Published On: 9 novembre 2022Categories: Interviews

Sous la direction de
Mohand-Kamel Chabane et Benoît Falaize,
Parce que chaque élève compte
L’Atelier/L’Ecole des Lettres, 208 pages, 16€

C’est un recueil de témoignages et d’analyses, pour la plupart d’enseignantes et d’enseignants. Ils disent, comme le disait déjà leur précédent ouvrage collectif [2], tout ce que l’école peut réussir, dans les quartiers populaires, au-delà des préjugés, des tensions et des difficultés. Et nul doute que leurs témoignages sont fondamentaux quand d’autres passent au contraire leur temps à fustiger l’école et ses profs et à douter ou se désespérer de sa capacité actuelle à construire une culture commune.

Quatre questions à Benoît Falaise

Propos recueillis par Paul Devin

« Territoires vivants de la République », votre ouvrage collectif précédent, n’a pas vraiment eu les honneurs des médias qui continuent à préférer se focaliser sur des incidents dont nous savons pourtant, au-delà des difficultés réelles qu’ils posent, qu’ils sont loin de témoigner de la vie quotidienne des écoles. Doit-on désespérer de la capacité d’une grande partie de la presse à produire une analyse objective de la réalité de l’école en milieu populaire ?

Il est vrai que les médias populaires, main stream, comme les radios généralistes ou les télévisions grand public n’ont pas répondu présents. La réponse était toujours la même : « c’est très intéressant et vraiment réconfortant ce que vous écrivez, mais cela n’intéressera pas notre public. » C’est une manière de dire que les lignes éditoriales sont orientées vers ce qui ne va pas dans l’école et les drames ou les violences, ou les « atteintes à la laïcité ». C’est un contexte social global. Les débats sur l’école sont souvent teintés de catastrophisme. La précédente campagne électorale n’a pas non plus été propice à envisager des réussites éducatives en quartiers populaires, c’est peu de le dire. Et il faut dire que l’assassinat de notre collègue Samuel Paty n’est pas venu atténuer le discours catastrophiste.

La presse est prise dans les urgences de l’actualité politique. Si tous les syndicats, tous les mouvements d’éducation populaire et les associations produisaient un discours qui va dans le même sens, cela permettrait de remettre un peu de raisons dans les débats sur l’école. Mais tous ces milieux sont divisés, parfois entre eux, mais plus grave, en leur sein, comme si certains avaient intégré, y compris à leur corps défendant, le discours de déploration sur la jeunesse de France et le rôle de l’école. Ce qui rend difficile pour la presse de percevoir la réalité des écoles, si ce n’est ces divisions au sein des salles des agents de l’éducation nationale qui les confortent, en retour, dans le sentiment que les discours catastrophistes reposent bien sur une réalité certaine…

Les récits proposés par l’ouvrage témoignent de l’immense champ des possibles pédagogiques qui permettent aux savoirs et à la raison de dépasser les tensions et les haines. S’il fallait définir les priorités de la formation des enseignantes et enseignants qui leur donneraient les ressources nécessaires pour s’engager dans telles actions, au-delà de leurs appréhensions ou de leurs réticences, quelles seraient-elles ?

Il faut le dire et le redire : la question des savoirs est centrale. Plus on arrive armé intellectuellement devant des élèves prompts à contester tel ou tel dimension du cours, et moins les contestations perdurent. Ne serait-ce qu’en répondant avec précision aux interrogations et aux questions des élèves, et souvent, pour lever des erreurs ou méconnaissances historiques ou scientifiques. Du même coup, il est plus facile d’avoir une réponse calme et surtout d’apporter la preuve de ce que l’on avance. Cela suppose, au passage, de ne pas être dans une sacralisation du savoir, mais de présenter celui-ci comme un savoir en constant renouvellement.

Ensuite, une formation qui valorise la pédagogie de projet pourrait permettre aux enseignants d’envisager différemment leur rapport au travail, aux élèves, dans des échanges qui changent de la forme scolaire traditionnelle. Le fait de faire ensemble un projet modifie toujours les relations que les élèves entretiennent avec les enseignants. C’est une des pistes importantes que nous valorisons dans l’ouvrage, qui engage non seulement la relation prof/élèves, mais également, plus profondément, la relation adultes et adolescents qui est le cœur de ce que l’école peut créer comme lien social et propédeutique à la vie en commun et au partage des valeurs humanistes.

