Published On: 22 septembre 2025Categories: Interviews

Stéphane BONNÉRY
Temps de l’enfant, rythmes scolaires : vraies questions et faux débats
Editions de la Fondation Gabriel Péri, 2025

L’ouvrage est disponible (20 €) en version imprimée aux éditions de la Fondation Gabriel Périet en  version numérique sur Cairn

Interview vidéo de Stéphane Bonnéry
réalisation : Serge Bontoux

Cinq questions à Stéphane BONNERY
Propos recueillis par Paul DEVIN

Alors que la convention citoyenne réunie par le président de la République et confiée au CESE consulte et débat jusqu’en novembre prochain pour répondre à la question d’une organisation des temps de l’enfant favorable à leurs apprentissages, leur développement, leur santé, vous publiez un ouvrage consacré aux temps de l’enfant et aux rythmes scolaires.
Au-delà des textes introductifs écrits par Jean-Yves Rochex et vous -même, l’ouvrage présente une douzaine de textes écrits entre 1969 et 2025.
Ce qui frappe à leur lecture, c’est que le débat ne cesse de se reconduire depuis un demi-siècle sans vouloir prendre en compte certains de ses éléments essentiels. Je vous propose qu’on centre cet entretien sur ces éléments toujours négligés voire volontairement écartés dont de nombreuses recherches ont pourtant montré l’importance primordiale.

Le premier concerne le temps de classe. Vous donnez les éléments objectifs d’un constat : depuis près de cinquante ans, le temps de classe ne cesse de diminuer. Cet élément ne figure pourtant pas dans note de saisine adressée au CESE. Or, comme le disait Antoine Prost en 2008, suite à la perte de deux heures hebdomadaires dans l’enseignement primaire, on peut se demander « comment on peut apprendre plus et mieux en travaillant moins » ?
En effet, depuis 1969 (où une réforme du temps scolaire a mis en place une organisation qui a perduré vingt ans), les élèves français ont été privés d’un temps considérable pour apprendre. La suppression des samedis matin en primaire en 2008 a fait perdre l’équivalent horaire d’une année scolaire. Ils ont aussi quasiment perdu une année, avec la quasi disparition des toutes petites sections de maternelle: seuls 9% des enfants de deux ans sont scolarisés, alors qu’ils étaient encore 35% en 1998, et cet effondrement a été particulièrement accentuée en ZEP. Au collège, le montant des heures d’enseignement disciplinaires perdues se chiffre à une demi-année scolaire, remplacées par des choses dont on sait qu’elles sont inefficaces (soutien en classe entière, projets interdisciplinaires quand ils sont à la place et non pas en plus des disciplines). Pour les élèves de la voie professionnelle c’est encore une année de perdue avec la suppression du BEP. En LGT, les heures ont chuté en classe de seconde, et ne sont récupérées que par ceux qui ne sont pas victimes de l’élimination sociale massive qui a lieu avant l’entrée en première.
Il faut mesurer combien certains problèmes actuels de l’école sont en partie explicables par ces baisses de temps d’enseignement et d’apprentissage en classe. Comment maintenir le niveau des élèves avec moins de temps ? Comment conduire chacun à apprendre les mêmes savoirs, et donc lutter contre les inégalités, quand la durée de présence avec les enseignants est réduite ? Est-il si étonnant que le syndrome de la boule au ventre aille croissant, quand le temps de classe ne permet pas de comprendre et qu’il est envahi d’évaluations qui se substituent aux activités permettant de comprendre ? Comment être surpris quand les enfants qui ont vu leurs familles stressées pour leurs aînés devant l’injustice de Parcoursup aient développé un rapport angoissé à l’école ? Il faut ainsi remettre les choses à l’endroit, plutôt que d’inventer une soi-disant épidémie de stress auto-provoquée dans le psychisme intrinsèque des enfants. Est-il si étonnant que beaucoup d’enfants et d’adolescents calment leur angoisse en s’évadant dans l’imaginaire des écrans ?
Mais les conséquences du temps scolaire spolié sont aussi importantes sur les enseignants, sur ce que Lucien Sève, dans l’ouvrage, nomme le « métier empêché ». On sous-estime à quel point ces réformes ont été une massue pour imposer des manières de faire aux enseignants, quand il devenait impossible d’enseigner autant, voire davantage de choses en moins de temps, et que le renoncement à faire réfléchir au profit du conditionnement sur des procédures simples de la masse des enfants de travailleurs ? Faut-il s’étonner de la perte de sens et du ras-le-bol ? Ceux qui minorent les conditions matérielles d’enseignement et d’étude en renvoyant au « talent » pédagogique ou aux « dons » des élèves portent une lourde responsabilité dans ce délitement.
Le livre prend ainsi au sérieux de vraies questions, qui sont posées de façon biaisée dans la feuille de route tracée par le Président de la République à la Convention citoyenne, mais en les remettant sur leurs pieds.
Les raisons de ces suppressions d’heures sont à la fois idéologiques et politiques, avec un projet d’école inégalitaire selon les classes sociales, mais aussi économique, ce qui est systématiquement passé sous silence dans les arguments officiels. La réduction du temps de classe obligatoire est encore un avantage commercial en faveur du privé : puisque les postes enseignants sont payés par l’État et le fonctionnement sur temps scolaire par les collectivités, les familles ne paient que le reste, et notamment un mode de garde complet, sur des journées longues, englobant le temps des devoirs et le périscolaire.
Et la réduction du temps scolaire est un moyen de réduire la dépense publique, pour orienter l’argent public vers le privé. C’est flagrant dans le secondaire avec des suppressions de postes (collège, 2de générale, BEP). Et dans le primaire, la suppression des samedis matins, si elle n’a pas réduit directement les postes, a servi à « faire passer » la suppression des RASED et des toutes petites sections de maternelle, ainsi que l’augmentation des effectifs par classe, tout en préparant le terrain pour la future réforme du PACTE : et ce qui se prépare encore pour aller plus loin, en transformant les professeurs des écoles en bouche-trous polyvalents du collège les après-midis, pendant que les élèves de primaires seraient livrés au privé (les mairies, pressurées, n’auront plus les moyens d’accueillir une nouvelle réforme de réduction du temps de classe). Le vrai modèle sous-jacent, c’est le Japon, néolibéral, avec la marchandisation de l’éducation à la japonaise : prendre des cours privés après l’école pour surperformer, et réduire la politique égalitaire de dépense publique.

