Published On: 21 septembre 2025Categories: Editoriaux de la lettre électronique

Tout numérique scolaire : jusqu’à perdre la raison …

La région Île-de-France va cesser de subventionner les manuels scolaires pour les lycéen·nes. A leur place, elle financera des accès à une plateforme de contenus collaboratifs, Pearltrees (« l’arbre à perles ») c’est-à-dire à une collecte disparate de documents de toute nature mis à disposition des élèves par le biais de l’ENT[1]. Sans être aussi radicale, une telle orientation apparaît dans d’autres politiques régionales ou des expériences de plateforme sont tentées.

Un leurre pour l’appropriation des savoirs
A moins de se suffire de sa seule motivation budgétaire, comment ne pas s’interroger sur les effets d’un tel choix sur les apprentissages des élèves ? Le manuel scolaire est loin d’offrir un outil idéal et suffisant de construction des savoirs mais il obéit à une logique pensée pour être cohérente, globale. Peut-on, sans dommages pour les élèves, lui substituer une accumulation de petites unités disparates, livrée aux hasards de mises en lignes dites collaboratives mais en réalité seulement cumulatives ? La décision régionale vient renforcer ce qui est déjà un obstacle majeur au travail d’apprentissage des élèves, celui d’une représentation issue d’un usage de l’Internet qui privilégie le « scrolling[2] » et le prélèvement ponctuel d’informations à un travail d’analyse et de compréhension.
L’enjeu du travail scolaire doit rester celui d’une expérience intellectuelle d’une autre nature, sans doute plus contraignante mais irremplaçable. Apprendre, ce n’est pas assembler un puzzle. L’enjeu de cette contrainte n’est pas seulement de répondre à l’exigence didactique d’une cohérence mais de rendre possibles les perspectives émancipatrices du savoir par la confrontation à la complexité, par l’usage du débat contradictoire, par le développement du jugement critique. Or aucune juxtaposition aléatoire de ressources ne permet d’engager ce travail quand bien même l’intelligence artificielle lui aurait donné les illusions d’une cohérence thématique.

Une nouvelle menace pour l’égalité
Sans doute faut-il craindre que dans un système scolaire en proie aux jeux concurrentiels, l’usage du manuel scolaire ne vienne favoriser le choix parental d’établissements privés qui en feront un argument ou même, au sein des établissements publics, la marque de distinction de quelques-uns. On perçoit bien comment de tels choix seront marqués par l’appartenance sociale. D’autant que l’inégale qualité de l’accès au matériel informatique apportera son surcroît de disparité inégalitaire.
Mais au-delà, si l’école venait à renoncer à offrir à celles et ceux dont l’environnement culturel ne permet pas d’en disposer, l’expérience et l’apprentissage de la capacité à penser le monde pour se contenter de dispenser quelques connaissances disparates, elle renforcerait encore sa fonction de tri social et de reproduction des idéologies de domination.

Un risque majeur quant aux contenus
Mais « l’arbre à perles » se révèle poser aussi un grave problème de contenus. L’édition classique de manuels scolaires n’est pas exempte de la question de l’indépendance de ses contenus qu’il s’agisse de développer des savoirs critiques sur le patriarcat, le colonialisme ou les dominations sociales et économiques  Et  la concentration capitalistique en étendant l’emprise de Bolloré sur les éditeurs reste objet d’inquiétudes majeures. Mais elle obéissait néanmoins à des exigences qui ne sont plus celles de Pearltrees qui, sans aucune hiérarchie, donne accès à des documents où se mêlent des ressources académiques et des contenus complotistes, révisionnistes et ouvertement sexistes[3] …  Le concepteur de la plateforme se veut rassurant quant au contrôle des contenus de la version scolaire. Mais quels seront ses critères de sélection ? … une coopération avec la région qui constituera la forme locale de la « labellisation » dont rêve le ministère ?
En 2023, le ministère suédois de l’Éducation, au vu du recul des résultats de l’école suédoise dans les évaluations internationales, renonçait au « tout numérique » pour revenir au financement de manuels scolaires[4]. Dans tous les pays, des médecins, des psychologues, des psychiatres alertent des effets de la surexposition des enfants et des jeunes aux écrans[5] et des pratiques addictives du scrolling. Un évident discours de raison met en doute le mythe d’une facilitation des apprentissages par le numérique[6]. Tout cela devrait conduire les décisions politiques à se fonder sur un usage raisonné des nouvelles technologies…

Combien de régions renonceront à cet usage raisonné quand elles peuvent diviser par cinq leur budget du livre scolaire, tout en s’octroyant une possibilité de regard sur ses contenus ?

[1] L’ENT (Environnement numérique de travail) est un ensemble de services numériques mis à la disposition des élèves et des enseignants par l’Education nationale
[2] Survol rapide des contenus en les faisant défiler sur l’écran
[3] Café pédagogique, 4 septembre 2025 ; Le Monde, 9 septembre 2025
[4] Le Monde, 21 mai 2023
[5] Académie des sciences, L’enfant et les écrans, avis, janvier 2013
Académie nationale de médecine, L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans, avril 2019
Haut conseil de la santé publique, Effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans, rapports déc.2019, mars 2021
[6] Franck AMADIEU, André TRICOT, Apprendre avec le numérique : mythes et réalités, Retz, 2014

Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 21 septembre 2025
Paul Devin, président de l’IR.FSU