Au cœur de débats récurrents et de projets successifs de réforme, la direction d’école pose la question du gouvernement de l’institution scolaire. Jusqu’à aujourd’hui, les conceptions de l’exercice des fonctions de directrice ou directeur d’école étaient restées en marge des visions hiérarchiques habituelles pour privilégier la décision collective.
Divergeant sur plusieurs points de leurs analyses comme sur les perspectives d’évolution souhaitables, Cécile Roaux et Frédéric Grimaud, tous deux autrice et auteur d’un ouvrage sur le sujet, répondent dans une interview croisée..
Cécile ROAUX,
La direction d’école à l’heure du management
2021 PUF, 266 pages, 22€
Frédéric GRIMAUD
Le travail contrarié de la direction d’école
2019 Syllepse, 132 pages, 8€
Quatre questions à Cécile Roaux et Frédéric Grimaud
Propos recueillis par Paul Devin
A plusieurs reprises, et parfois à la suite d’événements dramatiques, a été posée la question du travail des directrices et directeurs d’école. S’il fallait en caractériser les difficultés essentielles aujourd’hui, que penseriez-vous nécessaire de mettre en évidence ?
Cécile Roaux : Le don d’ubiquité et la disponibilité qu’on leur demande – être partout, pour tout le monde, tout le temps – font certainement partie des difficultés les plus souvent évoquées dans nos recherches. Envahi par des routines administratives, des tâches plus ou moins prédéfinies par la hiérarchie ou la commune (réunions, enquêtes…), ayant par ailleurs une charge d’enseignement variable selon le nombre de classes, le directeur d’école est souvent en prise avec un flux d’événements d’autant plus prenant qu’il est imprévisible. Un travail fragmenté qui s’effectue sur un rythme soutenu et contrairement au second degré, sans aucune aide : ni principal adjoint, ni gestionnaire, ni CPE, ni secrétariat. Mais au-delà de la lourdeur des tâches administratives et de gestion courante qui nécessiterait certainement une amélioration en termes de moyens humains et en temps de décharge supplémentaire pour qui n’en bénéficie pas, nos enquêtes mettent également en exergue les nombreuses contradictions organisationnelles auquel le directeur d’école se heurte dans l’exercice de sa fonction. Depuis les années 90, l’institution scolaire intègre des logiques contradictoires (bureaucratique et néomanagériale). Un cadre hybride dans lequel le directeur d’école se trouve à l’articulation de la prescription gestionnaire idéale et du travail réel possible. Pair parmi les pairs, seul responsable du bon fonctionnement de l’école – une responsabilité d’autant plus lourde qu’elle ne se partage pas – le directeur d’école doit endosser deux rôles, que l’on pourrait trouver contradictoires, celui d’animateur et de « superviseur » administratif, de « nurse » de ses collègues ou de gardien du temple… Il doit au quotidien tenter de trouver, malgré l’absence de pouvoir – au sens sociologique du terme -, des solutions pour concilier les intérêts et objectifs collectifs autant qu’individuels. Dit autrement il ne maîtrise rien d’important ni pour les acteurs, ni pour l’organisation, pour tenir « cette juste distance » qu’on lui demande afin d’accomplir ses missions. Dans ce contexte, trouver l’équilibre entre le « lien froid », qui consiste à relayer les prescriptions gestionnaires auprès de ses collègues, en les traduisant en langage utile à l’action, puis à rendre compte de l’action réalisée en langage de gestion à sa hiérarchie et le « lien chaud », écoute et arrangements locaux pour ne pas être ostracisé par ses collègues, n’apparaît pas si simple. L’implication attendue de ce dernier étant sans bornes, les résultats peuvent toujours être jugés insuffisants par les acteurs de la communauté éducative. En découle alors une formidable intensification du travail des directeurs d’école et une nouvelle forme d’usure personnelle.
