qui est touchée de plein fouet par les transformations à l’œuvre.
Ensuite, les mutations du capitalisme rompent la logique sur laquelle celui-ci s’était appuyé depuis les origines du processus d’industrialisation. Jusqu’au crépuscule des années 1970, « le capitalisme ancien était une machine à produire de la généralité […] le capitalisme moderne a complètement modifié ses techniques d’organisation : c’est un système qui fonctionne à la particularité ». De faiseur de conditions globales, communes, il devient donc générateur d’une atomisation et d’une individualisation croissante du salariat. La sociologue Danièle Linhart décrit en quelques lignes cette implosion de l’univers du travail, mise au jour par les récents travaux menés dans sa discipline :

« […] de l’expérience collective et socialisatrice qu’il était auparavant, le travail s’est mué en une épreuve individuelle. Plus de trente années de « modernisation » ont abouti à une individualisation systématique de la relation au travail […]. Les collectifs de travail, si précieux pour une prise en charge commune des difficultés (à travers des pratiques de solidarité, d’aide et de transmission de conseils), et un décryptage de la souffrance en termes de rapport de forces et d’exploitation (en résonance avec les enjeux politiques, syndicaux, économiques), en sont sortis considérablement affaiblis . »

Le déclin des statuts et de la fonction intégrative du salariat, déstabilise des organisations syndicales habituées à réfléchir en termes de solidarités collectives et d’acquisition de droits généraux. Et naturellement, en retour, un salariat sans cesse davantage précarisé et morcelé, encouragé à l’adoption de comportements d’essence individualiste, n’est guère enclin à se reconnaître dans des structures renvoyant l’image de regroupements de travailleurs stables et protégés, tels les fonctionnaires. De surcroît, la situation de fragilité dans laquelle se trouve placée une large part des salariés du secteur privé, qui plus est dans un contexte de menace permanente du chômage, l’incite à contourner les prises de risques : selon une étude produite par la TNS-SOFRES en décembre 2005, « la peur des représailles » est la deuxième cause de non-syndicalisation, citée par 40 % des travailleurs du privé .
Enfin, les valeurs de progrès, fièrement portées par le programme du CNR et largement mises en pratique durant les années 1945-1960, se trouvent brutalement remises en question et même inversées. La notion de « réforme », jusque-là synonyme d’amélioration des conditions sociales, se voit affublée d’une acception sacrificielle, qui triomphe avec la prise d’avantage idéologique du néolibéralisme au cours des années 1980 . Alors que le « réformisme avait depuis toujours été orienté à gauche », cette notion est en effet habilement instrumentalisée par les organisations politiques de droite, jusqu’ici communément affublées du qualificatif de « conservatrices ». Cela produit une « guerre des réformismes » qui, habilement menée, permet aux partis traditionnellement proches du patronat d’incarner le « mouvement », au détriment des forces de la gauche politique et syndicale, renvoyées à leur « immobilisme » et à leur volonté de se cramponner aux avantages acquis, quitte à se placer en spectatrices égoïstes de la crise économique.
La réussite de cette OPA rhétorique marque le passage d’un réformisme de réglementation généreux, familier des organisations de salariés, à un réformisme de déréglementation douloureux qui parvient à imposer sa légitimité. L’Europe occidentale d’une manière générale, la France de façon un peu plus tardive et particulière, dans la mesure où le rôle protecteur de l’État y imprime une marque profonde sur le contrat social républicain, constate brutalement que le visage bienveillant du relatif équilibre atteint en matière de partage des richesses se déchire, puis agonise pour laisser place à un creusement sans fin des inégalités.
Ce portrait social à la Dorian Gray propulse le syndicalisme dans un abîme de difficultés inédites et multiples. L’impact le plus visible et le plus précoce de cette situation réside dans le déclin de la syndicalisation, manifeste dès le début des années 1980 et qui se poursuit à un rythme ralenti depuis une décennie :

Taux de syndicalisation en France, en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni de 1980 à nos jours (en %)

France Allemagne Belgique Italie Pays-Bas Royaume-Uni
1980 17,6 34,3 55,8 44,1 32,8 48,6
1989 10,2 30,8 54,8 33,5 24,5 38,3
1995 9,8 29,2 55,7 38,1 25,7 34,1
2001-2002 9,7 23,2 55,8 34 22,1 30,4
2006-2007 7 20,1 54,1 33,2 21,2 28,7

Cette chute des taux de syndicalisation est une caractéristique largement partagée, même si la Belgique, à l’instar de certains pays scandinaves, y échappe grandement . Cependant, nulle part ce phénomène n’atteint une ampleur comparable à celle rencontrée en France, où le chiffre est divisé par environ 2,5 en à peine trente ans. Selon certains, dans notre pays, « les effectifs syndiqués se sont stabilisés » depuis le début des années 1990 , mais d’autres évoquent au contraire un « plancher de syndicalisation, autour de 6-7 % ». S’il est toujours malaisé de prétendre détenir la vérité sur des taux à la confection compliquée, fabriqués à partir de sources de nature relativement aléatoire , en revanche, le constat de l’étiolement numérique est difficilement discutable. Il faut en effet remonter un siècle en arrière pour trouver un taux de syndicalisation aussi médiocre en France.
