Published On: 30 mai 2022Categories: Interviews

Philosophe, Vanina Mozziconacci enseigne les sciences de l’éducation à l’université Paul Valéry Montpellier 3.
Elle interroge la place de l’éducation dans les revendications féministes en mettant en doute l’idée même que l’éducation soit une modalité de lutte féministe évidente.
Elle avait précédemment codirigé « Epistémologies du genre. Croisements des disciplines, intersections des rapports de domination », ENS, 2019.

Vanina MOZZICONACCI
Qu’est-ce qu’une éducation féministe? 
2022, Editions de La Sorbonne, 409 pages, 22€

Quatre questions à Vanina Mozziconacci

Propos recueillis par Paul Devin

Au risque de simplifier une question dont votre livre montre combien elle est complexe, est-il possible de concevoir une éducation féministe dans une société qui, au-delà de ses évolutions, reste marquée par la domination masculine ? Dans le contexte actuel, l’éducation féministe serait-elle condamnée au réformisme et les évolutions doivent-elles se jouer ailleurs ?

L’une des rares féministes françaises – et la première, à ma connaissance – à avoir écrit un ouvrage qui porte dans son titre « éducation féministe », à savoir Madeleine Pelletier [1], écrivait ceci en 1914 : « En face de l’éducation sociale, l’éducation individuelle n’a qu’un pouvoir très restreint. Aussi ne m’arriverait-il jamais de préconiser la création d’écoles féministes. […] Une réforme d’émancipation féminine parle à toute la population, une école ne s’adresse qu’à un très petit nombre de personnes et comme son effort est contrarié par la société entière, le résultat est nul ou à peu près ; c’est la goutte d’eau dans l’océan ». Je crois que ce scepticisme est salutaire, à condition qu’il ne devienne pas paralysant et démobilisant. En tout cas, il me semble plus lucide qu’un certain optimisme assez répandu qui consiste à répéter que « l’éducation, c’est la solution » quand il s’agit des injustices faites aux femmes en tant que femmes.

Quant au réformisme, si par là on entend le fait de ne pas mettre en question l’organisation sociale hiérarchisante et inique qui fait que « les uns » dominent forcément « les autres [2] », et de se contenter de chercher à faire progresser certaines femmes par l’éducation pour qu’elles puissent atteindre les positions et places occupées traditionnellement par certains hommes, alors oui, la lutte est ailleurs, selon moi. L’approche libérale qui consiste à voir l’éducation comme une ressource pour que certaines femmes « s’en sortent », « réussissent », « parviennent » dans un système patriarcal n’est en réalité pas féministe jusqu’au bout, puisqu’elle se fait aux dépens d’autres femmes.

La déconstruction systématique fait-elle obstacle à un projet utopiste fondé sur la « théorisation féministe de la transformation institutionnelle de l’éducation » ?

Les perspectives déconstructivistes (celles des post-structuralistes ou des post-modernes) qui refusent toute forme d’essentialisation sont utiles car elles nous permettent de rester vigilant·es vis-à-vis des catégories que nous mobilisons (comme la catégorie « femmes »). Néanmoins, je souscris à l’analyse de Linda Alcoff lorsqu’elle écrit : « un féminisme efficace ne pourrait être un féminisme complètement négatif, déconstruisant tout et refusant de construire quoi que ce soit [3] ». En effet, quand on refuse toute catégorie « macro » du fait du risque (réel) d’une essentialisation, on en revient à une forme de nominalisme, avec une grille de lecture dans laquelle il n’y a que des individus : le genre est alors (à nouveau) invisibilisé.

Pour le dire rapidement, l’utopie que je défends implique un repartage du travail de care au sein de nos sociétés, repartage qui va avec une transformation de la cartographie sociale, et donc des institutions qui organisent, entre autres, l’éducation. Or, comme l’écrit Joan Tronto, si les déconstructions minutieuses sont nécessaires, en revanche, lorsque nous nous demandons « pourquoi, dans la société, certaines personnes sont plus puissantes et bénéficient de davantage de privilèges », ou encore lorsque nous cherchons à savoir « pourquoi les activités essentielles liées à la pratique du care sont peu prises en considération, mal théorisées, peu encouragées et peu respectées dans notre société  », alors le postmodernisme « ne nous apporte aucune réponse [4]  ».

On pourrait concevoir l’éducation féministe comme fondée sur une connaissance des droits qui constituerait le levier des luttes féministes. Mais l’essentiel n’est-il pas de comprendre que les discriminations s’enracinent dans des structures idéologiques et culturelles de domination masculine ?

Ce qu’on entend par « connaissance des droits » n’a rien d’évident. S’agit-il des droits déjà acquis ? Ou des droits auxquels on a légitimement droit, mais qui n’existent pas encore au sein de l’appareil juridique positif (un peu sur le modèle des « droits naturels ») ? Marie Bonnevial, militante féministe et socialiste du début du XXe siècle, disait que l’éducation « n’est pas seulement une question de quantité d’instruction […] même si l’on enseigne aux femmes leurs droits cela ne veut pas dire que pour cela on leur donnera le désir de revendiquer ces droits [5] ».