Par ailleurs, la très forte assignation de la fonction directoriale à des tâches dévalorisées – tel le maintien de l’ordre, la résolution de conflits avec les parents, mais aussi le travail administratif – que l’on pourrait résumer par le terme de « sale boulot » en référence aux travaux du sociologue américain Hughes, génère également une réelle souffrance chez les directrices et directeurs d’école. Une situation qui contribue à délégitimer la fonction directoriale, la plaçant face « à l’épreuve » de l’articulation problématique entre la dimension « établissement » et celle de la classe, qui reste le cœur du métier enseignant. Cette division sociale du travail survalorise la seule « transmission des connaissances » dans l’exercice solitaire du métier, dans « sa » classe, au détriment des tâches éducatives, administratives et collectives, comme l’illustre cet extrait de verbatim des propos d’un directeur, issu de nos enquêtes : « La collaboration n’est pas toujours évidente dans les écoles car beaucoup envisagent le métier comme un métier solitaire, chacun dans sa classe. A chacun ses problèmes. Le plein pouvoir revient souvent à ceux qui ne veulent jamais rien faire en équipe et qui bloquent tout progrès dans les écoles touchées par ce type d’enseignants, plus nombreux qu’on ne le croit. »
Dès lors, au-delà des moyens, ne s’agit-il pas de s’interroger sur « les règles du jeu » (arrangements entre acteurs) qui régissent l’école. Ces règles du jeu, fixées par les acteurs eux-mêmes, souffrance sont source de tensions et peuvent générer des humiliations pour la fonction directoriale : toutes ces réactions, ces détails ordinaires qui s’accumulent, cet agir au sein de l’organisation qui est parfois minoré ou ignoré, constituent autant de micro-violences, bien réelles et qui apparaissent bien souvent insignifiantes.
Frédéric Grimaud : Dans nos recherches, lorsque nous analysons les difficultés rencontrées par les directrices et directeurs d’écoles, ce sont d’abord des points concernant leurs conditions de travail au sens large qui sont évoqués : absence de véritable aide administrative, surcharge de travail, temps de décharge… Mais très rapidement les entretiens que nous menons nous orientent vers une perte cruelle du sens de leur activité. Un directeur d’une école des Bouches du Rhône résume ce ressenti dans cette phrase : « J’ai voulu faire directeur pour impulser des projets pédagogiques, pour animer une équipe et je fais aujourd’hui un travail administratif qui n’a pas de sens pour moi et qu’une secrétaire bien formée pourrait faire sans problème ». Ce sentiment de la perte du sens dans l’activité de travail est largement partagé par les personnels que nous avons interrogés pour notre recherche, et cela se confirme à chaque conférence ou stage animé après la publication du livre. Et les sciences de l’analyse du travail nous ont montré comment la perte du sens est génératrice d’altérations potentielles de la santé des travailleuses et travailleurs. Ainsi lorsque les directrices et directeurs demandent de la « reconnaissance », il s’agit surtout de leur propre capacité à « se » reconnaître dans ce qu’ils ou elles font au quotidien.
La difficulté à exercer une activité de travail ne débouche pas mécaniquement sur de la souffrance au travail, mais l’empêchement à faire du bon travail, à se retrouver dans ce que l’on fait, pèse sur le sujet. De plus, pour faire face aux difficultés qui viennent du réel, les directrices et directeurs devraient pouvoir compter sur leur métier, véritable refuge face à l’incertitude de « mal faire » son travail. Or leur culture professionnelle est malmenée, dévitalisée, par des réformes successives dont ils et elles sont spectateurs, qui transforment la fonction de direction et en brouillent le sens.
Personne ne peut nier la difficulté à construire un véritable travail commun des équipes pédagogiques mais faut-il en avoir une vision pessimiste où les difficultés et les dysfonctionnements l’emportent sur les coopérations pédagogiques, les projets d’actions communes ou le débat quotidien sur les pratiques du métier ?