S’ajoute à cette crise de l’adhésion une série d’indicateurs complémentaires peu amènes pour le mouvement syndical. Il est ainsi possible de discerner une crise de la représentativité allant bien au-delà de la capacité à convaincre les salariés de s’affilier à une organisation. Ainsi, l’abstention aux différents scrutins qui rythment notre démocratie sociale n’a jamais été aussi massive, tout particulièrement dans le secteur privé. Aux prud’homales par exemple, elle a un peu plus que doublé entre 1979 (36,7 %) et 2008 (74,4 %). Aux élections professionnelles, la participation reste élevée, mais elle tend à s’effriter depuis une vingtaine d’années .
Une crise sociologique traverse également l’ensemble des organisations de travailleurs. Tout d’abord, il faut souligner un changement de nature dans leur composition, largement provoqué par les difficultés économiques touchant au premier chef les bastions industriels et contribuant à renforcer, par là même, la tertiarisation de l’économie. En conséquence, le syndicalisme ouvrier s’affaisse et se trouve supplanté par celui des fonctionnaires, des salariés du secteur public, et même celui des cadres des activités de biens et de services. À cet égard, les enseignements d’une étude produite par le ministère du Travail sur la situation au début des années 2000 sont sans appel. Il y est souligné que dans les entreprises privées, le taux de syndicalisation s’établit à seulement 5,2 %, alors qu’il s’élève encore à 15,1 % pour les salariés de la fonction publique et à 15,6 % dans les entreprises publiques. En outre, les cadres adhèrent davantage que les ouvriers : le taux de syndicalisation des premiers est chiffré à 14,5 %, contre 10,1 % pour les professions intermédiaires, 5,5 % pour les employés et 6,1 % pour les ouvriers . En somme, le salariat le plus populaire, exposé plus que d’autres aux effets du retournement de conjoncture, s’écarte de la voie de l’adhésion. Ce déclin du syndicalisme industriel et la montée en puissance du salariat de l’État sont d’ailleurs des phénomènes transposables à la quasi-totalité de l’Europe occidentale, si l’on excepte quelques cas particuliers comme l’Allemagne, où la Fédération de la Métallurgie conserve un poids et un rôle d’entraînement déterminants .
Autre dimension de la crise sociologique du syndicalisme, les jeunes générations peinent tout particulièrement à rejoindre le militantisme d’engagement durable . Au début des années 2000, les moins de trente ans ne formaient en effet que 5,5 à 6,5 % des membres des principales confédérations, CGT, CFDT et FO. Certes, « le syndicalisme a toujours eu des problèmes avec les jeunes. Dès 1902, dans les congrès de la CGT, on déplore leur manque d’engagement ». Il n’en reste pas moins vrai que l’adhérent moyen vieillit : il avait 43 ans à la CFDT en 1994, puis 46 ans en 2006 ; la même année, l’adhérent-type de la CGT atteignait les 45 printemps.
Enfin, les femmes sont encore moins enclines que les hommes à grossir les rangs du salariat organisé : en 2003, elles n’étaient qu’environ 7,5 % à être syndiquées, contre 9 % pour leurs homologues masculins . Si le militantisme est historiquement une affaire d’hommes, cette donnée constitue forcément un problème plus aigu de nos jours, dans la mesure où les femmes ne sont pas seulement la moitié de l’humanité, mais aussi celle du monde du travail . Le fait qu’elles subissent tout particulièrement le phénomène de la précarisation du salariat explique sans doute en partie leurs réticences à rejoindre les rangs du syndicalisme, mais cela illustre également les difficultés de ce dernier à recruter au sein des catégories les plus vulnérables.
Une dernière dimension cruciale de la crise du syndicalisme doit être mise en avant : celle de l’action. La pratique gréviste, cette dimension majeure de l’esprit du syndicalisme français, si elle demeure un recours naturel pour le salariat mis sous pression, y compris en temps de conjoncture économique défavorable, perd toutefois de sa vigueur. Elle tend à se raréfier, surtout, à l’instar de la syndicalisation, dans les entreprises privées . En outre, la méthode devenue classique des journées d’action paraît de nos jours beaucoup moins productive qu’elle ne l’était pendant les Trente Glorieuses. Montrer sa capacité de mobilisation de manière ponctuelle ne déclenche plus le jeu de la négociation, face à un appareil d’État qui se refuse à tenir son rôle en la matière et préfère miser sur l’étiolement, voire le pourrissement des conflits. En 2003, la mobilisation d’ampleur exceptionnelle des fonctionnaires contre l’allongement de la durée de cotisation en matière de retraites s’est achevée sur un simulacre de négociations. Au cours du premier semestre 2009, les manifestations massives liées aux conséquences sociales de la crise du capitalisme n’ont donné lieu qu’à de fort maigres concessions de la part du pouvoir. Enfin, à l’automne 2010, le mouvement social le plus long et le plus mobilisateur depuis 1968 a rencontré la rigidité inflexible de l’appareil d’État. Ces exemples illustrent le dérèglement du système de régulation conflictuelle des rapports sociaux, particulièrement perceptible depuis une dizaine d’années . Ce phénomène, problématique pour le syndicalisme, est somme toute compréhensible dans un contexte de contre-réformes d’inspiration libérale qui impliquent, dans leur entreprise de déconstruction du contrat social de l’après-guerre , de briser le mouvement social, tant sous sa forme organisée (les syndicats) que dans son acception populaire ponctuelle (la grève et la manifestation).