 A plusieurs reprises, les textes que vous publiez montrent l’ambiguïté de la notion de « besoins de l’enfant ». À trop se limiter à une adaptation aux besoins existants, l’école ne risquerait-elle pas de renoncer à faire naître des besoins nouveaux, ce qui semble être la condition de l’émancipation ?
C’est exactement ce que montrent plusieurs textes, à commencer par celui de Jacques Beauvais qui est une pépite, et que ma synthèse résume, là encore en remettant à l’endroit une question mal posée de façon obstinée dans le débat public depuis des décennies.
Il y a deux grandes conceptions qui s’opposent de l’individu.
D’un côté, une vision essentialisée de l’individu et de l’enfant, qui aurait des qualités intrinsèques et des « besoins propres »: dans cette optique, l’éducation doit se contenter de « répondre » à ces besoins, en suivant la « ligne de pente naturelle » de l’enfant. Les textes réunis montrent que c’est une vision biaisée, qui masque que les besoins que l’enfant sait exprimer ne lui sont en rien « propres » : ce sont ceux que sa socialisation primaire a déjà développé en lui. Prendre la mesure de ce qu’il a déjà appris ou pas est une chose, mais limiter l’école à « répondre » à ces premiers acquis, cela revient à enfermer l’enfant dans une individualité dans les déterminismes sociaux et de la culture qui prévaut dans chaque famille. C’est un prétexte pour viser des objectifs inégaux selon les origines sociales des enfants. Les « besoins propres » qu’expriment les filles élevées dans des familles très rigoristes marqués par l’influence de l’une ou l’autre des extrêmes-droites religieuses, ce ne sera jamais d’aller à la piscine et d’émanciper leur rapport au corps. Et quand est-ce que les garçons des milieux populaires revendiqueront des activités corporelles basées sur une esthétique sensible, et pas sur l’affirmation et la performance ? S’attend-on à ce qu’ils revendiquent des cours de philosophie ? Quand donc les enfants de professions basées sur la parole auront-ils spontanément le « besoin » de sortir du rapport distant et discursif à autrui pour expérimenter des sports de combat ou de la technologie ? L’idéologie des besoins propres, « anti programme scolaire », s’oppose à l’ambition d’une culture commune : c’est depuis cinquante ans le vecteur d’une société morcelée (et nous avons atteint la côte d’alerte dans la fragmentation) du fait de son renoncement à l’égalité.
De l’autre côté, nous avons une vision de l’individu à émanciper par la culture commune : chacun s’enrichit de ce dont sa famille ne peut même pas soupçonner l’existence, elle permet, comme disait Henri Wallon, de construire la personnalité « entre » plusieurs milieux, en empruntant à plusieurs et en les combinant, en s’ouvrant. Dans cette optique, l’école ne doit pas être limitée à « répondre » à des besoins qui seraient « propres » à chacun, mais développer en chacun de nouveaux besoins.