La dernière dimension de la formation, et pas la moindre, c’est la posture professionnelle. Considérer l’élève comme un interlocuteur valable, ce n’est pas qu’une formule. C’est se mettre en position d’écoute attentive, et de faire en sorte que l’élève soit pris au sérieux dans ce qu’il dit. Une forme de considération entière pour ce qu’il est, ce qu’il peut et ce qu’il pourrait. Une posture professionnelle qui passe d’abord donc par le regard et l’accueil mais aussi par une exigence qu’on leur doit, à chacun. Renoncer à l’exigence, considérer que des élèves « n’ont pas le niveau » ou « la bonne attitude » pour se lancer dans des projets, ce serait les condamner alors qu’ils n’attendent qu’une chose, c’est d’être embarqués, emportés loin. Comme un principe, toute formation devrait permettre aux futurs enseignants de ne jamais renoncer. Et ne jamais désespérer d’un enfant, même dans les moments les plus compliqués.

Comment faire vivre les valeurs de la République, au sein de l’école, avec des jeunes qui sont témoins et victimes, dans leurs quartiers, d’une vie sociale, économique et culturelle où la promesse d’égalité n’est pas tenue et parfois avec des conséquences si difficiles pour eux et leurs familles, qu’elle leur apparaît comme un mensonge ?

Vous soulevez la question cruciale de l’écart qui existe entre des valeurs que nous célébrons et transmettons scolairement et politiquement et la réalité sociale. Qu’avons-nous fait de la promesse républicaine ? La question de l’égalité sociale et du regard que l’on porte à la jeunesse des quartiers populaires est centrale. Un des leviers reste les politiques possibles de mixité sociale. Des expériences ont déjà eu lieu dans l’histoire récente de l’école : Toulouse, Paris 18ème et Amiens. A chaque fois, on remarque une élévation des résultats scolaires ainsi qu’une baisse significative de ce que l’on appelle les « atteintes à la laïcité ». Les constations se font moins fortes et surtout, le climat scolaire s’améliore considérablement.
Par ailleurs, et dans le même sens, plus on inscrit les élèves dans un récit commun, notamment en histoire, plus on fait une place à ce qui anime les préoccupations d’élèves, tout en restituant la vérité des travaux historiques. De là, on se montre fidèle à la science qui se fait, aux savoirs constitués et validés, ainsi qu’à la transmission aux jeunes générations de ce qui nous lie, en France, par-delà nos origines, nos croyances et nos histoires familiales. Les concurrences de mémoire s’estompent de façon constructive, dans un dialogue vivant avec les élèves avides de questions et d’histoire.

Je peux comprendre qu’un élève perçoive les propos de Bourdieu comme un déterminisme auquel il oppose sa volonté d’être « le capitaine de soi-même ». Je suis évidemment persuadé des résultats extraordinaires de la volonté personnelle des élèves pour lutter contre l’assignation sociale. Mais n’y a-t-il pas dans certains témoignages une vision idéaliste qui laisserait croire que l’émancipation procéderait essentiellement de la volonté individuelle ?

Ce que s’efforcent de dire ces enseignants ne va pas du tout dans le sens d’une émancipation qui reposerait essentiellement sur la volonté individuelle. C’est le regard porté sur les enfants, l’exigence des projets menés, la relation construite chaque jour, la quête de culture et de savoirs qui sont source d’émancipation. Et c’est bien cela dont il est question dans le livre. Vous faites référence à cet enfant de 9 ans ayant écrit une lettre à Bourdieu. Qu’il affirme sa volonté personnelle d’en découdre avec le déterminisme témoigne d’une prise de conscience et d’une rage de s’en sortir. Mais cela ne s’arrête pas là. Plus globalement, l’article raconte comment il est possible de permettre aux élèves de se libérer d’eux-mêmes et de mettre toutes les chances de leur côté. Aiguiser son esprit critique, prendre conscience de sa condition, apprendre à mettre des mots sur sa violence, aller à la bibliothèque après l’école avec l’enseignante, c’est tout cela que dit l’article. Tout ce travail sans cesse repris, ajusté, motivé, malgré les rechutes qui reviennent, parfois.
Aussi, j’avoue ne pas voir où, dans le livre, les auteurs sont idéalistes. Ils sont même très réalistes. Ils ne font que dire ce qu’ils ont vécu et vu. C’est parce que nous savons l’ensemble des contraintes qui pèsent sur l’enseignement dans les quartiers populaires que nous postulons l’éducabilité de tous, non pas par naïveté ou angélisme (comment pourrions-nous l’être ?), mais comme un postulat éducatif et politique fort. Et ce postulat n’est pas une option. C’est l’éthique même de nos missions.

[1] Ouvrage collectif présenté par Benoît FALAIZE, Territoires vivants de la République, La Découverte, 2018