Depuis le début de l’année 2024, 111 personnes sont mortes au travail.
Un professeur d’histoire-géographie de Seine-Saint-Denis, Matthieu Lépine, fait le recensement[1] des accidents de travail mortels depuis 2019, faisant sortir du silence un fait social dont nous pourrions peiner à croire que chaque jour, il coûte la vie à deux personnes et en blesse gravement plus d’une centaine, laissant des séquelles durables et souvent irréversibles. Ceux qui continuerait à penser qu’il n’y a là que des faits divers, témoignages des risques du métier inhérents à toute activité humaine, devraient lire l’histoire de Tom[2], étudiant de 18 ans, mort sous la charge de caisses de carcasses de volailles alors qu’il démarrait un CDD. L’enquête qui suivit son décès mit à jour tout ce dont l’obsession de la rentabilité est capable en méprisant les normes de sécurité, en négligeant l’état du matériel et en ordonnant d’effectuer des tâches techniques dangereuses sans la moindre formation, pourtant obligatoire.
L’opacité statistique qui continue à sous-estimer la réalité des accidents du travail est née des fondements juridiques qui, depuis la loi de 1898, ont construit une logique assurancielle qui, paradoxalement, en ouvrant aux victimes le droit à l’indemnisation, a conduit à une forme de banalisation, celle de la fatalité des destins ouvriers et du prix à payer pour la croissance et le profit[3].
L’organisation du travail y a sa part essentielle : les normes de rentabilité, la pression du travail en urgence, le recours à la polyvalence augmentent les risques en contraignant à mépriser les règles de sécurité. C’est d’autant plus vrai chez celles et ceux qui, du fait de la précarité de leur emploi, ne peuvent résister à des ordres qu’ils savent pourtant contraires aux exigences préventives. De ce fait, la mortalité accidentelle est largement plus élevée chez les intérimaires et chez les précaires de la sous-traitance. Celles des emplois de sous-traitance est massivement masquée, celle des emplois uberisés totalement ignorée. Le risque concerne désormais des champs professionnels nouveaux que les évidences du sens commun n’auraient pas désignées : ainsi les activités de service et d’aide à domicile. Et si les femmes sont moins fréquemment victimes, ce qui s’explique essentiellement par leurs effectifs réduits dans les secteurs les plus dangereux, elles n’en sont pas, pour autant, épargnées et le taux d’accidentologie progresse désormais davantage pour elles[4].
Quelque soient les campagnes de prévention, rien ne changera sans la capacité de la lutte syndicale à construire des rapports de force capables d’inverser les valeurs : aucune exigence productive ne peut justifier de menacer une vie humaine. En supprimant les CHSCT, c’est une volonté inverse qui agit pour maintenir le principe de la nécessité d’adapter les hommes et les femmes aux exigences de la production. Seule l’institution d’un droit réel des travailleuses et des travailleurs à contrôler leurs conditions de travail permettra les transformations nécessaires pour que la dignité, la santé et la vie humaines constituent les valeurs premières de l’organisation du travail.
Des visions technocrates voudraient laisser croire qu’une rationalité quasi scientifique, produite par l’analyse des facteurs matériels et humains du risque pourrait résoudre la question. Elles conduisent à se préoccuper de la défaillance d’une machine, d’un humain, d’une organisation, voulant ignorer délibérément l’enjeu social et économique qui fait prévaloir l’intérêt capitaliste sur la valeur humaine[5]. Seules les luttes sociales seront capables de transformer une telle vision en exigeant la prévalence absolue de la vie humaine sur tout autre considération.
[1] Matthieu LÉPINE, L’hécatombe invisible, Seuil, 2023
[2] Médiapart, 26 mai 2023
[3] Véronique DAUBAS-LETOURNEUX, Accidents du travail : des blessés et des morts invisibles, Mouvements, 2009/2, n° 58, p. 30-31.
[4] ANACT, Photographie statistique de la sinistralité au travail en France selon le sexe entre 2001 et 2019, juin 2022
[5] Rémi LENOIR, La notion d’accident du travail : un enjeu de luttes, Actes de la Recherche en Sciences Sociales,1980, n°32-33 p.77-88
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 15 mai 2024
Paul Devin, président de l’IR.FSU