Published On: 14 juin 2022Categories: Interviews

Professeur émérite de sociologie à l’Université de Strasbourg, Roland Pfefferkorn est corédacteur en chef de la revue Raison présente. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur les inégalités sociales et de genre.

Roland PFEFFERKORN : Laïcité, une aspiration émancipatrice dévoyée
Syllepse, 2022, 94 pages, 5€

Quatre questions à Roland Pfefferkorn

Propos recueillis par Paul Devin

L’affirmation de l’égalité de traitement des citoyens quelle que soit leur religion, clairement affirmée par la loi de 1905, a immédiatement connu un champ d’exception : l’Algérie où le droit sera traité en fonction de l’appartenance raciale et religieuse, considérant séparément européens, indigènes musulmans et juifs. Pourquoi la IIIe république est-elle incapable de généraliser la loi de 1905 à l’Algérie ?

Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 et la loi de 1905 ont incontestablement été emblématiques de la IIIe République. Mais on oublie trop souvent que cette République fut aussi celle de l’expansion coloniale. Jules Ferry ne fut pas seulement le chantre de l’école laïque, il fut aussi celui qui affirmait à l’Assemblée nationale le 28 juillet 1885 : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Ce postulat de l’inégalité raciale venait justifier l’inégalité juridique dans l’Empire colonial. En Algérie colonisée les indigènes musulmans relevaient d’un statut d’exception en vertu du Code de l’indigénat adopté en 1881. Ce dernier confirme et précise la discrimination instituée par le Second Empire qui dès 1865 établit en droit la différence de statut juridique entre Européens et indigènes. Cette différence de statut restera en vigueur jusqu’à la loi du 7 mai 1946. En 1870, le décret de 1865 est modifié par le décret Crémieux qui accorde la nationalité française aux juifs des trois départements algériens. Les lois scolaires laïques ne sont pas introduites en Algérie colonisée. La loi de 1905 pas davantage. Ni égalité de traitement, ni séparation de l’Etat et des Eglises.

Le décret du 27 septembre 1907 « déterminant les conditions d’application en Algérie des lois sur la séparation des Églises et de l’État et l’exercice public des cultes » fut adopté en tant que « mesure transitoire dans l’objectif d’une séparation sans troubles ». Les associations cultuelles musulmanes, les principales mosquées et les fondations pieuses sont placées sous le contrôle de l’administration coloniale. L’octroi temporaire d’indemnités aux ministres du culte agréés par le gouverneur général d’Algérie est prévu par ce même décret. Ce financement fut reconduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Ce régime des cultes entre évidemment en contradiction avec les principes juridiques posés par la loi de 1905 [1]. Cette exception algérienne à la loi de séparation fut pour l’État un moyen de perpétuer la domination coloniale. S’agissant de l’école publique, avec la présence accrue des colons, puis l’arrivée de leurs familles, l’Algérie deviendra en outre le « laboratoire républicain » de la séparation des races. Quand ils seront scolarisés, les indigènes se retrouveront avant tout dans l’enseignement pratique et professionnel, leur accès à l’enseignement primaire et secondaire sera négligeable. La non-application des lois laïques dans les colonies est l’un des points aveugles de la politique laïque de la IIIe République.

Lois Astier, Marie, Ballangé, Debré, Guermeur … L’essentiel du dévoiement de la loi de 1905 semble s’être fait dans une perspective de soutien financier à l’école privée ?

Sur un plan financier le dévoiement des lois laïques bénéficie en effet aux écoles privées catholiques. Les premières mesures permettant de déroger à la loi de 1905 ont été prises dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, avec la loi Astier du 29 juillet 1919. Ce que l’historienne Jacqueline Lalouette appelle un « régime de séparation évolutif » s’est mis en place très tôt. Celui-ci va tendre vers ce que nous proposons d’appeler une « catho-laïcité », en reprenant le vocable d’Edgar Morin, car les établissements privés catholiques vont être les grands bénéficiaires d’une série de lois, de mesures et dispositions diverses dont la plus décisive sera la loi Debré adoptée en 1959. Cette dernière permet la prise en charge par l’État des rémunérations et des dépenses de fonctionnement de l’enseignement dit « libre ». Elle institutionnalise le financement public de l’enseignement privé et va lui apporter des moyens considérables puisque les salaires représentent environ 80 % des besoins financiers des établissements. Toute une série d’autres dispositions allant dans le même sens seront prises dans les décennies suivantes et jusqu’à tout récemment.