Cécile Roaux : Mon livre n’est à ce propos ni optimiste ni pessimiste. Il est le fruit d’un travail de recherche scientifique qui permet de mettre en évidence une réalité qui va parfois à l’encontre de croyances ou de perceptions. La collégialité, souvent prônée lorsqu’on parle du premier degré, n’induit pas l’existence d’un réel collectif de travail. Il ne faut pas confondre les collectifs de travail qui sont les plus difficiles à construire et les collectifs « affinitaires » réunissant des acteurs sur une autre logique que celle du travail, la résolution de problèmes communs (par exemple des enfants au comportement difficile) par des acteurs qui s’entendent bien. En ce sens, mes recherches ne font que corroborer ce que d’autres avaient pu montrer avant moi : « l’individualisme enseignant » qui s’exprime en premier à travers la classe. Un comportement très fortement façonné par la configuration en « boîte à œufs » de l’école qui permet à chacun de travailler dans son coin de manière autonome avec la pédagogie qu’il souhaite et qui n’encourage pas à la collaboration. Alors bien sûr et heureusement des accords peuvent en effet se faire jour sur des actions ponctuelles, lorsque « les règles du jeu » sont partagées par tous, mais cela n’a rien d’évident. Ça l’est d’autant moins que la coopération n’est pas innée, elle n’est pas un comportement naturel, car elle créé des situations de dépendances dont le rejet n’est spécifique à aucune profession. Ainsi, même dans les écoles où il y a des projets d’actions communes, la question se pose toujours de savoir comment les choses se passeront si un des membres venait à partir. Le nouveau venu adhérera-t-il à ces règles du jeu ou bousculera-t-il la bonne entente, dit autrement l’ordre informel précédemment établi ?
Frédéric Grimaud : Les directrices et directeurs d’écoles avec lesquels nous avons coanalysé leur activité valorisent le travail en équipe, les projets communs et la place qu’ils ou elles voudraient occuper dans l’impulsion et l’animation de tels collectifs. Mais nous voyons se dessiner plusieurs types de collectifs qui tous ne sont pas proprement parler des collectifs de travail, avec une « éthique » comme peut le définir par exemple Yves Clot dans son dernier ouvrage. La question du travail en commun pose en réalité la question de l’objet qui est en commun. Si c’est remplir un tableau Excel pour répondre à la commande institutionnelle exigeant de renvoyer un avenant au projet d’école, ce n’est pas la même chose que d’avoir pour objet commun la qualité du travail. Se réunir dans une école pour pouvoir délibérer ensemble de la tâche que l’on a à faire, concevoir les outils pour la réaliser, débattre de la manière dont elle doit être exécutée, de ses critères d’évaluations… permet de créer un véritable collectif. Et ce collectif fait ensuite ressource pour affronter ensemble les difficultés au sein de l’école. Les directeurs et directrices d’école pourraient alors avoir toute leur place dans la supervision de tels collectifs de travail. Mais les tâches de l’enseignant·e sont de plus en plus définies de manière descendantes, leurs outils conçus en dehors de leur situation de travail et les critères de la bonne exécution de leurs tâches leur échappent. Alors l’exercice du métier devient de plus en plus solidaire, avec pour conséquence de dénier aux directrices et directeurs d’école une véritable place dans un véritable collectif de travail.
En référence à Weber on peut avoir le sentiment d’un glissement d’un modèle hiérarchique « impersonnel », guidé par la réglementation, vers un modèle « charismatique », guidé par l’affirmation des qualités personnelles et le leadership ? Et ne doit-on pas craindre qu’une telle évolution porte l’illusion d’une moindre bureaucratie mais les écueils des conflits interpersonnels et les risques d’un éloignement de l’intérêt général ?
Cécile Roaux : Weber est une référence indispensable lorsqu’on étudie un univers administratif quel qu’il soit. En termes de logiques dominantes, la bureaucratie est définie par ce dernier comme un ordre collectif, une domination légitime fondée sur un ensemble de règles et procédures générales et impersonnelles à produire et à appliquer, permettant d’assurer l’égalité de tous devant la loi ainsi que des statuts des personnels qui y sont associés. Un mode de fonctionnement dont on aime à souligner les aspects quotidiens et triviaux – la paperasserie, la longueur des procédures et la pauvreté des relations – mais auquel on reste profondément attaché car il se révèle dans le même temps, très protecteur pour chacun de ses membres, comme a pu le montrer Michel Crozier. Ainsi, même s’il l’on observe dans l’administration un vocabulaire volontairement moderniste qui s’appuie par exemple sur les notions de « leadership » ou de « coaching », il s’agit davantage d’une rhétorique managériale destinée à compenser le caractère systémique de la bureaucratie – la cohérence de ses structures, ses modes de recrutement, ses principes d’évaluation, de rémunération, sa capacité collective à résister aux tentatives de changement – que d’un réel changement du fonctionnement organisationnel.