Les ambiguïtés qui persistent autour de la notion de « rythmes de l’enfant » ne risquent-elles pas de légitimer les visions déterministes qui considèrent les apprentissages comme totalement dépendants de caractéristiques naturelles de l’enfant ? Et cela aux dépens de la prise en compte de l’ensemble des facteurs sociaux qui produisent des différences entre les élèves ?
Tout à fait, les différents textes montrent que la notion de rythme est conceptuellement vide et floue. Dans un premier sens, elle sous-entend une idée de vitesse : les élèves « rapides » ou « lents », dont on voudrait nous faire croire qu’ils le sont par essence, alors que les « rapides » sont simplement ceux qui sont initiés dans leur famille à certains contenus et à des activités d’études de type scolaire. Statistiquement, ces enfants, élevés comme des élèves apprentis-chercheurs, sont minoritaires dans le pays.
Dans les réformes, s’ensuit souvent un enchainement argumentaire sans logique, où le « rythme » signifie cycle récurrent, et alors le constat de vitesse d’exécution inégale est expliqué faussement par une horloge interne qui induirait des performances différentes de chacun selon les moments de la journée, et qui ont servi à exacerber les débats sur la répartition des heures, des journées… pour semer la zizanie et mieux masquer la quantité globale d’heures d’enseignement, qui diminue.
Sur le caractère biologique de l’explication de la réussite ou de l’échec scolaire, il y a 60 ans que Lucien Sève, et à sa suite Bourdieu et Passeron, ont montré que cet argument masquait les inégalités sociales à l’école. Sur le plan scientifique, l’épigénétique montre justement que les potentialités inscrites dans notre ADN peuvent s’exprimer ou pas selon les conditions de vies, matérielles et sociales. Si en tant que chercheur, il ne faut refuser aucune porte d’explicative, et donc ne pas exclure l’hypothèse biologique par principe, les travaux scientifiques dont on dispose montrent plutôt le contraire. Ainsi, tous les arguments sur des prédestinations intrinsèques raisonnent à l’envers. C’est la vision déformée que délivrent les « chronobiologistes » : leurs mesures sont justes, effectivement, certains enfants fatiguent plus vite que d’autres ; mais ce constat est souvent fallacieusement présenté comme une cause, comme si cette fatigabilité était intrinsèque. Or, c’est l’inverse, c’est la conséquence de l’éducation qui a exercé à résister à la fatigue face à telle activité plutôt qu’à telle autre.

Justement, que sait-on de la fatigue scolaire de l’élève d’autant qu’on doit constater que dans les milieux favorisés, on n’hésite pas à ajouter au temps scolaire, le temps nécessaire à de nombreuses activités ?
Effectivement, les élèves plus fatigables ont été moins entraînés que d’autres, dans leur famille, à se concentrer sur des savoirs savants. C’est effectivement une réalité sociale. Mais la mauvaise conclusion qui en est le plus souvent tiré, c’est qu’il faudrait réduire leur temps à l’école pour éviter de les fatiguer ! C’est raisonner à l’envers et aggraver le problème : où, mieux qu’à l’école, peuvent-ils s’exercer à cette activité très spécifique qu’est l’étude des savoirs savants, et ainsi devenir plus endurants dans l’activité d’étude ? Et ce raisonnement à l’envers est en quelque sorte mensonger, car les élèves les moins « fatigables » dans l’étude des savoirs savants, et l’ouvrage le montre en détails en synthétisant des recherches, correspondent en réalité à la minorité d’enfants qui a les emplois du temps les plus lourds, y compris sur le temps de « loisirs » avec une sur-intensification scolaire en conservatoires ou en clubs : « école de musique », « école » d’arts plastiques, « école de rugby », etc. Réduire l’école obligatoire, et transférer les contenus aux loisirs privés, donc optionnels, c’est accroître les déterminismes sociaux.
Attention, les enfants des familles populaires sont bien plus endurants que les enfants de cadres sur d’autres activités qu’ils pratiquent davantage: mais c’est justement parce que la concentration pour apprendre les savoirs scolaires est d’une nature différente qu’elle requiert d’être exercée à l’école.