Bref, on l’aura compris, le contexte général joue en défaveur du mouvement syndical . Mais pour saisir en profondeur l’ampleur des problèmes qui le secouent, il faut regarder au-delà des raisons d’ordre exogène. Il n’est pas possible, sauf à s’amputer d’une partie du réel, de faire l’économie d’une recherche des causes endogènes de sa crise multiforme. En effet, l’épaisseur de ses problèmes est probablement en grande partie à relier à sa nature, à sa substance historique : il est le seul en Europe occidentale à avoir revendiqué à ce point son autonomie, assumé autant son immersion dans le champ politique et prétendu produire de l’utopie pour offrir en point de mire un changement radical de société. Or, le processus de banalisation du fait syndical, puis son institutionnalisation, n’ont cessé de l’éloigner du socle fondateur de ses valeurs originelles. Associé, de l’après-guerre aux Trente Glorieuses, au fonctionnement d’une société génératrice de progrès, il pouvait s’y mouvoir assez aisément, y trouver son compte et sa légitimité, en assumant son rôle de machine revendicative à réduire les inégalités et à harmoniser la redistribution des fruits de la croissance. Confronté à la désintégration de cette logique, il s’est trouvé placé dans l’obligation de donner un nouveau contenu à sa légitimité et de rechercher les formes de son adaptation au contexte économique et social original dans lequel il baigne. C’est la raison majeure pour laquelle, depuis environ trente ans, le syndicalisme français paraît être entré dans une phase de transition susceptible de le conduire vers un quatrième âge de son histoire.
Deux grandes dimensions impriment ce nouveau temps potentiel de la chronique de longue durée du salariat organisé : l’universalisme de son action et de ses revendications ; la cogestion, entendue ici comme la volonté de prise de participation, parallèlement aux structures de pouvoir, à l’administration et à l’aménagement du monde tel qu’il est, sans perspective de transformation fondamentale.
En premier lieu, sous l’effet conjugué de l’essor idéologique du libéralisme, de l’atomisation du corps social, du rôle croissant de l’opinion, de l’interdépendance accrue de tous les domaines de la vie en société, les syndicats sont renvoyés à une obligation d’universalisme. Désormais, les revendications et les propositions qu’ils émettent sont éventuellement considérées comme acceptables, par le plus grand nombre, si elles semblent soucieuses de l’intérêt général. Mais cette notion est elle-même à géométrie variable, et son acception se trouve soumise à l’air du temps de la pensée dominante, à un moment où les élites qui en sont porteuses sont parvenues à remplacer l’idée d’égalité par celle d’équité, elle-même réduite à son plus simple appareil : l’équité par le bas. Dans le cadre de cette substitution de sens, les statuts, les protections, les systèmes de retraite subissent un alignement sur le plus petit dénominateur commun, le point de mire systématiquement offert en pâture à l’opinion étant la situation la plus fragile, érigée en paradigme. Bref, selon cette logique imposée par le « réformisme de droite » théorisé par Robert Castel, les droits sociaux passent au rang de « privilèges » discutables et « deviennent des obstacles au regard de la mobilisation décrétée au nom de la compétitivité maximale ». Cela pose une contrainte majeure à l’action syndicale, puisque s’impose peu à peu, dans une part croissante des esprits, l’idée selon laquelle « la défense des acquis sociaux se fait au détriment des exclus ». En conséquence, leur préservation « ne peut se justifier qu’au nom de leur universalisme : c’est parce qu’ils sont la condition du maintien de la cohésion sociale en général qu’ils sont nécessaires ». Dans le cas contraire, l’échec guette, « car si les droits et protections ne sont pas étendus à tous, ils perdent leur principale justification sociale et politique générale et deviennent des avantages qu’il peut être légitime de défendre, mais au nom des intérêts des groupes qui les portent et non plus au nom de la collectivité ».
Ce mode de raisonnement affuble le syndicalisme d’un écueil complexe. Il est sommé, sous peine d’être disqualifié, d’abandonner les revendications présentées comme étant en contradiction avec le sort et les souhaits (mesurés par les sondages) de la majorité des citoyens, mais aussi du pouvoir politique, qui tire de nos jours de sa légalité, octroyée par les urnes à un moment donné, une omnipotence sans partage étalée sur la durée d’un mandat . Or, s’ils prétendent exercer leur rôle de contre-pouvoir, les syndicats se trouvent nécessairement placés dans l’obligation de contester parfois la légalité des urnes, pour tenter d’imposer la légitimité populaire. De surcroît, ils sont par nature immanquablement conduits à défendre des intérêts professionnels – ce à quoi les cantonne d’ailleurs la loi de 1884 – qui peuvent paraître éloignés du sort commun, y compris s’ils ne remettent aucunement en cause le bien-être général.