L’ensemble des avantages consentis à l’enseignement privé, essentiellement catholique, représente des sommes considérables, année après année, parfois difficiles à chiffrer, en raison notamment des financements indirects opérés via les réductions d’impôt ou exonération des droits de mutation obtenues pour les dons accordés aux fondations catholiques reconnues d’utilité publique. Très exactement 7 milliards 997 millions d’euros sont prévus au budget 2022 du ministère de l’Éducation nationale pour le financement des seuls salaires de l’enseignement privé des premier et second degrés. Les données globales les plus récentes (2019) établissent que le financement public (État et collectivités territoriales) à destination de l’enseignement privé aurait représenté 14 milliards d’euros.

Sur un plan symbolique aussi les lois laïques ont été dévoyées. Depuis 1957 un nouveau rituel politico-religieux a été institué : la visite officielle au Vatican par les chefs d’Etat français. En voici la liste : René Coty (en 1957), une première depuis Charlemagne (!), le général de Gaulle (en 1959 et 1967), Valéry Giscard d’Estaing (en 1975, 1978 et 1981), François Mitterrand (en 1982), Jacques Chirac (en 1996), Nicolas Sarkozy (en 2007 et 2010), François Hollande (en 2014, 2016 et 2017) et Emmanuel Macron (en 2018 et 2021). Ces visites sont une autre expression du caractère « catho-laïque » de la Ve République. Emmanuel Macron est allé plus loin encore. Le 9 avril 2018, il s’est rendu au collège des Bernardins, à la conférence des évêques de France, une première depuis le vote de la loi laïque de séparation de l’Église et de l’État de 1905 [2]. Il y a affirmé sa volonté « de réparer le lien entre l’Église et l’État ». Cette participation d’un chef d’État à la conférence des évêques de France est évidemment en rupture totale avec la loi de 1905.

Au regard de cette kyrielle d’assouplissements, accommodements et arrangements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard de ces manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, de la campagne politico-médiatique autour du « voile islamique » qui serait constitutif d’une insupportable atteinte à la laïcité. Cette campagne a abouti à l’adoption de la loi du 15 mars 2004 qui marque, on ne l’a pas suffisamment dit, une rupture avec les lois scolaires laïques. Les lois Goblet (1882) et Ferry (1886) portaient sur la laïcité des programmes, des locaux et des personnels. Elles concernaient la seule puissance publique, l’État (séparé des Églises), elles ne s’appliquaient pas aux élèves. La loi de 2004 représente en ce sens un dévoiement identitaire et discriminatoire de la laïcité historique.

En Alsace-Moselle, le statut particulier coexiste avec la loi de 2004 produisant une aberration difficilement crédible : les élèves ne peuvent pas venir dans une école publique avec un signe d’appartenance religieuse mais celle ou celui qui y vient enseigner la religion peut le faire. Comment comprendre de telles incohérences ?

L’application immédiate en Alsace-Moselle de la loi du 15 mars 2004 « sur les insignes religieux » alors même que les lois scolaires laïques françaises de 1882 et 1886 et la loi de 1905 attendent toujours d’être introduites est effet particulièrement choquante. La loi du 17 octobre 1919 dispose en effet que « les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur ». Celle du 1er juin 1924 précise qu’est « expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». Vingt ans plus tard, à la Libération, l’ordonnance du 15 septembre 1944 précise une fois de plus que les dispositions dérogatoires sont maintenues « provisoirement ». D’un côté on a du « provisoire » qui dure depuis plus d’un siècle, de l’autre, une application immédiate. Le résultat de cette mise en œuvre à deux vitesses est évidemment aberrant.
J’avais déjà souligné cette incohérence dans un article publié il y a quinze ans [3]. Je mettais en rapport le silence de la presse nationale à l’automne 2003 à propos d’une « affaire » de voile alsacienne et le tintamarre politico-médiatique concomitant à propos de celle d’Aubervilliers. Cette dernière a été un élément de la campagne qui a conduit à l’adoption de la loi de 2004. Braquer le projecteur sur le cas alsacien aurait immédiatement mis en lumière la dimension discriminatoire de l’exclusion au nom de la laïcité de cette élève de 11 ans d’une classe de 6e d’un collège public [4]. En effet, les ministres des cultes reconnus ou leurs représentants y venaient (et viennent toujours) donner des cours de religion et, en fin de trimestre, siéger en conseils de classe. La grande majorité des enseignants du collège concerné se sont mobilisés au nom de la laïcité contre la présence en cours de cette jeune fille portant le foulard, pas contre la présence d’enseignants de religion envoyés par les Églises. Je rappelais aussi qu’à l’automne 2004, en application cette fois de la loi du 15 mars 2004, des dizaines d’élèves ont été exclues de différents établissements scolaires publics alsaciens. Pourtant, dans nombre de ces derniers, des crucifix, insignes religieux par excellence, sont accrochés aux murs des salles de classe… Le président de l’Institut du droit local estimait en outre, en avril 2004, qu’il « ne peut être interdit » au personnel religieux dispensant des cours de religion dans des établissements scolaires « de porter des signes ou tenues manifestant leur appartenance religieuse ». Cet auteur ajoutait : « Il est difficilement concevable que les cours d’enseignement religieux soient dépouillés de tous signes manifestant l’appartenance à la religion concernée » [5]

