Des tâches en plus pour gagner plus, piège antiféministe tendu aux enseignants
Mathilde GOANEC, Médiapart, 7 octobre 2022
Publié sur le site de l’IR.FSU avec l’aimable autorisation de Médiapart
Le ministre Pap Ndiaye est chargé de la mise en musique du nouveau « pacte » que souhaite signer Emmanuel Macron avec les enseignants, qui consiste à mieux les rémunérer en échange de nouvelles missions. Mais ces « extras » aggravent déjà les inégalités salariales entre les femmes et les hommes dans l’Éducation nationale.
Regarder les politiques publiques sous l’angle du genre, cela fait des années que l’Autriche, l’Australie ou encore l’Islande s’y sont attelées. La France rechigne. Elle se dirige pourtant vers un nouveau cas d’école si le ministre de l’Éducation nationale va au bout de son chantier de revalorisation du salaire des enseignant·es.
Car les chiffres sont sans appel dans une profession pourtant largement féminisée : les femmes profs perçoivent en moyenne un salaire net inférieur de 14 % à celui des hommes. Ici interviennent les raisons habituelles et connues de l’ensemble de la fonction publique comme du secteur privé. Les enseignantes sont plus nombreuses à temps partiel, elles avancent moins vite dans leur carrière et ont un accès moindre aux corps les plus rémunérateurs, l’agrégation par exemple. Ce qui plombe de facto leur « traitement » (le salaire de base dans la fonction publique, fixé par indice).
Mais si l’on s’attache aux détails, les choix politiques récents, tournés vers toujours plus d’individualisation, semblent avoir encore aggravé les choses. Ainsi, la rémunération des enseignantes plonge lorsqu’il s’agit de la part « indemnitaire » de leur salaire, rassemblant les primes, les heures supplémentaires ou les indemnités rémunérant des missions particulières, le plus souvent menées sur la base du volontariat. Cette part même que veut développer Emmanuel Macron, et désormais le ministre Pap Ndiaye, sous la forme d’un nouveau « pacte » conclu avec le corps enseignant.
Lundi 3 octobre, jour d’ouverture de la concertation sur ces revalorisations salariales, le ministre de l’éducation nationale a bel et bien fait valoir sa volonté de continuer à résorber les inégalités femmes-hommes, selon les personnes présentes autour de la table, dans la droite ligne d’un grand plan de rattrapage lancé en 2021 pour trois ans. Mais pour gagner plus, il faudra travailler plus, martèle de son côté Emmanuel Macron, depuis la dernière campagne présidentielle, dans son adresse au monde enseignant.
Le chef de l’État ne s’en cache pas : il souhaite, tout à sa « révolution copernicienne », appliquer à la grande maison Éducation nationale la vieille antienne sarkozyste, au risque de ruiner les efforts entrepris depuis quelques années et salués par les syndicats pour corriger des inégalités persistantes.
« Au ministère, l’égalité femme-homme est abordée, bien démontrée, il y a des débats et des points de vigilance, cela ne fait aucun doute, analyse Dominique Cau-Bareille, ergonome, maîtresse de conférences à l’Institut d’études du travail de l’université Lyon 2. Mais nos politiques publiques fonctionnent en silos : il y a des lieux où l’on parle des questions de genre et d’autres consacrés à l’évolution du métier. La question de l’égalité n’est pas transversale alors que cela devrait être un prisme permanent. » Pour cette chercheuse, le diagnostic est pourtant limpide : les mesures individuelles ont accru la compétition entre les collègues, contribué à inscrire l’idée d’une sorte de « mérite » dans le corps professoral… et creusé l’inégalité salariale entre les femmes et les hommes.
Heures et missions supplémentaires pointées du doigt
Le premier outil de mesure de cette affirmation porte sur les heures supplémentaires. Sans cesse en augmentation depuis 2015 dans le second degré, décriées car pouvant remplacer des postes autrefois occupés par des enseignant·es, les heures supplémentaires se répartissent de manière genrée, sauf en amorce de carrière.