Pour contourner ces périls et s’adapter aux conditions inédites des circonstances qui, systématiquement, les obligent, la plupart des organisations de travailleurs cherchent donc à apparaître en héroïnes du bonheur collectif. À partir du tournant des XXe-XXIe siècles, la priorité est allée d’évidence à l’intérêt général et à la revendication de portée universelle. Les propositions des grandes confédérations suivent en effet cette démarche, comme le montrent de nombreux exemples . Déjà, au milieu des années 1990, lorsque le débat sur la réduction du temps de travail faisait rage, la CFDT résumait d’un slogan la philosophie de la réforme qu’elle appelait de ses vœux : « Du temps pour soi, du travail pour tous. » Prétendre améliorer le bien-être des salariés tout en atténuant la pénurie d’emplois est une manière de marier les intérêts des actifs au travail avec ceux de la société dans son ensemble, rongée par un chômage persistant.
Du côté de la CGT, la proposition de sécurité sociale professionnelle, qui rattache les protections à l’individu davantage qu’à une condition collective, paraît montrer l’attention portée par la centrale de Montreuil à la résolution universelle des problèmes de son temps.
Dernière illustration, en novembre 2007, à la veille d’une journée d’action des syndicats de fonctionnaires inquiets des projets de remise en cause du statut de la fonction publique, la FSU publie un dossier intitulé « Fonction publique : par intérêt général ». Il débute par l’extrait d’un rapport de 2003 du Conseil d’État : « Le statut de la fonction publique a permis que se constitue en France une fonction publique intègre, professionnelle et impartiale, aussi bien au service de l’État que des collectivités territoriales et des établissements publics. » Il y a là de toute évidence une façon de faire comprendre que la lutte engagée est menée au service de la société, et pas seulement en faveur des avantages « corporatistes » des fonctionnaires.
Au cours de leur premier âge, les syndicats ont défendu la revendication de métier. Durant le deuxième, ils se sont éveillés à la solidarité interprofessionnelle. Pendant le troisième, l’intérêt général du salariat s’est solidement chevillé à leur action. Le passage vers une quatrième période paraît, pour sa part, marqué par une montée en puissance de la logique de prise en charge du bien commun. Mais celle-ci installe le fait syndical devant une série de chausse-trappe, d’ordre à la fois conjoncturel et structurel.
D’abord, les organisations de défense du salariat doivent sans cesse se justifier, dans le contexte particulier de la transition entre deux siècles, à partir de critères dominants forgés dans un environnement idéologique très éloigné de leurs valeurs. Ensuite, en s’inscrivant dans la démarche qui leur est imposée, elles se placent, qu’elles le désirent ou non, en situation de solidarité avec la société telle qu’elle est, y compris lorsqu’elle accroît les inégalités. Enfin, cela les renvoie sans ambages au raisonnement des inspirateurs de la loi de 1884 : les syndicats doivent être quasi exclusivement des régulateurs des rapports sociaux, des amortisseurs de la contestation exprimée par le monde du travail.
Une forme d’accompagnement modulé des décisions prises par le champ politique, la cogestion du système, tels sont les traits de caractère que ne peut manquer d’offrir au syndicalisme le creusement de ce sillon. Les syndicats les plus précocement engagés dans cette dynamique, telle la CFDT, revendiquent aujourd’hui assez clairement ce positionnement. Ainsi en juin 2009, dans un rapport présenté par son n° 2, Marcel Grignard, cette confédération dit vouloir « construire un compromis qui est obligatoirement une coproduction [entre] salariés et employeurs ». Plus clairement encore, à l’automne de la même année, une note produite par « Entreprises et Personnel », un organisme réunissant les directions des ressources humaines des plus grandes entreprises françaises, se félicite du fait que la violente crise mondiale du capitalisme n’a pas engendré une réaction de contestation généralisée. Au contraire, affirme ce texte, outre l’activisme présidentiel, « la capacité de canaliser la colère » dont ont fait preuve les syndicats l’explique en partie. À cet égard, la note va même jusqu’à parler de « cogestion de la crise ».
Il paraît possible de lire ici l’aboutissement et la généralisation, à l’essentiel du mouvement syndical français, du recentrage choisi en 1978 par la CFDT. Peu après les événements de mai-juin 1968, la centrale porteuse de l’idée d’autogestion est en effet entrée dans une période où elle a mis la « radicalité en débat ». Ce dernier a été tranché par le rapport Moreau de janvier 1978. Selon lui, pour s’adapter aux circonstances nouvelles nées de la crise mondiale, la « radicalité » doit être abandonnée au profit de l’adaptation aux circonstances, fondée sur la négociation et la « sortie de l’entente privilégiée avec la CGT » qui, pour sa part, n’a alors pas encore entamé sa mue.
