Près de 40% des électeurs français aux élections européennes de 2024 ont voté en faveur de l’extrême-droite.
Les enquêtes politiques et sociologiques[1] nous ont montré que cet électorat recrute désormais dans des catégories qu’on croyait jusque-là résistantes : les classes moyennes et les cadres, les femmes, les jeunes. Quant aux plus précaires, ils ne votent plus, non pas qu’ils aient perdu toute aspiration politique mais qu’ils ne croient plus en la capacité de leur vote à améliorer leur vie[2].
Ce sont désormais les classes moyennes et supérieures qui font croître le vote pour l’extrême-droite. La fonction publique n’a pas échappé à cette progression[3].
Quelles logiques communes ont pu décider ces femmes et ces hommes à donner leur voix à un parti qu’ils ont eux-mêmes souvent rejeté longtemps ?
Nous pourrions tenter de nous rassurer en voulant faire de ce succès électoral la seule conséquence des égoïsmes néolibéraux et de leurs soutiens médiatiques qui, méprisant la vie réelle, conduisent à une colère réactionnelle et irraisonnée. Il ne fait aucun doute que la responsabilité de ces politiques antisociales est grande, que leur mépris a nourri le ressentiment et construit une société où les « perdants de la modernité » se sentent en rupture sociale. Mais un tel sentiment aurait pu nourrir une volonté de solidarités sociales, une forte mobilisation dans les luttes, une réaffirmation de valeurs capables de s’opposer à la domination des marchés libéraux. Au contraire, c’est autour d’une idéologie xénophobe que se concentrent les colères, tantôt exprimée par le rejet de l’étranger, tantôt par la valorisation nationaliste du groupe d’appartenance. Celles et ceux qui acceptent la simplification outrancière qui voudrait laisser croire que l’expulsion des étrangers permettrait de retrouver les conditions d’une vie plus facile ne le peuvent qu’en se fondant sur le racisme et la xénophobie. Le vote pour l’extrême-droite ne peut se résumer à sa nature réactionnelle.
C’est pourquoi il y a une responsabilité syndicale à faire naître une vaste éducation populaire qui permette d’offrir, face aux désespérances sociales, la possibilité de reconstruire les espoirs d’une égalité réelle. Cette responsabilité nous appelle à une bataille des idées capable de mettre en évidence les menaces que fait planer l’extrême-droite sur nos sociétés démocratiques pour que les colères s’apaisent dans la volonté retrouvée d’un progrès social.
La capacité politique des forces de gauche à faire front commun, au-delà des clivages partisans, est évidemment essentielle pour que l’extrême-droite ne puisse pas prendre le pouvoir. Nous devons y contribuer. Mais ce serait se leurrer que de penser que ce front commun suffira à réduire ce qui constitue désormais une idéologie dont nous peinons à convaincre des menaces qu’elle porte. Une lutte culturelle doit s’engager qui construira les fondements d’une alternative sociale, féministe et écologiste sur laquelle les espoirs d’une société de justice pourront renaître.
Faisons en sorte que le sentiment éprouvé d’une injustice résultant d’une politique libérale incapable de redistribution puisse devenir un vecteur essentiel du développement des services publics, que la perception d’une liberté sans cesse restreinte suscite un engagement militant de défense des droits et éloigne les mirages d’un retour à l’ordre et que la compréhension de la réalité du monde rende évident que le rejet des étrangers ne peut aucunement résoudre les difficultés économiques et sociales éprouvées.
Gramsci appelait à faire alliance entre le travail intellectuel et le sens commun : « Passer du savoir au comprendre, au sentir, et vice versa du sentir au comprendre, au savoir[4] ». C’est ce rapport qu’il faut reconstruire qui permette l’élaboration rationnelle d’une autre vision du monde capable de renoncer aux préjugés et aux simplifications grossières pour faire le choix délibéré de la solidarité sociale et de l’égalité réelle.
[1] Félicien FAURY, Des électeurs ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite, 2024
[2] Céline BRACONNIER, Nonna MAYER, Les inaudibles, sociologie politique des précaires, 2015
[3] Luc ROUBAN, La mutation du Rassemblement national, CEVIPOF, 2022
[4] Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison, cahier 11, paragraphe 67
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 12 juin 2024
Paul Devin, président de l’IR.FSU