L’insurrection de dizaines de milliers de chercheurs qui a déferlé sur la France au printemps 2004 est l’emblème fort du rôle de la connaissance dans le capitalisme globalisé à l’aube du 21e siècle, centré sur la valorisation du capital immatériel, lui-même fondé sur la connaissance et l’intelligence.
Recherche, Ecologie et Politique par Jean-Paul Deléage
L’insurrection de dizaines de milliers de chercheurs qui a déferlé sur la France au printemps 2004 est l’emblème fort du rôle de la connaissance dans le capitalisme globalisé à l’aube du 21e siècle, centré sur la valorisation du capital immatériel, lui-même fondé sur la connaissance et l’intelligence. Ce capitalisme cognitif constitue, comme l’a écrit André Gorz, le mode sur lequel le capitalisme se constitue lorsque la principale force productive devient un « ensemble de savoirs humains abondants, inépuisables, dont l’usage et le partage accroissent l’étendue et la disponibilité » ».
La République a besoin de tous ses savants !
La colère des chercheurs manifeste sous nos yeux la discordance criante entre la politique à courte vue du gouvernement français et l’insurrection morale d’une génération à la recherche d’un avenir porteur de sens. La discordance entre la gestion rétrograde qu’a benoîtement exprimée Jean-Pierre Raffarin avec son « intelligence de la main qui communique directement avec le cœur » et la fronde de ces chercheurs-nomades, milliers de jeunes hommes et femmes, avides de mieux comprendre le monde ; la discordance entre la supposée France d’en-bas, que le premier Ministre identifie à celle des cabaretiers et celle soi-disant d’en-haut , confondue avec ces fortes têtes et chercheurs sans laboratoire fixe et petits-bourgeois, « trop bourgeois mais trop prolos », pour être identifiés à une classe sociale ; en réalité des milliers d’hommes et de femmes doctorants ou post-doctorants, intermittents de la recherche et de l’enseignement supérieur, privés de toute reconnaissance sociale .
Evidemment, l’hôte de passage à Matignon, qui a rencontré « des entrepreneurs de grande qualité qui n’avaient pas une conscience intellectuelle et une capacité cérébrale particulièrement développée », n’acceptera, quant à lui « aucun marchandage » avec ces bâtards sociaux sans grade ni statut. Et puisque lui-même affirme sans ambages « que le débat de l’intelligence est posé dans notre pays », relevons à notre tour ce défi en soulignant, à la suite de Daniel Roche, à quel point la République a besoin de tous ses savants .
Intelligence et redéploiement de la lutte de classe :
Cette insurrection d’une génération doit être comprise comme le redéploiement de la lutte de classe sur un nouveau terrain, celui du contrôle du domaine public et du bien collectif que constituent l’ensemble des savoirs. Ces jeunes chercheurs passent à la réflexion commune et à l’action directe pour se réapproprier et mutualiser leur réflexion et ainsi, comme l’a écrit Naomi Klein, « ils font toucher du doigt la manière dont les problèmes sociaux, écologiques et économiques sont interconnectés ». Autrement dit, si l’on accepte l’hypothèse de l’avènenement d’un forme neuve du capitalisme, le mouvement des chercheurs est la manifestation de nouvelles contradictions culturelles et sociales et comme l’écrit André Gorz, « il n’est pas un capitalisme en crise, il est la crise du capitalisme ».
Qu’est-ce à dire ? Comprendre les enjeux de cette mobilisation, c’est tout d’abord reprendre l’état des lieux de la recherche proposé par le quotidien Le Monde : Premièrement la connaissance est devenue la première force propulsive de la société contemporaine et est de ce fait l’objet d’une bataille mondiale entre grands ensembles géopolitiques ; Deuxièmement les Etats-Unis y poussent une politique volontariste et planifiée pour capter l’élite de la recherche mondiale dans leurs réseaux de pouvoir ; Troisièmement un nouveau continent, l’Asie, avec la Chine en particulier, connaît un développement foudroyant de sa recherche tandis que le Japon l’érige en priorité nationale ; Quatrièmement l’Europe progresse de manière chaotique, et le modèle français de recherche publique, mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, subit de plein fouet les effets du laisser-aller libéral.