Depuis cette période, la CFDT n’a donc cessé d’approfondir cette ligne, au moyen d’un « second recentrage » (1986-1995), puis d’un « radicalisme gestionnaire » (1995-2003) , poussé désormais vers ce qu’il paraît possible de qualifier de « radicalisme cogestionnaire ». D’autres organisations syndicales s’inscrivent dans cette démarche, ce qui a contribué à populariser, tant dans le vocabulaire politique et syndical que médiatique, l’expression de « pôle réformiste ». Outre la CFDT, y sont aujourd’hui solidement amarrées la CFTC, la CFE-CGC et l’UNSA, la CGT-FO hésitant entre ce positionnement et la mise en avant de ses singularités .
Cela étant, c’est surtout l’observation de l’évolution de la CGT au cours des quinze à vingt dernières années qui permet véritablement d’envisager l’idée d’une phase de transition globale du syndicalisme vers un quatrième âge. En effet, le sens des changements intervenus dans cette structure depuis 1992-1995 , et tout particulièrement durant les mandats entamés par Bernard Thibault en 1999, permet de dégager une tendance assez nette. Sous son impulsion, l’organisation porteuse de la tradition syndicale française du rapport de forces et de la conflictualité s’est davantage orientée vers une démarche de recentrage impulsée précautionneusement par son prédécesseur, Louis Viannet, à partir de 1992. En effet, le jeune secrétaire général, porté à l’avant-scène par le mouvement des cheminots de novembre-décembre 1995, « confirme le nouveau cours de la CGT avec prudence. Ainsi, la centrale ne fait plus des luttes une priorité exclusive. La voie de la négociation devient également légitime ».
Dès son intronisation lors du 46e congrès tenu à Strasbourg au début de l’année 1999 , une phrase prononcée par le nouveau dirigeant dans son discours inaugural est mise en exergue par certains organes de presse : « La proposition est un acte militant . » L’insistance sur cette dimension de l’action syndicale tend à résonner de manière novatrice au sein d’une organisation qui, notamment au milieu des années 1980, déclarait assumer le fait de payer au prix de l’isolement son soutien aux luttes ouvrières les plus dures . Selon Bernard Thibault, « si la contestation est indispensable, elle n’est qu’un moment de l’action » ; « contestation, mobilisation, proposition, négociation, voilà qui pourrait être une devise pour la CGT ».
La nécessité imposée par les équilibres internes implique tout de même la préservation, dans la posture confédérale, de la dimension de contre-pouvoir. Mais le déplacement vers une démarche d’accompagnement est patente et provoque, jusqu’à ce jour, des débats au sein de la centrale .
La complémentarité invoquée entre contestation et proposition est en outre malaisée à faire vivre et à équilibrer. Cela d’autant plus que le « syndicalisme rassemblé », une orientation avancée par Louis Viannet dès 1992, entérinée par le congrès cégétiste de 1995 et constamment suivie et creusée depuis lors, conduit à une reconstruction des relations CGT-CFDT, mises à mal par le mouvement social de novembre-décembre 1995 contre le « plan Juppé », au cours duquel les deux organisations se sont retrouvées dans des camps opposés. Or, la réconciliation avec la centrale qui a inauguré le processus de recentrage syndical n’était guère envisageable sur les bases d’une combativité, ou d’une forme de radicalité, trop appuyée. Autrement dit, la solidité actuelle du rapprochement entre les deux appareils confédéraux de la CFDT et de la CGT n’aurait sans doute pas été possible sans l’alignement partiel de cette dernière sur une démarche à tendance cogestionnaire.
En somme, la confédération née à Limoges en 1895 paraît engagée dans un processus de banalisation qui la porte, pour le moins dans l’expression de ses directions, à devenir un arbre de la forêt du « pôle réformiste ». Aujourd’hui, l’accent est en effet porté de manière croissante sur les convergences intersyndicales et la logique d’une recherche de rapprochements au sommet. Ce mode de rassemblement, récemment pratiqué en France à l’occasion des mouvements sociaux de 2009 et 2010, d’ailleurs sans grand succès, possède également une déclinaison internationale, comme l’illustre la participation active de la CGT à la CES et à la CSI.
Les glissements du vocabulaire employé par la parole cégétiste confirment, s’il en était besoin, les changements de fond qui traversent la centrale de Montreuil . Ainsi, le mot de « nationalisation », grand classique du langage cégétiste, est volontiers remplacé par les notions de « service public » et de « pôle public » ; le terme de « capitalisme » est pour sa part édulcoré par l’ajout du qualificatif de « financier », voire cède la place au vocable d’« ultralibéralisme » ; quant à l’expression de « lutte des classes », elle s’est effacée. Bref, alors que cette confédération « désignait traditionnellement son syndicalisme comme un « syndicalisme de masse et de classe » », ce « syntagme a disparu du vocabulaire de la centrale ».
