Les systèmes éducatifs ne sont pas immunisés à l’égard des mutations sociales et économiques très profondes qui affectent nos sociétés.

Que peut le syndicalisme face au néolibéralisme ?

Entretien avec Christian Laval pour Fenêtres sur cour
Supplément université d’automne du Snuipp 2004

Vous affirmez que les tendances qui façonnent la société pèsent sur l’école. Quelles sont ces tendances et en quoi l’école les subit-elle ?

Les systèmes éducatifs ne sont pas immunisés à l’égard des mutations sociales et économiques très profondes qui affectent nos sociétés. Trois grandes tendances traversent l’école : un capitalisme de plus en plus « impérial » pour lequel les institutions de création et de transmission du savoir sont des instruments qui doivent être mis au service de l’économie marchande ; des relations sociales de plus en plus dures, concurrentielles et inégalitaires ; une conception de plus en plus « individualiste » de la connaissance, regardée comme un bien privé dont on attend un rendement. En somme, nous vivons une nouvelle accélération de la mutation utilitariste de nos sociétés identifiées à des marchés.
D’ores et déjà, dans les choix politiques, la grille économique l’emporte sur tout autres considérations. L’école doit peser le moins possible dans les budgets publics ; elle doit se concevoir et s’organiser comme une entreprise ; elle doit répondre à une demande des consommateurs et/ou des utilisateurs de main d’œuvre. Mais ces orientations politiques s’appuient sur des logiques plus profondes. Les pressions et les contraintes sont multiples et les moins visibles ne sont pas les moins efficaces : stratégies parentales en matière scolaire, contraintes croissantes du marché du travail, différenciation des politiques locales en fonction des moyens disponibles. La « diversification », en particulier locale, est le nouveau régime de la reproduction sociale.

Les travaux de l’Institut de recherches de la FSU montrent que les organisations internationales telles l’OMC, l’OCDE, la Commission européenne dessinent un « nouvel ordre éducatif mondial » d’inspiration néo-libérale. N’est-ce pas oublier que la France et l’Union européenne ont refusé d’inscrire l’éducation dans les négociations commerciales ?

Ces travaux ont en effet montré la nature et la convergence des politiques libérales préconisées par les organisations en question. Ils ne disent pas que, d’ores et déjà, ces politiques sont universellement appliquées . Des résistances puissantes dans l’opinion et parmi les professionnels de l’enseignement poussent les responsables européens et français à une démarche progressive et prudente. Il ne faut être ni paranoïaque (aucun maître du monde n’ourdit de complot), ni dupe (le machiavélisme se porte très bien). On a fini par savoir que la « gouvernance » up to date repose sur l’art d’avancer masqué ( il suffit de penser aux processus de privatisation des services publics) : il y a donc des raisons de penser qu’en matière d’éducation nous avons affaire dans les négociations sur le commerce des services d’éducation à une stratégie dite de « protectionnisme éducateur » : l’objectif à terme est bel et bien le libre échange généralisé, mais le meilleur moyen de s’y préparer est une protection provisoire qui donne un délai de préparation aux pays encore trop faibles dans un secteur donné pour maîtriser leur marché intérieur. La réforme actuelle de l’université et surtout ses motifs déclarés (« recherche de compétitivité », « pôles d’excellence », « uniformisation mondiale des diplômes ») semblent indiquer que nous sommes plutôt dans ce scénario. Il faut rester éveillé.

En quoi ces évolutions dessinent-elles un contexte nouveau pour l’action syndicale ? Quels enseignements tirer de l’échec du printemps 2003 ?

Les nouvelles « règles du jeu » constituent autant de défis posés au syndicalisme. Dans le champ scolaire, les catégories de la réflexion et les modes d’action syndicale ont été forgées dans la période des Trente glorieuses, lorsque l’action collective semblait pouvoir conjuguer croissance économique, progrès social et progrès scolaire. Nous avons changé d’époque : la résistance aux régressions semble apparemment devoir l’emporter sur la conquête des acquis. Mais les logiques du capitalisme nouveau et les politiques qui lui sont congruentes ne sont pas seulement un frein à de nouveaux progrès sociaux et éducatifs, elles remettent en question le fonctionnement de la société en s’attaquant aux deux piliers solidaires que sont l’État social et l’État éducateur. Sur le plan intellectuel, la tâche s’est compliquée. Le brouillage des mots est permanent : le syndicalisme enseignant doit échapper aux faux débats, aux oppositions truquées, dégager le sens général des choix politiques, anticiper les coups suivants. Comment concrètement dépiéger les mots, tel celui de « réforme » utilisé de plus en plus à contresens par les responsables politiques ?
La révolte enseignante du printemps 2003 est profondément anti-libérale et son contenu a dépassé le cadre des « réformes » sur les retraites et la décentralisation. Elle a montré à la fois la possibilité d’un réveil social soudain et les difficultés d’unifier les luttes. Malgré l’échec, ce mouvement a témoigné d’une conscience vive de la nature globale des politiques menées et de la dépendance mutuelle des problèmes. Il va devenir difficile de faire croire que « la réussite de tous les élèves », pour reprendre le titre du rapport Thélot, est compatible avec les fractures et les régressions actuelles. Les problèmes scolaires tiennent aux moyens et aux pratiques mais pas seulement. Les enseignants ont affirmé qu’ on ne pouvait les résoudre sans mettre en question tous les facteurs sociaux et culturels qui renforcent les inégalités. Les slogans des manifestations de 2003 étaient très éloquents à cet égard : ils parlaient de droit à l’éducation, d’égalité, de solidarité. Le défi posé à l’action syndicale n’est pas neuf, c’est le contexte qui change les termes : comment articuler les intérêts professionnels, les transformations démocratiques de l’école et les progrès sociaux généraux dans une phase aussi peu propice aux uns comme aux autres ? Stratégiquement, comment conjuguer autodéfense et contre-attaque, tout en évitant l’habituel enlisement de la contestation dans une commission d’experts et la division du milieu enseignant selon de vieilles oppositions stériles ? Une analyse lucide des logiques d’ensemble qui travaillent nos sociétés n’est pas un luxe inutile, c’est une nécessité absolue pour l’action.