À cela s’ajoute qu’on peut pointer les limites des transformations juridiques. C’est une des différences importantes entre les féministes de la première vague (années 1900) et celles de la deuxième vague (années 1970) : les revendications des premières prenaient les droits (civils et civiques) pour centre de gravité, tandis que les secondes considèrent que l’égalité formelle juridique ne suffit pas, et qu’il faut donc être plus radicales, au sens littéral, c’est-à-dire aller défaire le système patriarcal dans ses racines (sociales, culturelles). Cela passe notamment par une plongée dans le privé, dans les vécus, dans les subjectivités, comme avec les groupes de parole féministes, aussi appelés « groupes de conscience ». En leur sein, les femmes mettaient en commun leurs expériences ; les femmes découvraient les femmes. Dire « le personnel est politique », c’est considérer que même le plus intime (par exemple, la sexualité) est traversé par des rapports de pouvoir.

Vous affirmez le « care » comme une pratique et non pas comme une disposition essentialisée. Vous distinguez dans la maternité ce qui relève de l’expérience de ce qui relève de son institution patriarcale. Mais n’est-il pas, tout de même, paradoxal de penser l’éducation au travers de la réappropriation du travail maternel et domestique et du dépassement des frontières privé/public qu’elle supposerait ?


Ce n’est pas une réappropriation que je défends. C’est, pour reprendre le terme que j’utilisais précédemment, un repartage. Il s’agit de transformer les institutions de façon à ce qu’une socialisation (au sens d’une prise en charge collective et non plus personnelle, individuelle et privée) du travail dit « reproductif » (qui correspond à tout travail qui permet le maintien en vie, la reproduction des conditions de possibilité de la vie ordinaire) soit possible. Pensez par exemple à la privatisation du care à destination des personnes âgées. Ce travail de care est en grande partie privé dans les deux sens du terme : dans le sens où il est assumé pour une part importante par la « sphère privée » (foyer, famille) ou par des entreprises privées (EHPAD privés, certaines aides à domicile, etc.). Et dans ces deux cas, ce sont surtout des femmes – et de loin ! – qui s’en chargent. Le care est un vrai travail qui contribue au bien commun autant (si ce n’est plus) que d’autres activités valorisées et salariées (et on l’a bien vu pendant la crise COVID), … Par conséquent, il doit être reconnu à sa juste valeur et considéré comme une responsabilité collective et publique plutôt que comme une responsabilité familiale ou privée.

Pour ce faire, il faut repenser certaines divisions et hiérarchisations entre ce qui relèverait du « privé » et ce qui relèverait du « public ». Dans cette séparation, les institutions éducatives jouent un rôle clef. Mais j’insiste : la mise en question de cette frontière n’est pas l’occasion d’une « réappropriation » (au sens où ce serait toujours les mêmes qui prendraient en charge ce travail mais avec un vernis de reconnaissance) mais bien d’un repartage, au sens où, comme l’écrit Evelyn Nakano Glenn : « la responsabilité et la réalité du travail de care doivent être partagées équitablement de manière à ce que sa charge n’incombe pas de façon disproportionnée, comme c’est le cas aujourd’hui, aux groupes désavantagés– femmes, minorités raciales et migrantes [6] ». Que, dans notre société, au cours de leur vie, certaines personnes soient destinataires de care sans jamais en être pourvoyeuses ou presque, pendant que d’autres sont tellement pourvoyeuses de care qu’elles en arrivent à ne plus pouvoir prendre soin d’elles-mêmes, c’est une injustice fondamentale. Cette injustice, selon moi, est un enjeu central du féminisme, puisque celles qui la subissent sont, dans une majorité écrasante, des femmes.

[1Madeleine PELLETIER, L’éducation féministe des filles, 1914
Disponible en ligne : http://www.marievictoirelouis.net/index.php?id=291&auteurid=251

[2Christine DELPHY. Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? Éditions La Fabrique, Paris, 2007.

[3Linda ALCOFF, Cultural Feminism versus Post-Structuralism : The Identity Crisis in Feminist Theory, Signs, 1988, vol.13, n°3, p. 405‑436

[4Joan TRONTO, Un Monde vulnérable  : pour une politique du « care », Paris, La Découverte, 2009.

[5Congrès international de la condition et des droits des femmes, tenu les 5-6-7 et 8 septembre 1900 à l’Exposition universelle, au Palais de l’économie sociale et des congrès : questions économiques, morales et sociales  ; éducation  ; législation  : droit privé, droit public, Paris, Impr. des Arts et manufacture, 1901,

[6Evelyn NAKANO GLENN, Pour une société du care, Cahiers du genre, 3, 2016, p. 199‑224.