Pour autant, au sein d’une structure porteuse d’une charge historique aussi forte, la mutation est graduelle et parfois malaisée à faire acter par les autres organisations du monde du travail. Par exemple, au dernier congrès de l’UNSA en 2009, Alain Olive, son secrétaire national, tout en reconnaissant les modifications du paysage syndical français, semblait encore hésiter à y inclure la CGT : « Aucune organisation importante ne se réclame plus aujourd’hui du syndicalisme révolutionnaire ». Cependant, « il reste dans le mouvement syndical des conceptions et des pratiques marquées par cette histoire. Il y a toujours une ligne de partage qui sépare les organisations à dominante protestataire et les organisations à dominante réformiste . » Ce à quoi, apparemment un peu dépité, le secrétaire confédéral de la CGT Michel Doneddu, représentant de son organisation à ce congrès de l’UNSA, répondit benoîtement :

« À part sur la question des retraites, je n’ai perçu que des convergences avec ce que nous pensons […]. Alors, pourquoi cette ligne de partage ? »

La CFDT elle-même, peut-être quelque peu impatiente d’entendre son homologue assumer enfin pleinement et officiellement sa mutation, et tout en notant que « la CGT a beaucoup évolué », elle la qualifie de « passager clandestin » des négociations nationales .
Pourtant, la CGT, à l’instar de la grande majorité du syndicalisme français, paraît désormais affublée des atours les plus symptomatiques d’un âge cogestionnaire. Quels sont-ils ? D’une façon globale, ils répondent à une économie générale qui peut être ainsi définie : l’inversion de l’essence historique de l’originalité du syndicalisme français.
Tout d’abord, cela signifie une manière de délégitimation de la pratique gréviste, cœur de l’autonomie ouvrière forgée au cours des deux premiers âges du syndicalisme . Cette tendance transversale n’épargne plus que des structures très minoritaires, comme les syndicats SUD, voire en partie FO, qui reprennent par exemple volontiers à leur compte l’idée de « grève générale ». Dans l’article 1er de ses statuts, reformulé en 1995, la CGT évoque d’ailleurs une « action syndicale revêtant des formes diverses pouvant aller jusqu’à la grève », celle-ci n’étant donc plus qu’un moyen parmi d’autres, voire une sorte d’ultime recours. De façon corollaire, cette mutation implique la consolidation extrême de la forme d’« agence sociale » des syndicats, au détriment renforcé de leur dimension de « mouvement social ». Le fait que dans leurs discours, les grandes organisations elles-mêmes (CGT, CFDT, FSU) fondent de manière de plus en plus marquée leur représentativité sur les élections professionnelles plus que sur leurs capacités d’adhésion ou d’action, comme le montrent les débats sur la « position commune » CGT-CFDT-MEDEF et la loi d’août 2008, participe de cette tendance .
D’autre part, ce recentrage amène une dépolitisation du syndicalisme, à la fois inhérente et indispensable à cette évolution. Et cela conduit à la réduction de l’horizon syndical aux seules préoccupations quotidiennes, qui lui paraissent notamment la manière la plus efficace d’échapper à une quelconque implication dans l’espace politique.
Cette dépolitisation constitue sans doute la dimension centrale d’un quatrième âge en gestation. À cet égard, quelques raccourcis saisissants, à un siècle de distance, illustrent un évident basculement de perspective. Ainsi, dès les dernières décennies du XIXe siècle, le cheminement du syndicalisme français l’avait conduit à s’impliquer de façon grandissante et autonome dans le champ politique, pour porter in fine la perspective d’« expropriation du capitalisme » revendiquée par la charte d’Amiens de 1906. Un peu plus d’un siècle plus tard, la CGT de 2009, qui s’est d’ailleurs défaite de la référence explicite à la lutte des classes de manière à mieux s’intégrer au syndicalisme européen et mondial, affirme dans le document d’orientation et les résolutions adoptés à son congrès de Nantes de décembre 2009, s’inscrire désormais purement et simplement « dans un processus de transformations sociales progressives », de manière à « conquérir pas à pas des réponses aux problèmes » des salariés . S’il s’agit là d’une fonction habituelle du syndicalisme, elle ne s’accompagne ni ne s’embarrasse plus de la perspective de changement radical de société, largement écartée des discours et des textes d’orientation. D’ailleurs, la réécriture de l’article 1er des statuts de la CGT, lors de son 46e congrès de décembre 1995, avait déjà conduit à l’éviction de la référence à « l’appropriation par les travailleurs des moyens de production et d’échanges ». Au fond, la recherche d’améliorations « ici et maintenant », pour paraphraser une célèbre expression employée par Bernard Thibault dans un entretien donné au Monde en novembre 2009, semble constituer une fin en elle-même, conduisant certains observateurs à évoquer une « mutation réformiste ».