L’importance avérée des créations cognitives dans notre société permet de rendre compte de la profondeur de cette nouvelle forme de téléscopage social à l’intérieur même de l’économie capitaliste mondiale ; mais aussi de ses spécificités à l’intérieur des appareils scientifiques et idéologiques d’Etat en France. Nous assistons donc à l’émergence d’une nouvelle espèce de déchirure sociale car « la connaissance, inséparable de la capacité de connaître, est produite en même temps que le sujet connaissant ».
Des contradictions d’un mouvement :
Il n’est guère étonnant que ce mouvement qui soulève une profession entière soit traversé d’une triple contradiction :
sociale entre les officiers généraux (prix Nobel et professeurs au titres prestigieux ), les sous-officiers de tous ordre, titulaires d’un poste stable, et enfin les hommes et femmes de troupe , sans grades voués aux CDD ou au travail au noir, comme si l’insécurité sociale généralisée était un stimulant à la création au même titre que le cannabis, l’absinthe ou tout autre adjuvant à la créativité intellectuelle ou artistique ; on ne dira jamais assez la souffrance des jeunes docteurs, promis en théorie à un bel avenir et soumis à l’humiliation de l’absence de toute reconnaissance sociale .
de choix entre le possible et le souhaitable. En effet les réorientations nécessaires du système de la recherche seront prises dans les rapports de force imposés par l’existence de macro-systèmes techniques, eux-mêmes situés sur l’échiquier d’un jeu économique d’une grande puissance politique, comme par exemple, en France, les biotechnologies, le réseau électro-nucléaire, les grands réseaux communicationnels. Que pèseront, dans ce contexte, l’écologie face à la biologie moléculaire ou les recherches dans les domaines des énergies renouvelables ou de l’agriculture durable face aux investissements déjà engagés dans le nucléaire ou les techniques spatiales ?
entre disciplines dominées et dominantes. Il y a fort à parier que la recherche en sciences sociales, potentiellement critique des dispositifs de pouvoir, ne subisse une restriction de son champ et de ses moyens d’action au profit de ceux des sciences du biomoléculaire, de la génétique ou de l’information par exemple, potentiellement serves des pouvoirs financiers et politiques. En France, en 2004, la délégation générale à l’armement participe directement aux commissions de sélection des projets du fonds de la Recherche : « les projets de recherche « duale », c’est-à-dire avec les militaires, sont fortement recommandés, en particulier dans les domaines de la fouille de texte, de fusion de données, d’imagerie spatiale, de partage des ressources informatiques ». Le cadre des biotechnologies est aussi l’objet de toutes les attentions des grands industriels. Le Conseil Stratégique de l’Innovation (CSI), auto-constitué le 24 juin 2002, s’est doté d’un comité constitutif de 15 membres. Tous, sans exception, sont liés aux biotechnologies, y compris les représentants de la recherche publique .
La discussion sur le problème de la science dans son rapport au pouvoir ne doit jamais perdre de vue que l’instrumentalité de ses outils est étroitement liée à l’objet qu’elle doit produire, ce qui correspond à un renversement parfait de la fin et des moyens, renversement qui nous renvoie à la fragilité des affaires humaines. Cette fragilité pose la question de la durabilité de notre monde. Avec l’émergence de la modernité, largement déterminée par le développement scientifique, l’homme moderne n’a-t-il pas « commencé à se considérer comme une partie intégrante des deux processus surhumains, universels, de la nature et de l’histoire, condamnés l’un et l’autre à progresser indéfiniment » ? Très concrètement, lors du mouvement récent, les sciences sociales, porteuses d’esprit critique, ont été mises à l’écart de tous les processus de négociation, littéralement mises à l’index comme le sont tous les empêcheurs de penser en rond. Ainsi, dans le comité des vingt-six membres constitué pour renouer le dialogue entre l’administration et les chercheurs, le fait que figurent « seuls trois représentants d’autres secteurs que ceux des sciences de la nature et de la vie relève de l’inconscience au mieux, de la provocation au pire ».