La saisine du CESE, signée par le premier ministre, indique que la surcharge des journées scolaires limite l’accès des élèves aux activités sportives, artistiques et culturelles. Comment ne pas y voir le retour d’une volonté déjà exercée de sortir ces activités du champ scolaire pour les livrer au marché privé ?
On ne peut qu’être inquiet de la concomitance des annonces survenues avant cet été, entre, d’une part, le projet de nouvelle réduction du « socle commun », et la convocation de la Convention citoyenne : serait-il souhaité en haut lieu que cette dernière délivre toujours les mêmes idées que depuis cinquante ans pour à nouveau réduire le temps d’école obligatoire, et par ce biais, réduire la culture commune transmise à la future génération ? Et ainsi supprimer des disciplines entières du cursus obligatoire, en les renvoyant au « choix » des familles, ce qui ne peut qu’accentuer les inégalités ?
Le transfert hors l’école (aux collectivités locales, aux associations, aux entreprises privées) des enseignements artistiques, sportifs et physiques, ainsi que l’éducation à la santé et à la citoyenneté est un projet politique qui ressurgit régulièrement depuis vingt ans. Au sortir du confinement de 2020, le ministre Blanquer l’avait réactivé en proposant officiellement et de façon « provisoire » de réduire l’école à une demi-journée, et de confier à des acteurs hors de l’école des disciplines entières avec le 2S2C (Sport-Santé-Culture-Civisme), projet qui n’a finalement pas abouti. Mais les ministres passent, et le projet ressurgit. Emmanuel Macron essaie de l’imposer : c’est son dernier grand projet avant de quitter la présidence, comme on peut le comprendre à la lecture de son long entretien au Point sur ce sujet, fin août 2023, mais l’instabilité ministérielle l’en a empêché.
Or, la synthèse que présente le livre des recherches sur les activités de loisirs et en club est sans ambiguïté: les inégalités sont encore plus grandes à l’extérieur. Supprimer ces activités du temps obligatoire c’est empêcher la plupart des enfants et les adolescents de les pratiquer et cela revient à accroitre les inégalités entre filles et garçons des différentes origines sociales comme on l’a vu il y a un instant.
Et quand le président de la République parle de « défoulement » 30mn par jour à la place de l’EPS, c’est bien qu’il ne souhaite pas d’enseignement d’une réflexivité sur le corps et les collectifs de jeu, et c’est aussi qu’il conçoit les autres disciplines comme du « bourrage » sans compréhension, où les corps doivent être contenus faute d’intéresser puisque les méthodes qu’il impose renoncent à la transmission du pouvoir de comprendre le monde par les savoirs, en enfermant la plupart des projets d’école dans de la mémorisation de procédures standardisées peu transposables et de « CPS » (compétences psychosociales) pour conditionner un comportement obéissant.
Car le projet de suppressions des enseignements artistiques, culturels et sportifs obligatoires au profit des activités de loisirs privées, en plus d’enfermer chacune et chacun dans ses déterminismes familiaux, pose la question de la disponibilité, à la même heure, en fin d’après-midi, des infrastructures alors en nombre insuffisant. Et des moyens financiers pour payer les déplacements quand, en Ile-de-France par exemple, les transports des enfants voient leur prix s’accroitre sans cesse dans la dernière décennie, et qu’un département comme le Val-de-Marne, où j’habite et j’enquête, vient de cesser le remboursement à 50 % de la carte Imagine-R pour les adolescents ! Si l’on veut vraiment l’accès de tous à ces activités, cela implique des dépenses publiques conséquentes. Mais soyons clair : ce n’est pas l’objectif d’Emmanuel Macron. Son modèle, c’est l’école japonaise : réduire la journée obligatoire pour obliger à prendre des cours privés afin de s’instruire et de surperformer dans la concurrence généralisée, et ainsi développer la marchandisation de l’éduction.

Nous verrons si la Convention citoyenne est suffisamment indépendante pour ne pas dissimuler les enjeux réels derrière les questions posées à l’envers, et pour proposer aux citoyens d’entendre les arguments scientifiques produits depuis cinquante ans. C’est l’ambition de ce livre que de les rassembler et les mettre à disposition.