Ajoutons que si, à la Belle Époque, les militants de la CGT se voulaient porteurs d’un idéal, d’un mythe que cristallisait, par exemple, la perspective imaginaire d’un « grand soir » mâtiné de grève générale , cette dimension de l’habitus syndical est aujourd’hui écartée de manière déclarée. À l’espoir légendaire répondent aujourd’hui, par une fin de non recevoir et en des termes singulièrement identiques, dans les pages du même numéro d’un organe de presse , la n° 2 d’alors de la CGT, Maryse Dumas, et le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque. Pour la première, « il n’y a pas de Grand Soir, pas plus pour les mobilisations que pour la satisfaction de nos revendications ». Et le second de répéter, comme en écho : « Je ne crois pas au Grand Soir ».
Ces paroles, au-delà de l’expression d’une conversion au réalisme le plus abouti, expriment l’abandon de la dimension utopique de l’action syndicale, consubstantielle au recentrage cogestionnaire. Car sans horizon chimérique, dénudé de toute perspective d’ordre politique, il ne reste au syndicalisme que la pure et simple administration prosaïque du temps présent. Certes, dans les actes et dans les faits, cette dimension s’est constamment trouvée chevillée au corps du syndicalisme et s’est même épaissie au moins à partir de son troisième âge, mais sans éliminer totalement, jusque-là, la rhétorique du dépassement des conditions d’exploitation imposées par le système capitaliste.
Enfin, ce processus de dépolitisation, de nos jours fort avancé, produit une tendance à l’alignement du mouvement syndical, donc d’une partie essentielle du champ social, sur le temps du champ politique. Selon cette logique, l’action sociale se trouve subordonnée, voire soumise à l’horloge gouvernementale et parlementaire. Cette configuration s’est matérialisée avec une force assez neuve au cours du dernier grand mouvement de contestation, celui de septembre-novembre 2010, en réaction à la contre-réforme gouvernementale des retraites. En effet, les dirigeants des principales organisations syndicales se sont régulièrement employés à soutenir que l’opposition à l’allongement de l’âge du départ à la retraite devrait cesser, ou tout du moins « tourner une page », une fois le texte voté et promulgué. Les porte-parole de la CFE-CGC, de l’UNSA et, surtout, de la CFDT, se sont à plusieurs reprises clairement exprimés en ce sens, tel Marcel Grignard :

« Tout le monde est conscient que lorsque le processus parlementaire sera terminé, une page sera tournée. Plus le temps passe, moins on aura de chances de peser . »

Et le même d’enfoncer le clou quelques jours plus tard :

« Notre responsabilité comme syndicalistes est de construire des compromis qui fassent sens, pas de remettre en cause la légitimité parlementaire ou politique . »

Oubliant au passage les fondamentaux du raisonnement démocratique qui, notamment depuis Le contrat social de Rousseau, expliquent que la légitimité n’appartient qu’au peuple et pas à l’élu, celui-ci pouvant tout au plus arguer de sa légalité, des déclarations de cet ordre reviennent en outre à borner strictement les perspectives ouvertes par les conflits du travail, donc en partie à les désarmer.
La direction de la CGT, plus circonspecte et instable en la matière , car certainement davantage tributaire des rapports de forces internes que celle de la CFDT, s’est tout de même à plusieurs reprises rangée à ce raisonnement, Bernard Thibault déclarant par exemple que « Tant que le texte n’est pas promulgué, il est encore temps de peser ». Ce qui, autrement dit, revient à admettre qu’une fois le processus d’intervention des pouvoirs institutionnels achevé, les grèves et les manifestations sont condamnées à s’éteindre.
Il s’agit là d’une logique assez inhabituelle. Auparavant, le temps du champ social n’était pas nécessairement calqué sur celui du politique. Sans remonter bien loin, il suffit d’ailleurs de rappeler qu’en 2006, le vote par le Parlement de la loi sur le CPE et la perspective de sa promulgation n’avaient pas empêché les syndicats, aux côtés de la jeunesse étudiante et lycéenne, de maintenir avec succès leur demande de retrait de cette mesure et leurs manifestations.
Au fond, à force de recentrage, de démarche cogestionnaire et de dépolitisation, les principaux responsables syndicaux paraissent avoir admis la domestication, par l’appareil d’État, du contre-pouvoir dont ils semblent avoir abandonné pour une large part les caractéristiques. Face à des majorités politiques déterminées à pousser les feux de la déconstruction des États sociaux, prêtes au rapport de forces le plus brutal, le mouvement social s’oriente, revêtu d’une telle logique, vers des échecs à répétition qui, d’ailleurs, jalonnent désormais d’une façon récurrente notre histoire récente. En effet, les quatre derniers grands conflits du travail de caractère national (2003, 2007, 2009 et 2010 ) n’ont pas réussi à faire valoir l’essentiel de leurs revendications. Jamais, dans l’histoire sociale des XIXe-XXe siècles, des mobilisations aussi massives n’avaient eu l’insuccès pour principal débouché immédiat.