Le risque, vous avez raison, est effectivement d’éloigner encore davantage ceux qui prennent des décisions de ceux sur lesquels ces décisions s’appliquent, ce qui est aussi une bonne protection pour ceux qui font face au public. Il est toujours surprenant de constater que personne ne s’interroge si dans un tel système, ce que l’on croit savoir du leadership, est transférable et utilisable par ceux qui assurent au quotidien la responsabilité de l’école. On ne raisonne plus, on applique des recettes. On ne creuse pas. On se contente de la « connaissance ordinaire ». Plutôt que de se cantonner à des descriptions toujours plus détaillées du leader et de ce qui conviendrait de faire pour en devenir un, ne faudrait-il pas s’intéresser davantage à la question de l’organisation et des hommes ou dit autrement au problème réel plutôt qu’à des symptômes.
Frédéric Grimaud : Cela rejoint la question précédente. Les conflits interpersonnels éclatent dans les milieux de travail lorsque les conflits sur la qualité du travail ne sont pas assumés. On peut même dire que c’est justement lorsque les conflits sur la manière d’exécuter le travail n’existent pas dans une équipe que se cristallisent des conflits entre les collègues. Cette absence de conflit signe une carence de démocratie dans le travail, et participe à dévitaliser le métier enseignant. Et cela ne peut se compenser par l’instauration d’un leader, quand bien même celui-ci serait charismatique. Aussi, appelons-le comme on veut : leader, manager, chef d’équipe… celui ou celle qui endosse ce rôle devrait avoir la mission de créer du conflit dans les équipes. Entendons-nous bien, je parle de conflits sur le travail permettant de débattre sur critères de l’élaboration et de l’exécution de la tâche. Les directeurs et directrices auraient alors un rôle déterminant dans l’enrichissement du métier enseignant en favorisant au sein des équipes des controverses dont la finalité serait justement l’intérêt général. Mais nous observons malheureusement une tendance inverse.
On considère souvent les directrices et directeurs comme des « agents de changement ». Les politiques actuelles n’ont-elles pas tendance à confondre les nécessités de transformation profonde, celles qui visent la démocratisation de l’accès aux savoirs, et l’application des réformes ministérielles ? N’en ressort-il pas un risque de discontinuité des actions, lié aux alternances ministérielles et un risque de déresponsabilisation des acteurs devenant agents d’exécution ?
Cécile Roaux : Quel que soit la politique menée, on a tendance à développer une pensée segmentée où l’on traite une question à la fois et séquentielle dans laquelle on s’attache à travailler problème par problème. Ce faisant, on ignore la dimension complexe du système éducatif. Dès lors, on pratique soit la coercition, soit l’incantation. La première se manifeste par tous les contrôles, enquêtes et tableaux à faire remonter dans des délais toujours plus courts. Pour la seconde, vous avez le rappel incessant des valeurs fondamentales d’une école pour tous. Les sciences sociales ont pourtant établi depuis longtemps que les valeurs sont le résultat d’une action, pas quelque chose qu’on impose. En découle dans le système éducatif, comme dans toute organisation, une réelle lassitude face aux changements ou réformes répétitifs qui ne font qu’induire encore davantage de méfiance, voire de défiance et d’incompréhension. Heureusement, les bureaucraties ont une capacité de résistance et d’adaptation qui leur permet « d’avaler » toutes ces réformes et de poursuivre leur activité selon leur propre logique.
Frédéric Grimaud :
L’école se transforme et effectivement pour changer l’école, il faut changer les pratiques des enseignant·es, modifier le métier entendu comme l’histoire et la culture commune d’une profession. Pour cela, une mécanique est à l’œuvre consistant à considérer l’enseignant de plus en plus comme l’exécutant d’une tâche définie en dehors de sa situation de travail. Ce que Friedmann appelait une « déqualification » du travailleur. Ce tropisme est à l’œuvre depuis un moment mais les résistances sur le terrain sont tenaces et le métier reste robuste. Les directeurs et directrices sujets de notre recherche s’inquiètent alors d’être un rouage dans cette entreprise de transformation de l’école par l’entremise de la transformation des pratiques. Et on peut les comprendre lorsque la fonction qu’on leur assigne ressemble à celle d’une courroie de transmission sur le terrain de prescriptions descendantes de plus en plus coercitives. C’est quelque chose qu’il va falloir observer de près désormais : quelles vont être les réactions des collègues en charge de la direction d’école si on leur assigne un rôle de « faire appliquer des réformes ministérielles… » qui ne leur convient pas ?