Si le pouvoir semble être devenu le privilège des hommes des sciences biophysiques, il reste que leur action, agissant sur la nature du point de vue de l’univers et non sur le réseau des relations humaines, est dépourvu de la faculté historique de faire jaillir le sens et l’intelligibilité qui pénètrent et illuminent l’action humaine, et donc de la faculté d’agir à la racine sur cette dernière qui doit être sous-tendue par l’expérience et l’amour de l’humain.
France, Europe, Etats-Unis : Quel modèle ?
Le modèle américain, toujours cité en exemple, fascine le monde entier par sa puissance et parce les Etats-Unis s’efforcent d’attirer tous les talents de la planète. En définitive, « qui ne souhaiterait travailler dans un système qui accorde une grande valeur aux scientifiques ? », comme le souligne Paul Tangney, physicien irlandais de l’université de Californie. D’ailleurs, quelques 400 000 diplômés européens dans le domaine technique et scientifique résident aujourd’hui aux Etats-Unis, et ils sont rejoints chaque année par des milliers d’autres . L’ancien ministre Claude Allègre n’affirme-t-il pas avec sa légèreté légendaire : « J’envisage de m’installer définitivement aux Etats-Unis parce que je veux continuer mes recherches », n’hésitant pas à dénoncer la recherche française comme un système soviétique. Des voix s’élèvent dans le même sens dans la plupart des pays européens.
Le chancelier Schröder souligne de son côté que « nous ne parviendrons à un niveau de prospérité nous permettant de conserver notre système social qu’en réussissant à maintenir notre capacité innovante au sommet ». Au sommet de quoi d’ailleurs, et dans quel système ? Hans Weller, professeur de science politique émigré à Stanford répond partiellement à cette question. Il rappelle d’une part le niveau exorbitant des budgets des grandes universités américaines privées ainsi que celui des frais de scolarité : 30 000 dollars par an et par étudiant à Stanford, sa propre université. Il ajoute d’autre part que des établissements publics américains, comme l’université du Wisconsin ou celle de Californie, avec des budgets moins importants, produisent une recherche et un enseignement de premier plan. En tout état de cause, la meilleure recherche doit se faire selon lui au sein des établissements d’enseignement supérieur . Parmi ces témoignages, il faut absolument lire celui de Philippe Aghion, auteur en 2004 avec Elie Cohen, du rapport Education et Croissance , qui souligne l’archaïsme des institutions de recherche et d’enseignement supérieur en France et propose un nouveau système d’évaluation des enseignants-chercheurs par leurs pairs et non des experts. Aghion, notons-le, fait toujours partie du CNRS, où il cotise pour sa retraite .
Elie Cohen souligne pour sa part la nécessité de créer de véritables agences de programmes à l’instar de celles qui existent déjà en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis à insérer dans un système universitaire qui doit être renforcé de toute urgence et ce, dans un cadre européen. En effet, le système français, souligne encore Elie Cohen, souffre d’une étrange bizarrerie depuis un demi-siècle : « un modèle d’organisation basé sur une double séparation entre la recherche et l’université d’une part, et entre les grandes écoles et l’université d’autre part ». Or les sociétés innovantes doivent choisir le cadre le mieux adapté pour dynamiser leur recherche dans une économie mondialisée . C’est pourquoi l’échelon européen est absolument nécessaire pour impulser et coordonner la recherche sur le Vieux Continent, « afin de faire pièce au dynamisme de pays riches comme le Japon, mais aussi des pays émergents comme la Chine ». Autant de contributions au débat, qui ne sauraient nous dispenser de faire entrer la science dans l’Etat de droit et de maintenir la liberté de la recherche dans certaines limites, comme le soutient Marie-Angèle Hermitte .
Autant de réflexions à méditer pour les réformes à venir du système français, qui, en sauvegardant garantie d’emploi et liberté d’expression que donne le service public, ne peut désormais se concevoir, répétons-le, que dans le cadre européen. En tout état de cause, maintenir en France une recherche publique engage notre responsabilité envers les générations futures et cela signifie « que les fruits de son travail reviennent de plein droit au public [car] la recherche sert à construire la société de demain ». Sinon quelle entreprise privée financera, à l’avenir, des recherches sur les effets sanitaires et sociaux de l’agriculture productiviste, l’amélioration de l’habitat social des banlieues ou les langues en voie de disparition des peuples sibériens ou de l’ancien royaume du Bénin ?