Mais pour en revenir aux événements les plus récents, en l’occurrence les grèves et les manifestations de l’automne 2010, et terminer avec eux, il paraît également important de souligner qu’ils rappellent d’abord que dans le contexte français, ce sont les capacités de contestation du monde du travail qui offrent au fait syndical l’essentiel des racines de sa légitimité. Ils soulignent ensuite que la dimension politique des mobilisations nationales est un facteur d’autant plus remarquable que le salariat en mouvement s’adresse aux pouvoirs publics et proteste contre les manières de concevoir le rôle de l’État et l’intérêt général. Autrement dit, tout particulièrement en ce début de XXIe siècle, « les mouvements sociaux correspondent à une intrusion de la société dans la gestion de l’État, à une véritable construction de la politique et de la démocratie ». Ce moment montre enfin que la phase de transition vers le quatrième âge du syndicalisme ne va toujours pas sans réserves. Au sein de la CGT, les tensions entre, d’une part, les fédérations et les structures locales qui prétendent faire vivre la dimension contestataire de leur centrale et, d’autre part, celles plus enclines à s’engager dans une simple perspective cogestionnaire, restent non négligeables, comme la presse l’a souligné à l’envi . Il faut dire que si un quatrième temps de l’histoire syndicale s’installe résolument et durablement, il ne peut que signifier le divorce d’avec le fil d’une culture presque biséculaire dont l’épaisseur s’est certes effilochée avec le temps, mais jusque-là sans rompre absolument.

Alors, quel avenir pour le syndicalisme ? Il n’est certes pas question ici de prétendre faire œuvre prémonitoire ou de trancher de quelconques débats. Il s’agit plus simplement d’en rappeler les termes et les enjeux.
Tout au long du XXe siècle, le mouvement syndical s’est trouvé de plus en plus étroitement intégré à la société. Cela l’a orienté vers l’abandon de l’accomplissement d’un projet politique autonome, au cœur duquel l’action gréviste occupait une place de choix et qui lui semblait le placer en position de dépasser les clivages partisans, par la mise en exergue de la situation commune d’exploitation vécue par l’univers laborieux. Érigé en contre-pouvoir officiel, il s’est vite trouvé confronté à un mouvement de balancier l’écartelant en permanence entre, d’un côté, sa fonction d’opposition et de protestation, et de l’autre, la tentation légaliste vers laquelle le porte son institutionnalisation et que nourrit, a fortiori, le processus de recentrage. Ce dernier, accompagné de la transformation des règles de la représentativité des syndicats, laisse augurer d’un moindre éparpillement organisationnel, sur fond de réformisme en voie de généralisation. Cette notion n’a rien à voir avec l’éternel débat « réforme ou révolution » qui traverse également l’histoire politique du mouvement ouvrier . Elle doit être entendue ici comme un ensemble de pratiques dirigées vers la cogestion du système en place et endossées, en tant que telles, par une partie croissante des structures de défense du salariat.
Dans cette configuration, les syndicats se trouvent, pour l’essentiel, cantonnés à des fonctions de domestication renforcée des velléités de contestation du salariat, d’instruments d’alerte pour l’appareil d’État en cas de montée des périls sociaux (comme en 2009) et de partenaire d’affichage de discussions de façade, indispensables pour faire admettre l’existence d’une démocratie sociale qui, d’ailleurs, n’a jamais réellement pu s’épanouir dans notre pays .
Cela dit, l’histoire n’est jamais linéaire. Une réflexion ouverte et assumée du mouvement syndical sur sa substance, ses principes, ses valeurs et ses racines historiques reste envisageable. S’il se tourne vers cette perspective, le syndicalisme ne peut guère se dispenser d’inventer un processus de re-politisation, non par des ancrages partisans privilégiés qui ne lui ont jamais véritablement réussi, mais par une intervention autonome dans l’espace de la cité et par la fabrication d’utopies propres à lui ouvrir un horizon et des perspectives de long terme, au-delà de la défense des intérêts immédiats des salariés, de toute façon chevillée au corps de son action.
Au fond, le renoncement à la dimension utopique, idéologique et politique de l’action militante n’est pas forcément un gage de crédibilité ou de renforcement des capacités d’adhésion et de représentation du syndicalisme. Offrir en point de vue la transformation en profondeur des sociétés, réinvestir sans complexes les pratiques de mobilisation dont il a longtemps fait le paradigme majeur de son action, rien n’indique que tout cela ne serait pas tout autant en capacité de contribuer à redonner des couleurs au salariat organisé.
S’il se laisse entièrement submerger par son rôle institutionnel et les sirènes de l’électoralisme qui lui laissent croire qu’il sauvera ainsi sa légitimité, le fait syndical français prend le risque d’abandonner toute forme de spécificité. Bref, l’équation qui se présente à lui en ce début de XXIe siècle pourrait être ramassée en quelques mots : faire vivre ses singularités ou se banaliser.
Mais arrivé là, l’observateur n’a plus qu’à se retirer. S’il lui appartient de rendre intelligible le temps long de l’histoire, il revient aux acteurs du temps présent de choisir la voie qu’ils veulent emprunter.