« Au début, les salaires sont tellement bas, tout le monde en veut, souligne Dominique Cau-Bareille, autrice avec la sociologue Julie Jarty d’une étude dans un lycée lyonnais sur ce sujet, publiée en 2014. Mais quand les enfants arrivent dans une famille, nous voyons les femmes, plus engagées dans la vie domestique que leurs conjoints, refuser davantage les heures supplémentaires que les hommes et perdre du coup en salaire. »
Et comme un serpent se mordant la queue, les professeures en école primaire voient elles aussi leurs salaires plafonner puisqu’elles ont accès à très peu d’heures supplémentaires comparativement à leurs homologues en collège et lycée, relève Stéphane Crochet, syndicaliste à l’Unsa. « Or, en primaire, ce sont des femmes, dans une immense majorité. »
Les « missions particulières », au cœur du futur dispositif de revalorisation pensé par Macron, constituent l’autre élément permettant aux enseignant·es de mettre du beurre dans les épinards. Or, là encore, l’inégalité se niche dans l’observation précise de leur usage. Les hommes sont, selon des chiffres sur lesquels s’accordent syndicats et ministère, plus nombreux dans les missions les mieux indemnisées et celles correspondant à la sphère académique, comme la participation à des jurys ou à des missions d’évaluation, souvent organisées bien au-delà du temps scolaire, tard dans la journée.
Les femmes s’engagent dans ce qu’elles considèrent être le « cœur de leur métier », relève Dominique Cau-Bareille : coordination disciplinaire, projets avec leurs élèves, charge de professeure principale dans les établissements. Sauf que ces missions sont financièrement diversement cotées. Ainsi, l’indemnité pour une mission « numérique », où dominent les hommes, rapporte plus que la mission « égalité », davantage portée par les femmes.
Catherine Nave-Bekthi, secrétaire nationale du Sgen-CFDT, considère que les missions les plus valorisées, symboliquement et financièrement, sont même moins « proposées » aux femmes. « Il n’y a en général pas de décharges horaires, les fiches de description de ces missions sont rédigées au masculin, il y a encore du boulot dans la manière de simplement s’adresser aux femmes. »
Tous les syndicats s’accordent sur le fait qu’une partie du travail enseignant, en dehors du temps de classe ou des corrections, ne donne pour le moment lieu à aucune rémunération particulière. Il en va ainsi de l’accompagnement des élèves, de la relation aux parents, de l’animation d’équipe ou encore de la formation professionnelle. « S’il s’agit de reconnaître des missions déjà réalisées où les enseignantes en particulier se chargent d’un travail invisibilisé, pourquoi pas, insiste Stéphane Crochet. Mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit la direction qui soit choisie dans le cadre de ces concertations. »
Dans le fameux « pacte » proposé par Emmanuel Macron, « on nous parle tantôt de nouvelles missions qui deviendraient obligatoires, tantôt de mieux rémunérer l’existant… Tout cela reste très nébuleux », regrette Sophie Vénétitay. La secrétaire du Snes-FSU se sait au diapason de beaucoup d’enseignant·es qui redoutent surtout une intensification de leur travail. « Si on revalorise mais qu’on surcharge, cela s’appelle une arnaque », résume Dominique Cau-Bareille.
Pour le moment, syndicats et ministre ne discutent que de la partie inconditionnelle de la revalorisation promise, attachés au « socle » de base de leur rémunération qui pourrait être réservée aux enseignant·es débutant·es, afin de mettre en œuvre la promesse présidentielle de « plus un seul professeur sous la barre des 2 000 euros ».
Mais là encore, difficile, selon les participant·es de la concertation en cours Rue de Grenelle, de savoir si cette augmentation sera versée sur la partie indiciaire ou indemnitaire du salaire. Ce qui n’est pas un petit sujet puisque dans la fonction publique, toutes les primes n’entrent pas dans le calcul de la retraite, une échéance à laquelle les femmes arrivent doublement pénalisées par des carrières en dents de scie et moins rémunératrices (elles touchent en moyenne une retraite de 14 points inférieure à celle des hommes).
« Que le ministre ouvre son propos sur l’égalité mais ne soit pas capable de répondre à cette question simple nous semble au mieux de l’impréparation, au pire inquiétant, juge Sophie Vénétitay. Cela nous laisse craindre que cette revalorisation promise depuis des mois ne soit finalement qu’une revalorisation… masculine. » Les premiers arbitrages, attendus en janvier 2023, permettront d’en juger.