Connaissance et intelligence, valeur et richesse :
Plus profondément, la question posée est celle de la mise en commun des savoirs et des connaissances, notamment par la privatisation et la concentration sur une couche sociale très mince des compétences admises à fonctionner comme du capital cognitif . A partir de la saisie de l’importance des ressources qui, comme l’intelligence collective, sont non quantifiables et non échangeables sur le marché, on en vient à une conception autre de la richesse et des buts de l’activité humaine, qu’il s’agit de soustraire à l’hégémonie des catégories économiques. On retrouve ainsi l’intuition féconde de Marx selon laquelle la richesse n’est autre que l’universalité produite par l’échange universel des besoins, des capacités, des jouissances de tous les individus. L’originalité de cette intuition est de définir le dépassement du capitalisme « comme un nécessaire dépassement du productivisme ». Ce qui est alors visé, c’est une société de l’intelligence, couvrant tout l’éventail des facultés humaines, plutôt que la société de connaissance qui mutile l’expérience de notre monde vécu.
La recherche est aujourd’hui à l’inverse dominée par la technoscience qui ouvre virtuellemenr la possibilité de connaître de plus en plus de choses, mais d’en comprendre beaucoup moins. Tel est le plus profond des enjeux de la révolte actuelle du monde de la recherche et de l’université. C’est pour cela qu’au delà de l’impérieuse nécessité de la défense d’un statut sécurisé pour tous les chercheurs en France, ici et maintenant, nous pensons nécessaire le débat sur le rôle des recherches scientifiques, car les réponses politiques données aux exigences concrètes d’aujourd’hui seront des engagements pour l’avenir de toute la communauté humaine.
Une réforme pour sauver l’avenir !
Comme Hélène Cherrucresco , nous sommes tous des chercheurs ! Des chercheurs et des enseignants-chercheurs en colère C’est en effet notre mobilisation massive, et elle seule, qui a récemment contraint Jacques Chirac à montrer la volonté de faire correspondre la réalité des engagements concrets du gouvernement au lyrisme des effets d’annonce du Président de la République. Le nouveau ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, François Fillon, a eu l’intelligence d’accepter toutes les revendications des chercheurs et de passer aux actes que nous attendions avec impatience et qui, à l’évidence, réouvrent l’avenir pour toute la recherche dans notre pays. La vigilance doit cependant rester totale, car « on a simplement arrêté une hémorragie, mais il s’agit maintenant de soigner le malade plus en profondeur ».
La vigilance doit rester totale, car le mal est profond. Les années 1980 et 1990 se sont distinguées par une politique de développement de la recherche absurde en France, avec notamment une inflation des travaux de thèses qui n’a pas coûté cher à l’Etat. Tandis que le nombre de bourses à cet effet se multipliait, celui des postes mis au recrutement diminuait. Quant aux chercheurs nommés ou élus dans les commissions de recrutement « qui ont été complices de ces pratiques parce qu’ils y ont fait carrière [… ils] en auront peut-être honte un jour ». On ne peut être que confondu que par le cynisme qui se cache derrière les politiques publiques et qui mime en tout point la stratégie de nombreuses grandes entreprises . Financer quelques bourses en faisant miroiter aux doctorants un avenir exaltant, c’était à coup sûr faire gonfler l’armée de réserve des chercheurs corvéables à merci.
Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de réparer « l’atteinte à la dignité de milliers de personnes qui ont tant donné pour un idéal et qui ne sont même pas reconnues par leurs pairs ». Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de mettre fin à la tragique incompréhension des enjeux globaux de la crise de la recherche, encore une fois occultés par la vision économiste et technocratique qui ravage notre société. Ce sera notre contribution que de renouer les fils entre deux mondes qui semblent s’éloigner irrémédiablement l’un de l’autre. Autrement dit, comme l’écrit Daniel Roche, de rebâtir une cité des sciences qui soit aussi une cité humaine .