Pourquoi pensez-vous que la loi d’août 2021, dite « loi séparatisme », a rompu avec la laïcité historique de 1905 ?

D’après le site gouvernemental officiel la loi « confortant les principes de la République » adoptée le 24 août 2021 (dite loi « séparatisme ») traite des questions suivantes : « Délit de séparatisme, encadrement de l’instruction en famille, contrat d’engagement républicain pour les associations, lutte contre la haine en ligne, meilleure transparence des cultes ». Son article 12 impose la signature d’un « contrat d’engagement républicain » à toutes les associations recevant des subventions publiques ou « bénéficiant d’un agrément reconnaissant leur capacité à agir ». Les contrôles administratifs et la surveillance des cultes pourront désormais être renforcés. Sont aujourd’hui particulièrement visés le culte musulman et les associations regroupant des personnes musulmanes [6]. Tous les cultes et l’ensemble de la vie associative sont désormais potentiellement sous contrôle étatique.

Cette « loi séparatisme » s’attaque directement à deux lois de liberté emblématiques du début du 20e siècle. D’une part à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association régissant la liberté associative. D’autre part à la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État : celle-ci garantit la liberté de conscience et intègre la liberté religieuse, y compris dans sa dimension collective et publique. La loi de 1905 précise bien que l’exercice des cultes est libre, que l’État n’a pas vocation à contrôler les Églises et que les Églises et l’État sont séparés. Un nouvel organisme, le Forum de l’islam de France a de plus été mis en place le 5 février 2022. Ses membres ont été choisis par le ministère de l’Intérieur à partir d’un premier tri effectué par les préfets. Il remplace le Conseil français du culte musulman qui avait été mis en place antérieurement par les pouvoirs publics, avec déjà comme objectif de contrôler le culte musulman… mais dont les membres étaient élus par les fidèles. Et c’est aussi parce que la loi « séparatisme » est en contradiction avec la loi de 1905 qu’une institution publique comme l’Observatoire de la laïcité a été la cible d’attaques systématiques pendant des mois avant que cet Observatoire ne soit finalement supprimé par le gouvernement courant 2021.
La loi « séparatisme » témoigne de l’abandon des grands principes de la laïcité historique. Cette dernière visait la liberté (de pensée, d’opinion, de culte) et l’égalité (égalité de traitement de toutes et tous indépendamment des croyances de chacun) dans le cadre d’une séparation de l’État et des Églises. Avec les lois du 15 mars 2004 et du 24 août 2021 une nouvelle forme de gallicanisme se développe, un gallicanisme identitaire et discriminatoire qui stigmatise et permet la mise sous tutelle du culte musulman.

[1Rappelons son article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Son article 2 précise en outre que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

[2Plus récemment, le 23 mai 2022, le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, a assisté à la messe d’accueil du nouvel archevêque de Paris.

[3« Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque », Revue des sciences sociales, 2007, n° 38, p. 166-167 : https://www.persee.fr/docAsPDF/revss_1623-6572_2007_num_38_1_1707.pdf

[4Elle sera réintégrée provisoirement dans un autre collège public de la même ville (Thann dans le Haut-Rhin) le 10 février 2004 et à nouveau exclue définitivement courant mars 2004.

[5Revue du droit local, n°40, février 2004 (parue en avril 2004), p. 11.

[6Voir le rapport de l’Observatoire des libertés associatives, Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Une nouvelle chasse aux sorcières, janvier 2022 : https://www.lacoalition.fr/Observatoire-des-libertes-associatives